12. Le traître

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Le dîner se déroula dans une ambiance feutrée.

L’histoire de Lyraan et le massacre de son peuple avaient laissé une chape de gravité sur l’assemblée que même les facéties de Teryn n'arrivaient pas percer. Quelques sourires échangés du bout des lèvres, la pudeur et la réflexion l'emportait sur les mots.

Lorsque le repas toucha à sa fin, des serviteurs vinrent chercher les invités pour les conduire à leurs chambres. Chacun remercia la Princesse pour son hospitalité avant de se retirer, aspirant à une nuit de repos bien méritée.

Seuls Stéphane et le Général demeurèrent dans la grande salle. Assis face à face, la lueur vacillante des chandelles projetaient leurs ombres sur les murs de pierre.

— Général, vous êtes un homme d’expérience. Vous devez avoir un plan en tête, lança Stéphane d’un ton posé.

Le vieil homme prit un instant avant de répondre. Son regard se perdit dans la danse hypnotique des flammes.

— Bien sûr que j’ai un plan, finit-il par dire d’une voix grave. Mais ce n’est pas gagné d’avance. Les risques sont immenses et je ne peux pas me permettre de mettre la Princesse en danger.

Il tourna lentement la tête vers Stéphane. Ses yeux perçaient l’obscurité. Le général planta son regard dans le sien. Une lueur de gravité assombrissait ses traits et il pesa chacune de ses prochaines paroles :

— Avant d’agir, nous devons être certains de notre coup.

Stéphane soutint son regard sans hostilité, mais avec une fermeté tranquille.

— Et être sûr de chacun d'entre-nous.

— Je sais ce que vous pensez de moi, jeune homme... Pourquoi certains me surnomment le traître.

Il marqua une pause, comme s’il pesait ses mots, puis reprit d’une voix plus basse :

— Lorsque je vous ai raconté l’histoire de Lyraan, j’ai volontairement omis certains détails. Par respect pour Elena, mais aussi... par honte.

Stéphane ne répondit pas tout de suite, conscient que l’homme devant lui n’était pas du genre à se livrer facilement.

— Général, vous n’êtes obligé en rien, finit-il par dire.

Le vieil homme esquissa un sourire triste.

— Je le sais bien. À mon âge, on n’a plus à se justifier. Mais si je le fais, ce n’est pas pour vous convaincre. C’est une confession.

— Une confession ?

— Celle d’un crime impardonnable.

Un frisson parcourut Stéphane. L’atmosphère dans la grande salle se refroidit. Une pensée fugace lui traversa l’esprit : le père Gilles, dans l’église de son village, écoutant les âmes tourmentées.

— Je vous écoute, Général, murmura-t-il.

Le vieil homme inspira profondément. Son regard retourna dans les flammes vacillantes de l’âtre.

— Aerolia était une Princesse. Elle venait récupérer son aéronef, accompagnée de Julien. À ce moment-là. j’étais celui qui commandait les soldats chargés de les arrêter.

Stéphane sentit son cœur se serrer.

— Il y a eu un mouvement de panique, poursuivit le général d’une voix rauque. Mes hommes ont ouvert le feu. Je n’avais jamais donné cet ordre. Jamais je n'ai voulu qu’un tel drame se produise... Mais j’étais leur chef. Et lorsqu’ils ont tué Julien, son sang a coulé sous ma responsabilité.

Stéphane baissa légèrement la tête. Tout commençait à s’éclairer.

— Après ça, Aerolia m’a capturé. Elle m’a emmené sur son vaisseau avant de me juger.

Il marqua une pause. Son regard se fit plus lointain.

— J’aurais accepté n’importe quel châtiment. La mort, l’exil, l’oubli... Mais elle a choisi un autre sort pour moi.

Stéphane hocha lentement la tête, attentif.

— La Grande Reine, comme son peuple l’appelait, a décidé que ma sentence serait la rédemption. Elle m’a condamné à servir une cause plus grande que moi, à apprendre la sagesse et l’humilité, loin de ma planète.

Il esquissa un sourire amer.

— J’ai accepté. Et j’ai tout donné pour honorer ce verdict.

Un silence tomba. Puis il reprit, d’une voix plus basse, presque brisée :

— Lorsque j’ai vu la Princesse pour la première fois, j’ai compris. J’ai compris l’ampleur de mes actes. Ce que j’avais pris à Aerolia, ce que j’avais détruit.

Il inspira profondément, tentant de maîtriser l’émotion qui menaçait de le submerger.

