Chap 4-1 Moi, Xena
Lorsqu'elle ouvrit les yeux, la fenêtre projetait un carré blanc lumineux sur le mur. L'horloge digitale indiquait 9h12. Les chiffres du réveil avaient une teinte pâle, loin de cet air dense et accusateur qu'ils prenaient d'ordinaire en semaine. Gloria n'avait pas chanté. Sonia avait pris soin de la bâillonner avant de s'endormir. Au fil du temps, elle avait fini par se convaincre que cette chanson avait acquis une volonté propre, qu'elle décidait chaque matin si elle allait lui chuchoter des encouragements ou lui hurler à tue-tête toute sa haine des hommes ; parfois même qu'elle prenait un malin plaisir à la tourmenter. Alors, la veille au soir, avant d'éteindre, elle avait posé son doigt sur le bouton off et dit : « Cette fois, c'est moi qui survivrai ».
Ce lundi était jour férié. Elle était libre, libre de rester au lit. Elle venait de passer une bonne nuit. Au réveil, elle s'était remémoré le parfum des crêpes au sirop d'érable que maman préparait parfois le dimanche au petit-déjeuner. Même sans Gloria pour le lui marteler, elle savait qu'elle survivrait à cette journée. Après plusieurs nuits sans sommeil, elle était apaisée. Certes, elle était seule ; certes, son travail n'avait rien d'exaltant. Pouvait-elle pour autant vraiment se plaindre ? Elle avait un boulot, non ? Et puis, elle n'était pas si vieille, du moins pas trop vieille, il n'était pas encore trop tard pour vivre des aventures et pourquoi pas changer, devenir quelqu'un d'autre, ou juste... quelqu'un. Elle rejeta l'édredon et posa les pieds par terre. Combien de temps Adam avait-il attendu avant d'annoncer la nouvelle ? Il s'était fait si discret, il devait appréhender la réaction de ses parents. Il avait pas tort...
Elle tenta de visualiser son frère avec sa nouvelle compagne, lui si fin, si proportionné, marchant dans la rue main dans la main avec elle, immense, démesurée, mi-humaine, mi-cétacé. Elle secoua la tête. Sonia, ne soit pas méchante ! Ses parents s'étaient préparés à déboucher le champagne et voilà que leur fils leur avait sorti une mauvaise vinasse de derrière les fagots. Pas étonnant qu'ils aient vu rouge. Il avait débouché la bouteille, mais ça sentait le vinaigre, cette cuvée n'était pas une bonne année, sans compter que ce vin-là n'était pas un vin de garde et il l'avait conservé bien trop longtemps en cave.
Restaient les zones d'ombre : non pas que Sonia ait jamais adoré Géraldine, avec ses petits airs supérieurs et cette duplicité qui la caractérisait, mais aussi dangereuse fût-elle, la jeune femme n'en restait pas moins belle, tous les hommes se retournaient sur elle dans la rue. À bien y réfléchir, tous les hommes devaient probablement aussi se retourner sur Éloïse. Toujours est-il qu'on ne passait pas comme ça d'un régime sans sel à un régime fast-food. Avaient-ils vraiment décidé ensemble de garder l'enfant ? À moins que son frère n'ait gagné dix ans de maturité en quelques mois, tout ça ne sonnait pas comme du « Adam ». Le point positif de cette histoire, c'est que plus jamais sa mère ne ferait la moindre allusion à son poids !
Tout en se brossant les dents, elle observa son visage dans le miroir. La nouvelle de son frère l'avait secouée, mais lui avait fait prendre conscience qu'elle avait le droit de faire ce qu'elle voulait. Elle ne devait craindre, ni le regard des autres, ni son propre regard. Si lui en était capable, elle devait en être capable elle aussi.
Elle serait Xena.
Voilà, c'était décidé !
Elle serait cette femme guerrière, la mythique princesse de la série culte avec sa force et ses blessures. Xena était un seigneur de guerre en quête de rédemption, accompagnée partout d'une amie qui ne servait pas à grand-chose e et dont elle ne se rappelait plus le nom. En vérité, elle-même était plutôt le prototype de la copine sans talent, un peu mièvre, dont on ne retenait pas le nom, au lieu de la super guerrière, avec ses démons, ses méga-cuisses et sa longue épée tranchante. Elle serait donc Xena. Parce qu'elle avait décidé que, au moins dans un autre monde, elle serait quelqu'un, une super femme. Le genre sur qui on se retourne.
