0-2 Béatrice

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  Alain arriva au bureau début septembre, une semaine après que Mark eut annoncé son départ. Forcément, un sentiment négatif s'installa d'emblée envers le nouveau manager, chargé de superviser la suite des opérations au sein du groupe KES.

  Les présentations furent sobres. Il s'appelait Alain Berghens et reprenait le rôle d'operation integration leader. Il avait une vaste expérience dans les multinationales, notamment en production industrielle, gestion des opérations sur sites de production, et support lors d'acquisitions.

  « Rassurez-vous, j'ai l'habitude de ce type de projet. Vous pouvez compter sur mon soutien durant cette période de changement. En contrepartie, j'attends de vous une parfaite collaboration pour maintenir les activités dans les meilleures conditions. »

  Sonia ressentit immédiatement une sorte de condescendance de la part du nouveau responsable. Alain connaissait son texte par cœur, au point qu'on aurait dit qu'il le récitait sans réfléchir. En bon chien de garde de KES, il avait présenté son pedigree en bombant le torse, fier de faire partie d'une des sociétés les plus puissantes au monde. Il s'exprimait avec prestance, arborant un élégant costume sans cravate et une chemise blanche sans pli.

  Sonia avait presque l'impression qu'il était dégoûté de devoir venir en province pour superviser une équipe de "ploucs" dans un vieux bâtiment industriel recyclé. Lui travaillait au cœur du quartier des affaires, là où tout se passait.

« Comment vous le trouvez ? » demanda Sonia à ses collègues en fin de journée.

« Plutôt bel homme, répondit Nancy, mais trop guindé à mon goût. »

  Sonia sourit. Nancy n'était pas du genre à faire des remarques sur le physique des hommes. Elle ne se mêlait jamais aux joutes d'Eric et Béatrice. Toute sa vie tournait autour de ses enfants et de sa famille. L'annonce du départ de Mark avait été un choc terrible pour elle, qui cherchait toujours l'équilibre et la douceur. La remarque ironique de sa collègue après une semaine de stress était inattendue.

« Je suis d'accord, ajouta Béatrice, un beau mec – sexy même, avec ses petites mèches grises sur les tempes. Mais un gros con. »

« Accrochez-vous les filles, dit Eric, car des gros cons comme lui, vous risquez d'en croiser un paquet dans cette boîte. »

En attendant le bus du retour avec Béatrice, Sonia partagea ses craintes.

« Béatrice, tu crois que Mark est parti de son propre chef ?

— Vingt ans dans la même boîte. Il était là à sa création. Super attaché à son équipe. Et il décide d'aller tenter sa chance ailleurs du jour au lendemain ?

— Tu crois qu'on va nous licencier aussi ?

— Qu'est-ce que j'en sais, Sonia ? Tant qu'ils payent bien...

— T'es sérieuse ?

— Non. Ça me ferait chier de devoir chercher du travail. On forme une bonne équipe. Mais si t'as peur de te faire virer, tu peux toujours faire comme Nancy. J'ai vu en passant qu'elle regardait les offres d'emploi sur le net.

— C'est vrai ? On devrait peut-être chercher aussi, non ?

— Si j'étais toi, je ne m'inquiéterais pas trop. S'ils ne doivent en garder qu'un, ce sera toi. »

Sonia regarda sa collègue sans comprendre.

  « Allez, insista Béatrice, t'es de loin la plus maligne du groupe. Eddy est un perfectionniste qui devient complètement inutile dès que tu le tires de sa zone de confort. Eric est un gros plein de soupe qui ne compte que sur les autres, et moi, n'en parlons pas... à part intimider les clients en leur gueulant dessus, je suis bonne à rien.

— Ne dis pas ça, tu es la plus expérimentée du groupe.

— Je ne colle pas à ce genre de boîte, Sonia.

— Moi non plus.

— Toi, t'es juste trop coincée. T'es intelligente, t'es jolie. D'ailleurs, je pige pas ce que tu fous encore toute seule. T'es une guine refoulée ?

— Non ! Pourquoi tu me demandes ça ?

— Je te taquine.

— Je suis juste bien comme ça. Je suis bien toute seule, les relations de couple, c'est pas pour moi.

— Ah oui ? Alors pourquoi tu deviens toute rouge dès qu'un homme pas trop moche t'adresse la parole ?

— Mais… je suis juste… timide... avec les inconnus.

— Je te vois pas rougir devant les femmes.

— Ben, je sais pas… les hommes… m'impressionnent peut-être.

— Pourquoi ? Pourquoi ils t'impressionnent si t'as pas envie de leur plaire.

— Béatrice, je sais pas. Je suis pas comme toi. On dirait que pour toi, tout est facile.

— Ma pauvre Sonia. Sortir avec un mec, il n'y a rien de plus facile, crois-moi. C'est rester avec qui est compliqué.

— Ben, pour moi c'est déjà difficile de parler à quelqu'un. Et pas qu'avec les hommes ! »

Elle réfléchit.

« Bon, surtout avec les hommes… Bon, on peut changer de sujet ?

— Fuir ne mène nulle part, si tu veux mon avis. »

Sonia baissa la tête.

« Remarque, reprit sa collègue d'un ton plus doux, parfois, se battre ne mène nulle part non plus... »

Sonia observa le visage de Béatrice.

« Tu as des nouvelles de… tenta-t-elle.

— Du papa ? »

Sonia opina.

