Leurs chevaux avançaient au pas sous le regard scrutateur de trois enfants. Sur le bord du chemin, des plants de haricots dépassaient d'un courtil et un collier d'attelage posé par terre attestait de têtes de bétail destinées au labour. Dans les champs alentours poussaient le seigle, le froment, et bien sûr l'orge, indispensable au brassage de la bière locale. Les plateaux limoneux du Nord-Ouest étaient reconnus pour la fertilité de leur sol. Pourtant, le hameau ne comptait plus aujourd'hui qu'une poignée de maisonnées isolées du bourg de Tylladon-Fel auquel il avait jadis été rattaché.

  Au-delà de la colline qui bordait les habitations à l'ouest, émergeait la silhouette fuselée de la tour du donjon, ligne brumeuse s'élevant vers les nuages dans la lumière diffuse de fin d'après-midi. Xorax ressentit une légère pression dans sa poitrine et serra les rênes de son cheval. À chacune de ses visites, il était la proie d'émotions contrastées. Les enfants n'avaient pas bougé : trois garçons, entre six et dix ans, la surprise se lisait dans leurs yeux – qui sait de l'appréhension – alors que seul le bruit des sabots résonnait entre les murs de bois et de torchis. Rares, à n'en pas douter, étaient les aventuriers ayant foulé le plateau d'Altengard ces dernières années.

  Dans la vraie vie, n'importe quel enfant croisé dans la rue aurait écarquillé les yeux devant sa longue chevelure en bataille, sa puissante musculature et sa lourde épée, mais la technologie virtuelle avait atteint un tel degré de perfection que même les jeunes PNJ semblaient hypnotisés. Il jeta un œil discret à ses camarades : aucun ne prêtait attention aux bambins et leurs visages ne trahissaient aucune expression, ce qui était souvent le cas avec les avatars de type guerrier. La vérité, c'est que ces PNJ avaient l'air plus vivants qu'eux.

  L'intelligence artificielle faisait-elle éclore dans leurs petites têtes des émotions complexes face au mystère de ces étrangers ? De l'enthousiasme ? De l'inquiétude ? De la curiosité ? De la peur ? Avaient-ils conscience d'avoir affaire à cinq des plus redoutés guerriers d'Elisor ?

  Nombreux étaient ceux à travers les Quatre Royaumes qui craignaient de croiser leur route. Qui ne tremblait pas à l'idée d'affronter le puissant Equinoxe Frigg, la Tornade du Désert, maitre des sables au tagelmust noir et au grand sabre courbe ? Qui n'avait jamais redouté la colère de Serpent Vital, le Dieu Fou, l'énigmatique guerrier anthropomorphe à tête canine figurant un puissant dieu de l'Egypte ancienne ? Ou encore de succomber aux ruses du Kid, connu sous le nom du Corsaire Rouge, l'élégant fourbe des mers à la chevelure étincelante sous son tricorne à plume vermeille ? Qui enfin pouvait dormir la nuit avec un contrat sur la tête à exécuter par Corbeau, le Juge, qui préservait toujours son anonymat sous sa grande capuche grise ? Quant à lui-même, il était respecté aux quatre coins du continent, bien que le surnom qui ait fait sa renommée de jeunesse soit depuis longtemps tombé dans l'oubli.

Ces trois enfants ne se ressemblent pas du tout..., pensa-t-il en les dépassant.

  Leur taille, l'usure de leurs vêtements, les traits de leur visage ou la texture de leurs cheveux, même dans des endroits aussi reculés du continent, l'algorithme du jeu les rendaient chaque jour plus uniques. Les PNJ naissaient, grandissaient, apprenaient tous les métiers du monde, puis ils mourraient, parfois de vieillesse, souvent de mort violente au milieu des combat, mais de plus en plus lors de conflits de village - pour des raisons d'argent, de jalousie ou d'honneur - ou à la suite d'accidents malheureux dont les aventuriers n'avaient jamais connaissance. Tous ces scénarios auraient été inimaginables il y a encore quelques années. Le lancement du fameux moteur Rebirth avait changé la donne, estompé la barrière du réel et propulsé Autremonde au sommet de la hiérarchie des mondes virtuels.