***
Elle tapa le nom dans la barre de recherche et fut téléportée en face du mannequin. Elena la fixait dans les yeux, semblait lui dire « je t'attendais ». Elle était belle. Trop belle. Sonia s'imagina rencontrer Sven dans Autremonde sous les traits d'Elena. « Sonia, c'est toi ? lui dirait-il.
— Oui.
— Ah oui, d'accord... »
Elle devait personnaliser sa guerrière. Elle pressa le bouton de sélection et le corps de la femme s'inséra dans un quadrillage tridimensionnel. A partir d'ici, elle pouvait modifier chaque partie du corps indépendamment. Elle zooma sur le visage et un menu à droite indiqua la liste des paramètres modifiables. Les options étaient innombrables. Elle avait l'impression d'être dans le cabinet d'un plasticien proposant son catalogue de chirurgie à une cliente fortunée : le menton, les joues, les yeux, le nez, les oreilles, la bouche, tout était modifiable, le grain de la peau, la couleur, la brillance. Elle pouvait coupler les yeux ou les travailler séparément, choisir leur forme dans un menu ou les redessiner à la main dans le programme de retouche. En théorie, elle pouvait refaire Elena de a à z. Certaines options grisées étaient néanmoins payantes et inaccessibles tant qu'elle n'aurait pas complété son profil utilisateur et débloqué ses coordonnées bancaires.
C'était notamment le cas de l'option scanning. A cet effet, le site proposait en vente une caméra-scanner spéciale Autremonde qui optimisait la prise de donnée pour le paramétrage. Malin. Comment dépenser de l'argent avant même de commencer.
Elle retira son casque et alla décrocher le miroir de la salle de douche. Sa mère aurait été contente, elle qui lui reprochait d'avoir arrêté le dessin, elle allait se refaire le portrait. Après l'avoir posé face à elle, elle commença son travail de modelage, la forme du faciès, le nez, les yeux... Peu à peu, prise au jeu des sept différences, elle corrigea chaque partie de son anatomie dans les limites des options disponibles. Elle retravailla son corps des heures durant, repassant dix fois sur les mêmes endroits, et ne fit une pause que lorsqu'elle sentit le froid la gagner, son amour du détail ayant réduit sa couche vestimentaire au seul triangle des Bermudes.
Le défi était de réussir à se reconnaitre dans l'avatar sans pour autant dénaturer le corps sculptural de la princesse. Elle lui avait élargi les hanches, alourdi les seins, fait ressortir son petit ventre, mais sans exagérer ; elle aussi ferait un effort pour ressembler à son avatar et pas seulement l'inverse. Elle souhaitait une sorte de Sonia améliorée, une Sonia-Xena, une guerrière au corps sculpté, à la cuirasse ciselée et au regard de louve. Un idéal d'elle-même. Elle rêvait d'être celle sur laquelle les hommes se retournaient, non pas simplement parce qu'elle était belle et désirable, ou parce qu'elle avait le tour de taille d'un mammifère marin en voie d'extinction, mais parce qu'ils l'admiraient, parce qu'ils l'enviaient, parce qu'elle avait la classe, la force et le charisme des grandes figures de la mythologie. Quant au nom, elle hésitait. Elena n'était pas mal, Xena était évident, malheureusement ce n'était qu'un emprunt, peu personnel et elle risquait de ne pas être la seule à y avoir pensé. Elle pouvait aussi garder Sonia. « Misérable, tu vas goûter au tranchant de ma lame ! lança-t-elle tout haut. Je m'appelle... Sonia ». Non, ça colle pas... Elle avait bien pensé à Xonia, mais écarta vite cette idée. Au final, en panne de créativité, elle garda Xena. Le système généra son numéro d'identification : Xena59287. Elle espérait que le nombre ne représentât pas la quantité de Xena en circulation. Une fois son compte ouvert (et son numéro de carte de crédit enregistré dans la base de données de CyberWorld), elle chaussa à nouveau le casque et plongea à la rencontre d'elle-même.
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