— Je crois que, dans son cœur, Elle ne m’a jamais vraiment pardonné. Comment aurait-elle pu ?

Sa voix se brisa légèrement. Stéphane posa une main réconfortante sur son épaule.

— Continuez, Général. Je ne suis pas ici pour vous juger.

Le vieil homme le fixa un instant, avant de hocher la tête.

— Lorsque Lyraan a sombré, la Grande Reine m’a confié Elena. Elle m’a demandé de l’emmener sur Terre, de la protéger, de l’élever. Il eut un rire sans joie.

- Moi, l’homme qui avait causé la mort de son père... j’étais devenu le protecteur de sa fille. Quelle ironie du sort.

Il s’interrompit un instant, les poings serrés.

- Et puis, il y a dix ans, Aerolia est revenue.

Stéphane sembla rêver :

— Elle est venue... du passé, c'est ça ?

Le général acquiesça lentement.

— Oui, grâce aux Pléiadiens, une civilisation bien plus avancée que celle des Lyraens. Ils avaient déjà ouvert un portail temporel pour nous sauver des Taals... Ils lui ont permis elle aussi de franchir le temps pour une dernière mission.

Son regard se perdit dans le vide.

— Je me souviens d’elle. Elle marchait dans la cour de ce château, elle tenait sa fille par la main. Elles parlaient puis se prenaient dans les bras. Il y avait tant de tendresse entre elles... et pourtant, une telle retenue. Elle était une mère, une souveraine et Elena, une vraie Princesse.

Il ferma brièvement les yeux.

— Plus tard, je l’ai raccompagnée jusqu’à son escorte. Elle s’est arrêtée juste avant de monter dans son véhicule, et m’a regardé droit dans les yeux.

Il marqua une pause, puis souffla :

— Colonel De Lattre, m’a-t-elle dit, je ne vous ai jamais pardonné la mort de Julien... mais aujourd’hui, je vous rends hommage pour avoir sauvé ma fille.

Il serra la mâchoire, tentant d’étouffer l'émotion qui l'envahissait.

— Elle s’est inclinée devant moi. Puis elle est montée dans ce véhicule noir... et elle est partie.

Sa voix s’éteignit. Un long silence s’installa. Stéphane sentit un nœud dans sa gorge :

— Je suis désolé, Général... murmura-t-il. Je ne pouvais pas imaginer...

— Cela ne fait rien, mon jeune ami, répondit-il dans un soupir. J’ai accepté mon sort depuis longtemps.

Il redressa les épaules, retrouvant son port militaire :

— J’ai fait ce qui devait être fait. J’ai mis à profit ce qu’il y avait de meilleur en moi. Aujourd’hui, je sais que je ne suis plus un traître à ma planète.

Stéphane hocha la tête, profondément touché. Le général se leva et planta son regard dans le sien, plus déterminé que jamais.

— Voilà pourquoi je refuse de mettre Elena en danger. Elle est toute ma famille. Et je ne laisserai rien lui arriver.

Il posa sa main sur l'épaule de Stéphane :

— Mais... vous devriez aller vous reposer, jeune homme. La route qui vous attend sera longue.

Stéphane acquiesça lentement. Il ressentait lui-même l'épuisement qui lui pesait.

— Bonne nuit, Général.

Il quitta la grande salle, laissant derrière lui la lueur vacillante des chandelles et la silhouette du vieil homme, toujours droit dans son siège, perdu dans des souvenirs que seul le temps pouvait apaiser.

Les couloirs du château étaient silencieux, seulement troublés par le crépitement des torches accrochées aux murs de pierre. Lorsqu'il rejoignit ses quartiers, il trouva la pièce plongée dans le pénombre. Seule une bougie laissée allumée sur une petite table éclairait faiblement les contours d’un fauteuil vide. Elle semblait danser au rythme d’un silence profond.

Liawen dormait déjà, tournée sur le côté, ses cheveux blonds épars sur l'oreiller. Velkhan était roulée en boule près de la cheminée. Sa respiration était profonde et régulière. Plus loin dans la chambrée, Geilweis, Teryn et Mirok s'étaient également assoupis.

Stéphane s'assit au bord du lit. Il passa une main sur son visage et laissa échapper un soupir. Puis il s'étendit sur sa couche mais le sommeil ne vint pas immédiatement. Son esprit était encore emporté par les révélations du général. La mort de Julien. Le rôle d'Aérolia. L'exil d'Elena. Tout cela formait une trame complexe dans laquelle il se retrouvait désormais impliqué, sans vraiment comprendre pourquoi.

