0-4 En route vers la Tour
Début décembre, Mark quitta la société à la fin de son préavis, suivi de près par Nancy. Pour l'occasion, ils organisèrent un pot de départ commun. Lorsque Mark prononça son discours d'adieu, Sonia sentit les larmes monter, mais elle parvint à maîtriser ses émotions, perturbée par la présence incongrue d'Alain à cette réunion de famille. Après avoir raconté quelques anecdotes croustillantes, rappelé sa longue carrière et tout ce qu’Exanor lui avait apporté, il conclut par ces mots : « Au final, ce que nous avons construit ensemble dans cette société durant toutes ces années n'est rien comparé à ce que nous avons vécu humainement. Vous avez été pour moi une seconde famille. Si ma carrière à Exanor a été si belle, c’est grâce à vous. » Il inspira longuement alors que sa voix commençait à vaciller.
« Merci » souffla-t-il comme une bougie qui s'éteint.
Nancy, moins réservée, se jeta au cou de Mark lorsqu'il posa ses notes. Les yeux rouges, elle lui murmura que personne ne l'oublierait et qu'elle n'aurait pas pu rêver d'un meilleur chef. Sonia serrait les dents. Quelque chose au fond d'elle lui susurrait que les meilleures années de sa vie venaient de s'achever avec ce discours d'adieu.
Mark avait été une figure de stabilité dans sa vie, le père qu'elle avait rêvé d'avoir, celui qui encourage et protège à la fois. Elle aimait son vrai père, mais il ne l'avait jamais protégée de sa mère. Il s'était toujours contenté d'éviter les tempêtes en courbant l'échine devant sa femme. Mark, lui, montait au créneau. Mark était un brise-lame qui amortissait les vagues pour qu'elle puisse naviguer dans les meilleures conditions ; il était le phare qui éclairait sa route et donnait de l'espoir dans la grisaille. Il était la figure paternelle qui ne jugeait pas, celle qui avait été présente pour elle tous les jours depuis douze ans, alors qu'elle ne voyait son père que rarement, et même quand il était là physiquement, son esprit restait effacé derrière sa femme.
Quelques jours plus tard, Alain annonça qu'ils allaient déménager au centre régional de KES et qu'ils devraient quitter leur bureau, un lieu où Sonia avait passé les douze dernières années de sa vie. La nouvelle lui laissa un goût amer dans la bouche.
— C'est là, indiqua Eric en pointant la carte. Juste au centre du quartier.
Il pointa le bâtiment et une série de photos apparurent.
— La tour Jupiter. La plus grande tour du pays. Le symbole économique de la ville ! ajouta-t-il avec une emphase baignée d’ironie.
Dans quatre mois, ils allaient déménager avec toutes les fonctions support au centre administratif régional de KES, en plein cœur du quartier des affaires, à l'est de la ville, à deux pas de l'aéroport. Après le départ de Mark, et celui de Nancy, voilà qu'ils allaient devoir quitter leur bureau pour plonger dans l'inconnu. Sonia avait le sentiment de se faire exproprier.
— Ah oui elle est impressionnante, fit Sonia, mal à l'aise devant tant de grandeur, tant de mégalomanie affichée.
Elle avait déjà vu la tour Jupiter à la télévision, mais l'avait toujours considérée d'un œil distrait, comme si le géant se trouvait dans un autre pays ou n'existait que dans une série télévisée. Pourtant, ce fleuron de l'architecture capitaliste pointait sa flèche à quelques kilomètres à peine de chez elle. Elle n'avait jamais eu la curiosité de l'observer de plus près.
— Cent vingt étages, lisait-il. Un concentré de technologie à l'architecture avant-gardiste ! Le siège des plus grandes sociétés du monde ! Tu n'y es vraiment jamais allée ?
— Non, je te jure.
— Pourtant, c'est une attraction touristique ! Les gens viennent de loin pour la visiter.
— Ce genre d'attraction n'intéresse que les hommes, Eric, intervint Béatrice. Nous, les femmes, on trouve ridicule ces concours de la tour la plus haute. C'est un truc d'homme, ça…
— Arrête, madame la blasée ! Je suis sûr que t'es tout excitée à l'idée de bosser là. La plus grosse tour du pays, ça doit t'inspirer plein de choses, te connaissant !
— Oh, mais mon gros, justement, j'en ai vu tellement, des grosses tours inefficaces, que ça ne m'inspire plus grand-chose…
— Mmh, tu te vantes, mais en réalité, je suis sûr que tu préfères une belle grosse tour dans un quartier jeune et dynamique qu'un petit bureau de deux étages dans un vieux quartier pourri.
Sonia détestait quand ces deux-là commençaient à déraper. Elle se sentait comme une enfant prise entre deux adultes salaces. Elle appréciait l'humour décalé au sein de leur équipe ; ils passaient souvent de bons moments et leurs fous rires étaient fréquents. Mais quand Eric et Béatrice s'aventuraient sur la pente glissante de la vulgarité, elle se sentait mal à l'aise.
— Mais Eric, rétorqua Béatrice, tu sais pourtant que c'est dans les vieux pots qu'on fait les meilleures confitures.
— Je préfère les fruits frais.
— Oh, mais les fruits frais, c'est défendu à ton âge !
Eric sourit.
