La pointe de la souris se balada dans un menu à droite de l'écran, puis l'image se troubla. L'avatar, sans avoir bougé, se rematérialisa dans un endroit totalement différent. Un ciel immense habité d'un profond bleu de cobalt dominait un lagon encerclé d'une végétation dense à l'exception d'un accès libre vers la mer. Des reflets de soleil poudraient la surface de l'eau jusqu'à la silhouette mystérieuse d'un navire échoué au centre de la rade. Le personnage de Sven, Highlander, se tenait immobile sur une plage de sable fin, blanche et lumineuse dans laquelle la lagune s'enchâssait comme une opale sur le croissant fertile de la forêt tropicale. « C'est magnifique..., murmura-t-elle.

 — Autremonde est optimisé pour la 3D. Si tu veux profiter au mieux de l'expérience, il faut utiliser un matériel adéquat : un casque avec des capteurs de mouvements. Ça reste quand même très beau en haute définition. »

« Ici, précisa-t-il, on est sur la planète-mère. Autrement dit, la même que tout à l'heure. Mais on peut bouger de planète. Regarde !  »

  Au terme d'une nouvelle manipulation, le décor s'évapora. L'avatar Highlander se trouvait à présent dans un immense hall couvert d'un dôme de verre au-delà duquel se devinait l'espace intersidéral tapissé d'étoiles ainsi que la courbe d'une planète proche panachée de taches de couleurs rouge et orange entremêlées. Une petite navette spatiale avançait lentement à travers l'écran. « Ici, nous sommes dans une station spatiale en orbite autour de la planète Soriante. C'est une des sept planètes du système d'Entalor. Nous sommes carrément dans une autre galaxie. C'est d'ici que vient un de mes amis . » On aurait cru que le personnage de Sven venait de rentrer dans un film de science-fiction. « Un de tes amis vient d'une autre galaxie ?

 — C'est ça ! dit-il en riant. On rencontre beaucoup de monde sur Autremonde, mais après un certain temps, on se fixe un petit groupe d'amis avec qui on passe tout son temps. »

Le mot ami résonnait dans sa tête. Depuis un certain temps déjà, elle se posait la question du sens à donner à ce mot. « Et tu les connais dans la vraie vie tes amis ?

 — Non. Je ne les ai jamais rencontrés ».

Jamais ? Sven devait être un pur produit des réseaux sociaux. « Quand vous êtes ensemble, qu'est-ce que vous faites ?

 — On est plutôt fans de science-fiction, on fait des aventures dans des mondes futuristes tels que celui-ci. On a un groupe de mercenaires et on fait des missions pour l'argent, et un peu pour la gloire ! Mais au fond, surtout pour s'amuser... »

  Dans la grande salle vitrée, Highlander marchait à son rythme comme s'il n'avait que faire de leur conversation. Sous le dôme pharaonique grouillait une foule hétéroclite : des hommes, des femmes, des robots de toutes formes, mais aussi des bipèdes extraterrestres de races inconnues ; tout ce monde allait et venait dans un joli capharnaüm. Au centre de la bulle s'épanouissait une petite forêt d'arbres et de plantes étranges, parc miniature dans une cité de métal brillant, unique touche de verdure dans un espace dépourvu de décorations.

  « Les possibilités d'aventure sont sans fin parce que de nouvelles s'ajoutent tous les jours, poursuivit Sven. Tu peux participer à des jeux de rôles, en équipe ou seul. Tu peux faire partie de clubs, faire du sport ou aller au ciné, sortir en boite, aller à la plage... ou juste prendre un verre avec tes potes dans un bar branché. Le tout en restant chez toi !

 — C'est... intriguant.

 — Tu n'as qu'à essayer. C'est gratuit. Tu dois juste t'inscrire, créer ton avatar et c'est parti. Après, si tu veux un avatar aussi bien détaillé que le mien, il faut un peu investir. Mais tu peux très bien découvrir l'univers sans dépenser un sou.

 — C'est gentil, mais je ne crois pas que c'est pour moi !

 — Tu serais étonnée, il y a autant de filles que de garçons sur Autremonde. Tout le monde peut y trouver son compte. »

  Elle eut peur d'avoir réagi trop brusquement et tâcha de s'exprimer sur un ton plus neutre : « Tu passes beaucoup de temps dans Autremonde ? »

  Sven acquiesça. « Je suis souvent connecté, sans être nécessairement actif. La plupart des gens voient leurs amis via les réseaux sociaux, moi je les vois dans Autremonde. C'est une alternative plus dynamique et plus amusante ! Il faut essayer au moins une fois ! » D'après lui, Autremonde préfigurait le standard futur d'internet.

« Et c'est permis de se connecter au travail ? Il me semblait qu'on était plutôt dans un environnement, disons, protégé, non ?

 — Oui, mais pour un informaticien, c'est un jeu d'enfant de contourner le pare-feu. Bien sûr, c'est un secret. On n'est pas censé le faire. C'est un secret de polichinelle, mais c'est un secret quand-même ! ».

Sven fit un large sourire à Sonia. « Je fais donc appel à ta discrétion.

 — Arrange-toi pour que mon ordinateur fonctionne et je serai muette comme une carpe !

 — Marché conclu !

 — Mais je te préviens, s'il crache encore une fois, je viendrai en personne botter le cul à ton avatar ! »

Elle se figea. Qu'est-ce qu'il allait s'imaginer, là ? Qu'est-ce qu'il fait chaud ici !

  Sven lui rendit un grand sourire. « C'est honnête ! Justement, voyons ce que le diagnostic donne » Elle l'observa en silence tandis qu'il parcourait un rapport ésotérique et effectuait quelques manipulations abstraites. Quel intérêt pouvait-il y avoir à acheter des vêtements à une marionnette virtuelle ? « Si tu veux, je t'enverrai le lien du jeu, dit-il soudain. Malheureusement, tu ne pourras pas y accéder au bureau, uniquement depuis chez toi. De toute façon, c'est avec un matériel de réalité virtuelle que l'on profite vraiment d'Autremonde, pas avec un écran et une souris. »

  Sven éteignit l'ordinateur. « En attendant, j'ai fait la demande de remplacement. Ça devrait prendre une à deux semaines ». Une fois l'écran éteint, il ferma le clapet et tendit le portable à Sonia. Elle le remercia et quitta la pièce de façon un peu précipitée. Elle se sentait gênée.

  Un peu plus tard dans la journée, elle reçut un mail de Sven, avec un lien et un commentaire. « Au cas où il est nécessaire d'aller botter le cul à quelqu'un... »

***