Chap 1-4 Un autre monde (1/2)

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  Le lendemain, comme par effet de contagion, les conditions de santé de son ordinateur se dégradèrent d'un coup. Malgré sa relative jeunesse, son petit ami avait, dès le début, montré des signes troublant de dysfonctionnement : réveils difficiles, tendance à l'essoufflement en cours de journée, fièvres chroniques ; autant de symptômes qui faisaient douter non seulement de sa santé, mais aussi de son âge véritable. Lui avait-on refilé un vieux moteur sous un capot flambant neuf ? Durant la matinée, son partenaire souffrit de crises d'asthme (son ventilateur tournant à plein régime jusqu'à l'étouffement) et à deux reprises, son écran entra en catalepsie, la forçant à recourir au choc défibrillateur du bouton restart. A la troisième attaque, craignant un virus ou pire un Alzheimer du disque dur, elle alla demander conseil à Alain qu'elle savait versé en médecine binaire. « Je vois, dit-il compatissant. J'ai le même problème. Il faudra surement le remplacer. » Il fit la moue en soulevant la main. « Ecoute, je sais combien ça peut être ennuyeux quand ton ordi ne tourne pas rond. Pour le mien, j'ai fait appel à un gars de l'équipe informatique. Il s'appelle Sven, je ne sais pas si tu le connais ? » Sonia fit non de la tête « Il est vraiment bien. Je sais qu'il est là aujourd'hui. Va le voir, il va pouvoir t'aider. »

  Prendre contact en direct avec le support local ne relevait pas de la procédure standard ; la réglementation interne - la policy - exigeait que la victime se rende au portail du commissariat informatique afin d'y faire une déposition. Une fois le formulaire de plainte complété et signé, un e-mail automatique était alors renvoyé, énonçant les droits et obligations du plaignant, ainsi qu'une promesse de réponse dans les 48h, 24h pour les conflits conjugaux graves et trente minutes pour les détenteurs de la carte VIP. Evidemment, la policy ne précisait pas la procédure à suivre en cas de syncope du conjoint et donc d'impossibilité technique de se connecter au guichet des plaintes... Comme toujours, la meilleure solution restait le très classique passage au plan B : je connais quelqu'un qui connait quelqu'un. « Vas-y tout de suite ! Je vais le prévenir que tu descends.  » Ses yeux bleu clair ressortaient davantage quand il était gentil...

  Le bunker informatique de KES était enterré au treizième étage, au fond d'un couloir blanc en zigzag barré par deux portes anti-incendie verrouillées électroniquement. Les badges d'employé permettaient de passer les checkpoints. Sonia avança avec précaution, son patient dans les mains, avec l'impression d'être dans le couloir stérilisé d'un hôpital militaire. Elle ne connaissait pas Sven bien qu'elle ait reçu son ordinateur à peine quelques mois auparavant. A l'époque, Exanor disposait encore de son propre informaticien, Gaëtan, un homme à tout faire qui avait bâti le département. Gaëtan s'occupait de tout : les achats, les contrats, les installations, les réparations, il offrait les conseils gratuits et le sourire en prime. Il avait géré la transition vers KES comme un chef et s'était démené afin que personne ne pâtisse des changements de serveur, de programmes et de matériel. Quelques semaines auparavant, on l'avait chaleureusement remercié de ses efforts en lui offrant la porte. Il avait travaillé quatorze ans pour Exanor.

  La porte du local était ouverte. Une seule personne, le dos tourné, occupait un des quatre sièges d'une pièce tout en longueur sans fenêtres ; de chaque côté s'alignaient des tables remplies d'ordinateurs et d'écrans. « Bonjour... » dit-elle d'une voix mal assurée. L'homme se retourna. « Ah, bonjour ! Sonia, c'est ça ? » Il devait avoir une trentaine d'années. Un visage fin, mal rasé, des yeux brun clair et les cheveux courts, il était habillé d'un jean et d'une chemise de bucheron à gros carreaux. Plutôt beau garçon (si l'on faisait abstraction de la chemise). Son sourire la déstabilisa. « Oui, dit-elle. Je... » Ayant perdu le fil de sa phrase, elle se contenta de montrer son ordinateur. « Je vais regarder ça. Moi, c'est Sven ! » Elle eut envie de se gifler. Je suis sûre que je suis toute rouge...

  Sven ralluma l'ordinateur et vérifia le statut du système. Il confirma la date officielle de remplacement : deux ans et demi...

« J'ai intégré ce service y a un peu moins d'un an, raconta-t-il tout en pianotant sur le clavier. 

 — Tu as connu Gaëtan, notre ancien informaticien chez Exanor ?

 — Oui, je l'ai croisé quelques fois, même s'il ne travaillait pas ici. Un super type. Mais bon, en informatique on est tous super sympa » dit-il en lui faisant un clin d'œil.

  A l'instar des autres informaticiens, il officiait comme prestataire de service externe et n'était donc pas sous contrat KES. « Mais ça ne change pas grand-chose, tu sais. Qu'on soit salarié ou consultant externe, on a toujours droit au même traitement de faveur : une pièce exiguë avec des écrans d'ordinateur pour seules fenêtres ! » Son diagnostic fut sans appel : « Va falloir le remplacer. Pas mal d'employés ont des soucis avec ce modèle. Ils ont dû mal programmer l'obsolescence ! » lâcha-t-il avant d'éclater de rire. Sonia sourit par politesse (ce devait être une blague d'informaticien). « En attendant, je vais modifier quelques paramètres pour améliorer la stabilité du système. Ne t'attends pas à des miracles, mais ça devrait t'épargner des migraines. » Tandis qu'il ouvrait le ticket de demande de remplacement anticipé, elle remarqua l'écran d'un jeu vidéo sur l'un des moniteurs : un personnage en image de synthèse, un homme plutôt bien bâti, aux détails très soignés, se tenait devant une espèce de garde-robe. Elle ne put réprimer sa curiosité.