— Alors sache, ma belle, que lorsque j'étais jeune et… mince, précisa-t-il en tapotant son ventre proéminent, j'ai cueilli un fruit magnifique. Et il m'a bien rassasié ! Crois-moi, j'ai frôlé l'indigestion !
— Vous, les hommes, vous n'apprenez jamais. Quand vous avez goûté à un fruit défendu, vous ne pouvez pas vous empêcher de vouloir tout le verger après. C'est plus fort que vous.
— Bon, intervint Eddy d'un ton neutre. Vous me donnez faim avec vos histoires de fruits. On n'irait pas manger ?
— Bonne idée, renchérit Sonia.
— T'es toute rouge, Sonia, fit remarquer Béatrice d'un air surpris. T'as chaud ?
— Non.
— C'est la grosse tour, glissa Eric. Ça lui donne des idées.
— Eric ! le supplia Sonia.
Son collègue éclata de rire. « Allez, c'est vrai que j'ai faim ! lança-t-il en tapotant son ventre. Allons manger ! »
Sonia mit quelques jours à digérer l'annonce du déménagement. Tout se passait si vite qu'elle avait du mal à réaliser, et encore moins à imaginer les conséquences des événements annoncés.
Qu'allait-elle devenir sans Mark ?
***
La visite de la tour Jupiter fut organisée un lundi de novembre, environ trois mois avant leur déménagement officiel. Sonia et ses collègues avaient rendez-vous à la réception principale de la tour, où Alain et une représentante des ressources humaines les attendaient pour l'enregistrement de leur carte d'accès, suivi d'une visite officielle des bureaux. Sonia se sentait comme une orpheline que l'on présentait à sa nouvelle famille. Heureusement, Béatrice, Eric et Eddy l'accompagnaient. Ils s'étaient donné rendez-vous devant la porte Nord du bâtiment.
La tour Jupiter représentait l'inconnu, une autre planète. Ironiquement, grâce à la ligne de train directe qu'elle prenait à dix minutes de chez elle, il lui était plus rapide de s'y rendre qu'à Exanor, perdu dans la campagne. Pourtant, la distance lui semblait immense.
Debout sur le quai numéro 2, elle attendait non plus le bus du matin, mais ce train qu'elle emprunterait des centaines, peut-être des milliers de fois à l'avenir, tout comme lorsqu'elle était écolière. Tant d'années avaient passé, mais prendre le train gardait pour elle une saveur nostalgique, rappelant l'enfant qu'elle avait été. Aujourd'hui, elle se sentait comme une écolière en route pour son premier jour dans la grande école, passant du statut de la plus grande en primaire à celui de la plus petite à l'école KES.
Depuis la fenêtre du wagon, elle aperçut au loin la tour, dépassant la ligne des immeubles tels un donjon dominant les remparts de la cité des affaires. Son cœur s'emballa.
Lorsque les portes s'ouvrirent, Sonia fut emportée par le flot des passagers qui se déversaient en vagues à travers les rues bordées de gratte-ciels. Le quartier des affaires était un îlot de pouvoir, un concentré d'architecture impériale, la vitrine du monde de demain telle qu'imaginée par les puissants d'aujourd'hui. Tout y était droit, net, beau et froid.
Le cœur battant, Sonia avançait droit devant, fixant la tour comme un insecte attiré par la lumière d'un phare, lequel drainait vers lui la marée des travailleurs. Elle n'était qu'une ombre parmi les ombres. Autour d'elle, beaucoup parlaient en marchant, le regard fixé devant eux, conversant avec quelque interlocuteur invisible, peut-être un autre passant dans la foule ou bien quelqu'un assis à l'autre bout du monde. Pour se retrouver plus facilement dans cette masse humaine, Eric avait proposé une idée : s'habiller en rouge. Ce qui avait commencé comme une boutade était devenu un petit défi. Ce matin, Sonia avait donc enfilé un pull rouge, réalisant qu'elle faisait tache dans cette marée noire de fonctionnaires du capitalisme.
Par sa grandeur et sa puissance, la tour reine du quartier des affaires aspirait le regard, effaçait le paysage. C’était une fulgurante lance de pierre et de verre dressée au-dessus des hommes comme un étendard à la gloire des multinationales dominant le monde, un fier obélisque découpant la lumière du ciel pour marquer de son ombre l'heure du capitalisme sur le cadran solaire de l'économie moderne.
Face à elle, la tour hypnotique engloutissait les essaims de travailleurs venus alimenter le cœur de la ruche. Sonia sentait ses jambes lourdes. Elle n'était pas à sa place. La masse humaine l'étouffait, la tour l'écrasait. Rien ne lui était familier. Ce monde n'était pas le sien. Elle n'avait rien à y faire. Elle s'arrêta. Dans le ciel, une tâche lumineuse sporadique indiquait la position du soleil derrière les nuages. L'envie de fuir, de retourner dans la campagne d'Exanor, la submergea.
C'est alors qu'elle entendit son nom. Quelqu'un l'appelait d'une voix forte, perçant le brouhaha de la foule. Eric ? Oui, c'était la voix d'Eric. Elle laissa son regard suivre le son. Là-bas, Eric agitait le bras pour attirer son attention. Il se tenait au bord de l'esplanade, près d'un banc, avec Béatrice et Eddy. Il criait comme s'il était seul. Eric n'avait honte de rien.
Tous trois étaient habillés en rouge.
Sonia sourit. Elle n'était plus seule.
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