« Non… fit Béatrice après avoir longuement inspiré. Il se terre. Il a affirmé au juge qu'il était insolvable. Et… »

Elle hésita à poursuivre.

  « Et je m'en fous. C'est un déchet, ce mec. Il est devenu alcoolique. Au fond, c'était surtout un beau parleur. Qui voudrait d'un menteur et alcoolique comme père pour son enfant ? Timo a assez souffert comme ça. De toute façon, Greg ne veut pas voir son fils. Il s'en fout, et c'est mieux ainsi. »

  Entendre Béatrice critiquer son ex-mari pour la boisson sonnait un peu bizarre. Sonia s'était souvent demandé à quel point Béatrice était sobre quand elle venait travailler. Béatrice avait pris l'habitude de sortir souvent, même en semaine, et tard, ne rentrant pas toujours seule à la maison. Lorsque Sonia avait connu Béatrice à ses débuts, elle l'avait tout de suite trouvée belle. Ce n'était plus le cas aujourd'hui. Béatrice gardait encore sa fougue, mais on sentait une certaine lassitude de la vie. Elle n'avait que trente-trois ans. Dix ans plus tôt, elle ne faisait pas son âge, mais aujourd'hui, on lui en donnait cinq de plus.

« Ça doit pas être facile tous les jours… » hasarda Sonia.

« C'est la vie. Son père est un pauvre type, mais j'ai sûrement ma part de responsabilités. »

Elle fixa Sonia dans les yeux.

« Par contre, toi, ma belle, depuis que je te connais, je n'ai vu pas grand-chose changer dans ta vie.

— C'est que ma vie me plaît.

— Vraiment ? J'ai toujours trouvé que tu valais mieux que ce job, tu sais.

— C'est gentil.

— Et que t'étais pas super heureuse.

— Quoi ? »

« Après, c'est pas mes oignons…

— Mais je suis heureuse ! Je t'assure… »

« Si tu le dis. »

Sonia sourit. Déjà qu'elle se faisait psychanalyser par sa mère tous les week-ends, si Béatrice s'y mettait aussi…

« Qu'est-ce qui… » amorça-t-elle avant de s'interrompre.

Elle ne voulait pas vraiment continuer cette discussion. Qu'est-ce qui pouvait bien laisser croire à Béatrice qu'elle n'était pas heureuse ?

« Qu'est-ce que tu cherches dans la vie, Sonia ? insista sa collègue.

— Ce que je cherche dans la vie ?

— Oui, tu te vois où dans cinq ans ? Dans dix ans ?

— Je… je sais pas… nulle part…

— Nulle part ?

— Enfin… pas nulle part, je veux dire… Arrête ! On dirait un entretien d'embauche ! »

« Un de ces quatre, faudrait que je t'emmène en boîte avec moi, histoire de te décoincer.

— Euh, non merci, alors là…

— Pourquoi ? J'ai l'impression que tu ne sors jamais.

— Les discothèques, c'est pas pour moi. Et pour être honnête, si un jour je devais sortir en boîte, ce serait pas avec toi, Béatrice ! J'aurais l'impression d'être encore plus transparente !

— Tu es jolie, Sonia. Tu devrais juste regarder les gens dans les yeux quand tu leur parles.

— C'est gentil, mais je ne crois pas que ce soit aussi simple.

— Les hommes ne verront jamais tes jolis yeux verts si tu détournes le regard à chaque fois qu'on t'adresse la parole.

— Je sais, admit-elle en soupirant. C'est plus fort que moi… »

Elle inspira profondément.

« Je ne sais pas réfléchir quand je croise le regard de quelqu'un. Tu vois, au fond, je ne suis pas si maligne que ça.

— T'es juste très timide, ça se soigne.

— Comment tu fais, toi ?

— Deux verres de vin. Ou deux bières. Pour commencer bien sûr, lâcha-t-elle avec un sourire narquois.

— Ah super… À mon avis, deux verres, c'est pas assez pour moi, tu vois. Et à partir de trois, je m'endors… »

Béatrice éclata de rire.

  Béatrice avait toujours été une énigme pour Sonia : à la fois un idéal féminin par sa force de caractère et son pouvoir d'attraction, et tout ce qu'elle rejetait chez une femme – la vulgarité, le je-m'en-foutisme, une femme qui utilise son corps pour séduire les hommes, puis les envoie balader juste après. Une chose qu'on ne pouvait pas lui retirer, c'est qu'elle était franche et avait un grand cœur. Originaire de Roumanie, elle avait connu Greg à dix-huit ans. Leur couple était volcanique. Ils s'étaient mariés et avaient eu un fils, Timo. Leur divorce avait été prononcé il y a six ans. Greg était parti, laissant la garde du petit à Béatrice. Depuis, elle avait accumulé les aventures sans lendemain, et Timo vivait un début d'adolescence compliqué, s'enfermant dans les jeux vidéo.

  Sonia avait beaucoup d'empathie pour le garçon qu'elle n'avait pas vu depuis au moins quatre ans. Elle-même gardait un souvenir cuisant de sa propre adolescence.

« Fuir les problèmes n'a jamais mené nulle part, Sonia.

— Je m'en sors bien comme ça. Les relations amoureuses et les enfants, c'est pas pour moi. »

« Si tu le dis. »

« Oui » dit-elle en hochant la tête.

Béatrice détourna le regard.

« Alors arrête de rougir devant les hommes. »

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