0-3 Home sweet home
La serrure émit un claquement sec lorsque la clé tourna. Sonia passa distraitement devant le miroir du hall, jeta sa veste sur le dossier du canapé, et posa son sac sur le bureau. Elle se servit un verre de vin blanc, un rituel qu'elle réservait aux moments où elle se sentait préoccupée. Elle avait besoin de réfléchir. Après une gorgée, elle posa le verre sur la table basse et s'effondra dans le vieux canapé. Elle se retint d'allumer la télévision.
Elle était heureuse.
Correction : elle n'était pas malheureuse.
Qu'est-ce qu'une fille comme elle pouvait espérer de plus de la vie ? Pas grand-chose. Elle avait un appartement – petit, mais c'était le sien - et elle s'y sentait en sécurité. Elle avait un travail et des collègues qu'elle appréciait. Étrangement, avec le temps, elle s'était sentie plus proche d'une Béatrice en proie à ses démons, en guerre contre un ex-mari alcoolique, mais toujours entière, franche et directe, que de ses amies du lycée : Christelle, Jessica, Amandine, Sylvie. Elles avaient toutes fait leur vie, leur carrière, étaient devenues mères, épouses, ou comme pour Amandine, une Golden Girl. Même Jessica, pourtant blessée par un divorce difficile, n'avait pas tardé à se retrouver un homme. Tout dans leurs vies lui semblait désormais si distant. Que leur restaient-elles à partager ? Et ce n'était pas le festival de jazz durant lequel elles s'étaient retrouvées le temps d'un après-midi qui allait y changer quoi que ce soit.
Elle prit son téléphone et parcourut les photos de Christelle prises lors du festival. Amandine étant toujours au Japon, elles y étaient allées à quatre. Jessica faisait des grimaces sur presque tous les selfies, Sylvie posait comme une professionnelle de la mode, et Christelle semblait une enfant jouant dans les vagues en bord de mer. La quatrième femme avait plus de retenue. On voyait qu'elle n'aimait pas être photographiée. Déjà qu'elle n'était pas jolie par nature, les photos accentuaient ses défauts et la crispation de son sourire.
Je déteste les sourires forcés.
Leurs vies bougeaient comme la houle de l'océan un jour de grand vent, ballotées par leurs histoires de maris lunatiques, d'enfants brillants mais irresponsables, de voyages exotiques, d'achats exubérants, de travail passionnant et imprévisible. Sa vie à elle avait la quiétude d'un petit étang perdu un jour sans nuage. Pas de brise dans l'air, ni d'ondulations à la surface de l'eau. Une vie où chaque jour était le reflet du précédent. Et elle aimait ça.
Pourquoi continuait-elle à les voir ? Parce qu'elles le demandaient déjà, et parce que malgré tout, Sonia éprouvait une certaine nostalgie de ses seize ans, l'âge où elle était déjà une femme sous certains aspects, mais encore une enfant au fond d'elle et où tous les rêves étaient encore possible.
J'ai grandi.
Et puis, la musique était vraiment sympa et l'ambiance du grand parc festive. Elle avait apprécié ce festival. Et seule, elle n'y serait pas allée.
Son estomac émit un gargouillis. Une petite voix, étrangement similaire à celle de sa mère, lui murmura : « Tu devrais éviter de grignoter entre les repas. »
L’horloge de la cuisine indiquait sept heures moins le quart. Le soleil l'avait détournée de ses habitudes. Elle avait flâné pendant une heure dans les méandres du quartier. Le parc de l’Horloge était bondé, les tables des bistrots avaient envahi les trottoirs, et la ville grouillait de monde, que ce soit dans les rues ou les magasins.
Qu'est-ce que je vais faire à manger ce soir ? se demanda-t-elle.
Elle ne savait jamais quoi préparer, sans doute à cause d'une mère qui passait son temps à critiquer son poids et à lui offrir des livres censés la dissuader de manger, plutôt que de lui apprendre à cuisiner. Moralité : elle passait son temps à acheter des plats préparés, et continuait à se faire critiquer pour sa ligne.
Elle jeta un œil à sa bibliothèque, comme pour confirmer ses pensées. Aux côtés de quelques vieux classiques de la littérature s'alternaient ses lectures de prédilection - des romans policiers à l’atmosphère un peu glauque - et les quelques précis sur l’hygiène de vie, cadeaux ô combien inspirés de sa chère maman. D'ailleurs, à la lecture des titres, la distinction entre les thèmes n'était pas toujours évidente : Le régime de la peur, Le poids des mensonges, La ligne de partage… Mais tout bon livre diététique n’avait-il pas une part de tension meurtrière ?
Bientôt viendrait s’ajouter le petit dernier : Disparaître à jamais.
« Tu as pris un peu de poids ? » fit la petite voix familière.
« Je ne sais pas » répliqua-t-elle intérieurement.
« Tu pèses combien ? » insista la petite voix.
« Je ne sais pas ! Ma balance n'a plus de pile ! »
« Ça va, ça va, ne t’énerve pas. Tu veux utiliser la mienne ? »
« Tais-toi maman ! Tais-toi… »
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