Il ferma les yeux. L'épuisement l'emporta finalement.

Comme souvent depuis son arrivée sur Aetheris, il rêva. D'abord, un voile de brume. Une lumière diffuse, incertaine, flottait dans l'obscurité. Une silhouette se forma.

— Corinne.

Elle se tenait là, debout, son regard clair posé sur lui avec une douceur infinie.

— Stéphane... Tu commences à comprendre, mais il te reste encore du chemin à parcourir.

Il voulait s'avancer vers elle, mais quelque chose la retenait. L'air lui-même était devenu une entrave.

— Enseigne-moi Corinne... Où dois-je aller ? murmura-t-il.

Elle esquissa un sourire triste.

— Regarde autour de toi.

La brume se dissipa légèrement. Un paysage étrangement familier lui apparut. Un amas de pierre, dont les faces portaient les stigmates du temps. Au centre, une porte massive, ornée d'un symbole qu'il ne reconnut pas immédiatement.

La voix de Corinne devint plus lointaine :

— La porte qui dort... Elle te mènera à ce que tu dois voir...

Le décor se flouta, tourbillonna autour de lui, et la dernière chose qu'il entendit fut un murmure presque suppliant :

"Ne doute pas, Stéphane..."

Tout s'évanouit. Il se réveilla en sursaut, le souffle court. La chambre était baignée dans la lumière blafarde de l'aube naissante. Liawen dormait paisiblement, tandis que Velkhan avait entrouvert un œil doré. Elle observait sa maîtresse avec une vigilance silencieuse.

D'un geste lent, il passa une main moite sur son front. Ce rêve... Il n'était pas comme les autres. Il avait plus réel, plus pressant. Comme un message qu'on lui adressait, directement. Il se leva sans bruit et enfila sa veste avant de quitter la chambre. Le couloir du château était froid à cette heure matinale. Il trouva rapidement Geilweis, déjà réveillé, en pleine discussion avec le Général dans la salle commune.

— Ah, te voilà, Stéphane, le salua Geilweis en le voyant approcher. Bien dormi, mon ami ?

— Pas vraiment, murmura Stéphane, les traits encore marqués par son rêve.

Le Général posa sur lui un regard scrutateur.

— Vous avez vu quelque chose, n'est-ce pas ?

Stéphane hésita, puis acquiesça lentement.

— Oui... Une nouvelle porte.

Un silence pesant s'installa autour de la table. Le Général se redressa légèrement :

— Il n'y a aucun doute. Vous devez la trouver.

Ils attendirent que les autres membres de l'équipe fussent réveillés et réunis dans la grande salle. Lorsque tout le monde fut présent, le vieil homme déroula une carte ancienne sur la table.

— Les Taals contrôlent toujours plusieurs passages entre les mondes. Si nous voulons reprendre l'initiative, nous devons comprendre leur fonctionnement. anticiper leurs déplacements. Les portes sont la clé de tout.

Il laissa son doigt glisser sur la carte, marquant plusieurs points d’un geste précis.

  • J’étudie ces passages depuis des années. Une chose m’a frappé. Elles ont toutes un point commun : elles se situent près d’une région volcanique. Toutes les apparitions qui nous ont été rapportées pendant la guerre étaient en lien avec une activité volcanique, qu’elle soit active ou éteinte : Yellowstone, Eifel, Campo de Calatrava, Plateau du Deccan, Columbia River Basalts, les Appalaches, la Corse, le massif de la Sainte-Baume.

Un frisson parcourut l’assemblée.

— Il faudra d'explorer ces lieux, trouver ces portes et les fermer définitivement.

Geilweis hésita avant de demander :

— Les fermer ? Mais comment ?

Le Général eut un rictus amer.

— Je n’en ai hélas aucune idée.

Un silence pesant s'installa. Elena prit la parole d'une voix douce mais ferme. Elle était entrée dans la pièce sans bruit, comme une ombre.

— Il va falloir suivre vos intuitions... et faire confiance à vos rêves.

Stéphane inspira profondément avant d’avouer :

— Corinne m’est encore apparue cette nuit.

Tous se tournèrent vers lui, attentifs.

— Que vous a-t-elle dit ? demanda le Général.

— Elle m'a parlé d'une porte... une porte qui dort.

Liawen fronça les sourcils.

— Une porte qui dort ?

— Oui, elle m’a dit qu'elle me mènerait à ce que je dois voir.

Mirok, jusque-là silencieux, prit la parole :

— Lorsque j'étais lié aux Taals, j’ai souvent entendu parler d'une porte dormante.