« C'est Autremonde, expliqua-t-il, un univers de réalité virtuelle en ligne.

 — Autremonde ? »

  Le nom d'Autremonde lui était bien sûr familier ; les univers virtuels s'étaient développés en masse ces trente dernières années, et celui d'Autremonde circulait dans les conversations déjà au temps de son adolescence. Là s'arrêtait sa connaissance en la matière, elle n'avait jamais accroché au concept. Rencontrer quelqu'un branché à un jeu en ligne dans les bureaux de son entreprise était plus qu'inattendu. « Tu veux voir ? demanda Sven avec un sourire.

 — Je... Non, je voulais... Enfin, je ne voudrais pas... »

Bon, on repassera pour la phrase articulée...

  « J'ai lancé un programme de diagnostic sur ton ordi pour m'assurer qu'il n'y a rien d'autre. Ça va prendre quelques minutes... » Il fit rouler son siège et se cala en face de l'écran du jeu. « Autremonde est un univers ouvert massivement multi-joueurs. Tu vois ce que c'est ?

 — Oui ! Enfin... plus ou moins...

 — En gros, tu as un personnage que tu diriges librement dans un univers virtuel, tu rencontres d'autres joueurs en ligne avec lesquels tu peux interagir. Là, tu vois, c'est mon avatar : Highlander 666 »

Sonia ne put réprimer un sourire. « Oh... 666, c'est ta date de naissance ?

 — Absolument. Comment t'as deviné ? »

Elle sentit la chaleur lui monter au visage. « Et du coup, quel est le but du jeu ?

 — C'est comme dans la vie réelle. C'est toi qui décides. En général, je passe mon temps avec un groupe d'amis. Quand je suis au boulot, je ne suis pas vraiment actif, je me contente de chatter ou flâner à gauche et à droite pendant les heures creuses. Ici, je regardais des nouveautés à la mode dans une boutique de vêtements.

 — Tu fais des achats ? Enfin, des achats virtuels pour ton... avatar ?

 — C'est ça. Le look, c'est important. Les gens te jugent d'abord sur ton apparence. Alors, il faut être bien sapé ! »

 Sven déplaçait son personnage à travers les rayonnages, il fit quelques zooms sur des vestes en cuir plus vraies que natures.

« C'est super beau, s'étonna-t-elle, fascinée par la finesse graphique des matériaux et des textiles. Il y a le même genre de vêtements... pour les femmes ?

 — Bien sûr, il y a des milliers de boutiques de vêtements. » 

  Oubliant un instant la raison de sa présence, elle porta son attention sur un chemisier à motif torsadé évoquant le style Art Nouveau. Le tissu finement ouvré laissait deviner une trame de fils épaisse de haute qualité. « Je vais l'essayer » dit Sven. En deux clics, le personnage d'Highlander 666 avait endossé la chemise. Il tourna sur lui-même pour montrer à Sonia le vêtement sous toutes ses coutures. Un prix s'afficha à l'écran : 675 suivi d'un signe ayant la forme d'un « v » barré stylisé. « C'est cher ?

 — 675 vulcains... environ 7 dollars. Disons que c'est du milieu de gamme.

 — Dommage qu'il n'existe pas en vrai !

 — Ce magasin ne propose que des produits virtuels, mais certaines enseignes ont en rayon des articles que tu peux commander dans la vraie vie. Par exemple, ton avatar peut essayer une paire de chaussures et la commander par la poste. Bon évidemment, ça ne te dira pas si elles sont confortables, mais si tu connais la marque...

 — Tu as déjà acheté des vrais articles avec ton avatar ?

 — Moi ? Non. Pour être sûr de ton achat, il faudrait déjà que ton avatar te ressemble ! (Sven fit pivoter son siège vers elle) Tu as remarqué toi aussi..., fit-il un sourire en coin. On ne se ressemble pas beaucoup tous les deux... » lI n'avait en effet pas le gabarit d'un héros de film d'action. « Je joue surtout pour m'évader du quotidien, pas pour refléter ma vie de tous les jours. Quand je joue, j'ai envie d'être quelqu'un d'autre. Mais je connais des gens qui ont fait de leur avatar un vrai sosie d'eux-mêmes. Bien sûr, ça va sans dire, dans la vraie vie, aucun d'eux n'avait l'air d'un sumo ». Sonia ne s'était jamais intéressée à la réalité virtuelle, mis à part pour regarder des films. Elle ne connaissait d'ailleurs personne qui jouait à Autremonde ou à un jeu similaire. Pourtant, ce monde l'interpellait. « Et à part les magasins, qu'est-ce qu'on peut faire dans ce jeu ?

— Je dirais : plus ou moins tout ce que tu as rêvé de faire dans la vie réelle sans jamais oser le faire. »

Sven dut lire l'étonnement dans ses yeux.

« Je vais te montrer. »

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