  Parmi ses compagnons, seul Corbeau avait tout comme lui vécu la longue suite de bouleversements technologiques ayant façonné leur univers au cours des dernières décennies. Par moment, il se sentait dépassé par un monde devenu trop complexe, trop réaliste... Il savait que Vital et Nox n'avaient pas ce même ressenti, bien qu'ils fussent déjà considérés comme « anciens » par la jeune génération. C'est du moins ainsi que le Kid les avait étiquetés. Que l'on soit dans le monde réel ou dans le virtuel, certaines choses ne changeaient pas : les jeunes n'avaient aucun respect pour leurs aînés...

  Arrivés en haut de la colline, ils firent halte. Devant eux, au centre de la plaine qui courrait jusqu'aux contreforts des montagnes, se dressait la citadelle d'Altengard. Une brise fouettait la vaste étendue de hautes herbes. Malgré son âge, la citadelle conservait toute sa majesté et se démarquait des constructions plus récentes par son gigantisme, vestige d'une époque révolue. Ses puissants murs de grès titillaient les nuages tandis que ses portes démesurées avaient été bâties pour laisser passer les plus puissants géants de l'ère mythologique. Au centre de la construction dominait le donjon dont on ne percevait le sommet que par temps dégagé ; un sommet qu'aucun joueur humain n'avait jamais atteint.

  « Y a pas à dire, elle en jette ! » s'enthousiasma le Kid tout à droite du quintet.

Il était le seul du groupe à n'avoir jamais fait le détour jusqu'ici. Les vieilles légendes d'Autremonde n'intéressaient plus les jeunes.

« Il n'y a pas à dire, répéta le barbare, ça fait toujours quelque chose de revenir...

• Tu deviens nostalgique Xorax, le railla Corbeau de sa voix grave.
• Ne me dis pas que ça ne te fait rien d'être ici, Corbeau. La bataille d'Altengard reste notre plus grande épopée.
• Défaite ! le reprit son compagnon avec un brin d'ironie. Notre plus grande défaite, tu veux dire...
• Allons mon ami ! Jamais plus une telle bataille n'aura lieu dans Autremonde. Et nous y étions... toi et moi. Défaite ou pas, elle restera comme le plus grand fait d'armes de l'histoire.
• Aucun de vous n'était revenu ici depuis ? interrogea Vital.
• Ah ! gloussa Corbeau. Moi, je n'y avais plus remis les pieds depuis l'époque de la bataille. Ça fait donc près de vingt ans. Mais je sais que notre bon Xorax est souvent venu en pèlerinage ici, histoire de ressasser les souvenirs de nos amis massacrés.
• Corbeau... murmura le barbare. Tu as le sens de la tragédie...

« C'est vrai Vital, confirma-t-il à l'attention du dieu égyptien, je suis revenu ici quelques fois, mais ma dernière visite remonte à sept ou huit ans.

• J'étais même pas né à l'époque ! s'exclama le Kid. Je me rappelle mes parents qui en parlaient encore quand j'étais petit.
• Cette citadelle était là aux origines d'Autremonde, fit Corbeau.
• Tu veux dire aux origines d'Elisor..., corrigea le pirate.
• Non, tu m'as bien compris : aux origines d'Autremonde. 
• C'est une sacrée chance, cette quête anniversaire, non ? commenta Nox. Vous allez pouvoir prendre votre revanche sur la citadelle !
• Mmh... grommela Corbeau. Je me le demande... C'est un sacré hasard, non ?
• Hasard ou pas..., répondit Xorax qui savait que la question lui était destinée, on n'aura peut-être pas d'autre opportunité de mettre la main sur la pierre. Il faudra être prudent, c'est tout.
• Es-tu certain que c'est un cristal d'Elisor ? insista Corbeau. Pourquoi ? Et pourquoi dans Altengard ?
• Je ne suis sûr de rien, mais nous le saurons bien assez tôt. »

  Le cheval de Corbeau tourna bride en s'ébrouant.

« Xorax, tu me caches des choses... ».

Le cavalier fit claquer ses rennes et le cheval partit au galop dans la pente. Au loin, on entendit encore : « ...et je n'aime pas ça ! ».

  Xorax soupira.

On a passé trop de temps ensemble...

« Il est bougon aujourd'hui l'ancêtre..., lança le Kid en regardant Corbeau filer en direction de la forêt.

• Mouais..., jugea Xorax d'un ton las. Ça s'améliore pas avec l'âge... »