Geilweis se tourna vers lui, le regard perçant.

— Où se trouvait cette porte Mirok ?

Le vieil homme ferma les yeux, cherchant dans sa mémoire.

- Tu dois t'en souvenir, c'est primordial.

— Un pays... loin... Les souvenirs sont flous...

Le Général serra les poings.

— Mirok, pour l'amour du ciel !

Un souffle tremblant s’échappa des lèvres du vieil homme avant qu'il ne murmure :

— Ivin... Ivin Forest, à côté de la Grande Cité. Un lieu que les anciens appelaient Sleeping Door. Les Taals ne l'ont jamais ouverte.

Le Général regarda une carte. Il acquiesça.

— Ça se trouve au nord-ouest de Londres.

Stéphane réagit immédiatement :

  • Londres ? Mais comment all...
  • Nous allons financer votre voyage. Vous aurez de l'or et des vivres, mais rien de plus. Nous ne pouvons vous donner des armes ou tout autre objet lyraens. Si vous étiez capturés, les Taals comprendraient immédiatement que vous avez été en contact avec nous. Cela mettrait la vie de la Princesse en danger.

— Nous comprenons, affirma Stéphane. Allons nous préparer. Nous partons aussitôt.

Avant que la petite équipe ne se mît en marche, le Général ajouta d'une voix grave :

— Mirok ne partira pas avec vous.

Le vieil homme releva brusquement la tête.

— Quoi ? Pourquoi ?

— Parce que cela va devenir de plus en plus dangereux. Vous risquez de ralentir vos camarades.

Mirok serra les mâchoires, mais ne protesta pas. Liawen posa une main compatissante sur son épaule.

— Quelqu'un doit veiller sur le château en notre absence.

Le Général posa une dernière fois les yeux sur eux.

— Partez maintenant. Soyez prudents.

Stéphane inspira longuement. Il savait que les réponses qu'il cherchait l'attendraient de l'autre côté. Que cette porte, bien plus qu'un simple passage, serait peut-être la clé de tout. Que son destin, jusque-là obscur et incertain, prenait enfin une direction.

Peu importe ce qui se cachait derrière, peu importe les ombres du passé ou les incertitudes de l'avenir. Il sentait en lui une résolution nouvelle, une force qu'il ne se connaissait pas.

Tout ce qu'il avait en tête, c'était cette vérité irrévocable. Il n'était plus seulement un voyageur perdu. Il était un homme en quête. Un bruit discret derrière lui le tira de ses pensées.

Liawen s'était approchée de lui à pas de loup, son manteau serré autour de ses épaules.

— Tu es prêt ? murmura-t-elle.

Il hocha la tête, un sourire léger aux lèvres.

— Je crois que je n'ai jamais été aussi prêt.

Il se tourna le Général et lui tendit une main que le vieil homme serra avec fermeté.

— Merci… pour tout ce que vous avez fait. Personne ne l’oubliera.

Le vieux militaire ferma les yeux comme pour acquiesçer. Puis, Stéphane s'approcha de la princesse et s'inclina respectueusement :

- Votre Altesse...

Elena lui sourit.

Il sortit de la pièce et rejoignit ses compagnons. Les quatre aventuriers quittèrent le château sur leurs montures. Lorsqu'ils s'engagèrent sur le pont de pierre en direction, une voix s'éleva :

— Stéphane !

Il se retourna. Elena était devant la grande herse, emmitouflée dans un manteau blanc, aussi étincelant que la neige gélée qui recouvrait le sol. Stéphane fit demi-tour, puis descendit de son cheval :

— Elena, vous devriez rentrer, ne vous montrez pas.

— J'ai quelque chose pour vous, Stéphane.

Elle lui tendit une bague en or pur :

— Princesse, nous avons dit pas de signes distinctifs, cela pourrait attirer les Taals.

— Cette bague appartenait à mon grand-père, le Roi Rygan. Pour nous, elle est un symbole de sagesse et de loyauté mais pour vous... Prenez-là, elle vous portera bonheur.

Puis elle s'approcha de lui et déposa un baiser léger sur sa joue.

— Revenez sain et sauf, Stéphane. Je vous en prie.

Il hocha la tête sans dire un mot puis enfourcha Furya et retourna vers ses camarades de route. Après quelques minutes de marche en silence, Liawen se porta à sa hauteur. Sa voix était étonnament douce :

— Elle est belle, hein ?

Il caressa délicatement sa joue.

— Oui, Liawen. C'est une tres belle Princesse !

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