0-1 L'annonce
Le bus était presque vide. En ce début d'été, de nombreux navetteurs de la ligne 237 avaient troqué leur écran d'ordinateur contre l'écran total. Sonia, elle, n'avait pas prévu de prendre de congés pendant les deux mois d'été, laissant la priorité à ses collègues soumis aux contraintes du calendrier scolaire. Peut-être partirait-elle en septembre, si une offre de dernière minute intéressante se présentait.
En réalité, elle n'avait pas vraiment envie de partir. Elle se serait bien contentée d'une semaine allongée sur son canapé, à enchaîner les séries télévisées, si rester chez elle ne l'exposait pas aux critiques acerbes de sa mère, qui n'aurait pas manqué de sauter sur l'occasion pour envahir son espace vital – pardon, pour lui "tenir compagnie." Depuis qu'elle avait franchi la barre symbolique des trente-cinq ans en avril, le contrôle parental sur sa vie s'était intensifié, comme si cet anniversaire avait déclenché une alarme dans l'esprit de ses parents : le risque de voir leur fille finir célibataire. Célibataire, sans enfant. Plus ils vieillissaient, plus ses parents devenaient rétrogrades. Ou peut-être était-ce elle qui, avec l'âge, comprenait mieux leurs motivations ?
Depuis, ils la conviaient chaque semaine à dîner, parfois en compagnie d'un nouveau prétendant potentiel. On aurait dit qu'ils écumaient les sites de rencontres en utilisant un faux profil à son nom, accompagné d'une photo retouchée.
Ma photo ou celle d'une fille plus jolie…
Sa mère ne l'avait jamais trouvée jolie. Trop grosse, oui. Jolie, non. Sonia imaginait bien sa mère racolant des hommes en ligne avec une de ses propres photos de jeunesse, se faisant passer pour sa fille. Cette idée la fit rire tout haut, attirant des regards interloqués autour d'elle. Gênée, elle baissa la tête.
Non, mais je délire !
Comme si les gens avaient encore besoin d'entremetteurs pour se trouver de nos jours. Les algorithmes modernes faisaient très bien le taf. Comment leur faire comprendre qu'elle voulait juste vivre seule, qu'elle n'avait pas envie d'avoir des enfants, et qu'elle était heureuse ainsi ?
Le freinage du bus la tira de ses pensées. "Arrêt : Étang de l'Est," s'afficha sur l'écran.
Le ciel était d'un bleu éclatant, et l'été s'annonçait chaud. En marchant vers le bureau, elle se dit qu'elle partirait peut-être quelque part pour une semaine, peu importe où, pour se plonger dans des séries télé dans une chambre d'hôtel, loin des critiques, loin de sa mère. Elle lui enverrait une photo de ses pieds au bord d'une piscine, dans laquelle elle ne mettrait pas un orteil.
Elle parcourut les derniers mètres à pied, passa sous le vieux saule qui bordait l'entrée du site près du hangar principal d'Exanor, et se dirigea vers le bureau d'administration. Avec le début des vacances, la saison morte commençait ; les ventes de produits domotiques avaient atteint leur pic un peu plus tôt. Elle allait pouvoir souffler, même si elle devait reprendre les clients d'Eric et de Béatrice pendant les trois prochaines semaines. Et comme Eric lui laissait en cadeau un paquet de problèmes de livraisons en retard à régler, elle n'allait pas chômer.
Elle aperçut par la fenêtre la silhouette de Mark. Leur chef prenait toujours ses congés en août. Eddy était là aussi, fidèle au poste dès 7h30.
« Bonjour Sonia, lui lança ce dernier lorsqu'elle passa la porte.
— Bonjour Eddy. Bonjour Mark, belle journée, non ? On se croirait déjà en vacances.
— C'est vrai, répondit Mark d'un air songeur en jetant un regard par la fenêtre. On se croirait déjà en vacances… »
« Tout va bien ? » demanda-t-elle, surprise par le ton légèrement mélancolique de son patron.
Mark, d'habitude si attentionné, fort et énergique, semblait fatigué malgré le temps exceptionnellement beau. Dans ces moments-là, il lui rappelait son père, un homme souvent nostalgique, contemplant dans le ciel les rêves inachevés de sa vie.
« Je t'attendais, Sonia. Je dois vous parler, à toi et à Eddy. »
Sonia échangea un regard interrogatif avec Eddy.
« Voilà : Exanor vient de se faire racheter… »
Mark fit une moue et se frotta les mains.
« Un groupe américain du nom de KES. C'est un poids lourd du secteur. »
Sonia ouvrit la bouche, stupéfaite. Le nom KES ne lui disait rien. Mais elle ne s'intéressait absolument pas à l'économie. Elle travaillait chez Exanor depuis douze ans dans le département de gestion des commandes. Certes, la boîte n'avait cessé de croître, les fêtes de fin d'année devenant chaque fois plus somptueuses, avec des cadeaux de Noël toujours plus chocolatés et alcoolisés. Mais dans son esprit, Exanor restait une petite entreprise à caractère familial. Peut-être n'avait-elle pas vu venir sa croissance. La petite start-up fondée il y a vingt ans était devenue une belle jeune société, attirant la convoitise de la rue. Ses propriétaires avaient décidé qu'elle était en âge de se marier. Malgré l'intrusion toujours plus grande des intelligences artificielles dans la gestion des entreprises modernes, ce genre de décision revenait encore aux parents humains. Exanor avait été vendue au plus offrant.
« Ah bon. Et… ?
— Et rien, coupa-t-il. Je n'ai pas beaucoup plus d'infos pour l'instant. Mais il est clair que notre quotidien risque de changer dans les prochaines semaines… »
Il esquissa un sourire avant de conclure : « Que veux-tu, c'est la vie. Une société qui grandit dans un marché porteur finit par attirer l'attention… »
Puis, il ajouta d'un ton énigmatique : « Ça veut dire qu'on aura fait du bon boulot… »
Mark annonça son départ d'Exonar fin août, quelques jours après son retour de vacances. Il resta sobre, expliquant qu'il resterait en poste jusqu'en décembre et qu'il soutiendrait l'équipe du mieux possible. À son âge, il ne se voyait plus continuer dans une société aussi grande et comptait profiter de conditions de départ avantageuses pour se lancer dans un projet professionnel plus en phase avec ses aspirations. Toutefois, il restait persuadé que pour le reste de l'équipe, cette expérience serait très enrichissante, et que faire partie d'un tel groupe mondial leur ouvrirait de nombreuses portes. Son discours était bien rodé et crédible, mais le ton n'y était pas. Il semblait croire à moitié à son histoire. Il devait savoir depuis le début que son poste allait disparaître. Lors d'une intégration, les managers les plus anciens et les mieux payés sont toujours les premiers à se faire évincer.
Ce jour-là, Sonia ressentit des émotions contrastées : de la tristesse résignée, de la peur face à l'inconnu, mais aussi une pointe d'espoir. Certes, son mentor s'en allait, mais ses autres collègues étaient encore là. Et puis, il y avait cette curiosité autour des trois lettres de ce mastodonte américain qui avait installé ses quartiers généraux européens dans la plus grande tour du pays.
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