Chap 4-4 Touché coulé (2/2)
Lundi matin, elle et ses collègues reprirent le travail comme si de rien n'était, comme si Alain n'avait jamais prononcé le renoncement de ses voeux au temple de Jupiter, comme si on ne voulait pas voir la réalité en face. Puis, au bout de deux jours, les attitudes changèrent. A commencer par Alain lui-même : celui qui avait toujours fonctionné comme un métronome, arrivant et partant tous les jours à la même heure, analysant ses indicateurs de performance et passant ses journées en réunion, cet Alain-là avait déjà quitté la société. Le nouvel Alain - le Alain de transition - passa aux trente-deux heures, en horaire décalé, ne s'intéressa plus aux indicateurs et devint souriant. Ses beaux discours sur le courage, la satisfaction de mener à bien un projet ambitieux, ensemble, en équipe, toutes ces belles paroles sonnaient maintenant comme un playback. Pourquoi avait-elle toujours tendance à croire les gens ? Avant même son discours sur Egret, il devait savoir qu'il ne resterait pas. Alors pourquoi tout ce cinéma ?
Pour commencer, qu'est-ce que son absence allait changer ? Elle avait souvent eu l'impression qu'Alain passait son temps en réunion, mais ne faisait pas grand-chose de concret. Bien sûr, avec l'arrivée d'Egret, un projet titanesque en vue, il aurait pu apporter un vrai soutien, jouer un rôle de coordination, de négociation, de synthèse, un rôle de meneur. Et voilà qu'il disparaissait comme un fantôme au petit matin. De toute façon, il serait remplacé, ce qui soulevait une autre question sensible : par qui ? Après le départ de Mark, l'ancien, celui de toujours, la digue protectrice, voilà qu'à son tour disparaissait Alain, l'espoir, l'espoir déçu, cette barque solide sur le papier qui devait les mener à bon port dans la tempête de l'intégration et s'avérait à la livraison un fragile canot pneumatique qui venait de se dégonfler. Le futur du département se noyait dans un épais brouillard marin.
Le spectre de Béatrice fit de brèves apparitions pour se dissiper tout aussi vite - elle était officiellement en télétravail. Eddy entra en hibernation, son métabolisme ralentit, il passait de longs moments à scruter le ciel à la recherche de réponses à ses questions. La vie intérieure d'Eddy était un mystère total. Eric, au terme d'une courte période de rumination ascendante, se mua en un vent violent de critiques contre le monde entier : Alain, l'incompétent couard, les trois rosbifs qu'il allait transformer en steak haché, les informaticiens et leur cerveau binaire, la finance et ses questions qu'elle ne comprenait pas elle-même, les ressources humaines qui n'avaient rien de ressources et rien d'humaines, les collègues, ô les pauvres collègues, qui ne voyaient pas que le sol se dérobait sous leurs pieds, et aussi le gouvernement parce que, bref, tout le monde y passait.
« Ecoute-moi bien, dit-il un jour, ch'ais pas qui va remplacer Alain, mais s'ils nous refourguent un autre Alain, je le démolis. Je vais te le retourner comme une crêpe et il ira pleurer dans les jupons de sa mère. On a besoin d'un type avec des couilles ici, pas un béni-oui-oui, comme l'autre tantouse, un gars qui ose dire à ces ignorants ce qu'ils doivent faire ». Sonia avait bien tenté un discret : « un homme ou bien... une femme ». Eric l'avait toisé un instant en silence sans comprendre apparemment de quoi elle parlait. A-t-on déjà vu une femme avec des couilles ? avait-il dû penser. Puis, il avait repris son monologue comme si de rien n'était.
Au final, c'est Lucie qui eut la réaction la plus étonnante ; vendredi, en fin de journée, elle vint s'assoir près de Sonia : « Tiens au fait, dit-elle après avoir débité quelques banalités dont elle avait le secret, j'ai demandé à Alain s'il avait des personnes en vue pour son poste. Tu sais ce qu'il m'a dit ?
— Non.
— Il m'a dit que le poste n'était pas encore ouvert, il venait juste de finir le descriptif de fonction. Puis il m'a dit que s'il regardait juste dans notre équipe, il ne voyait qu'une seule personne qui avait le potentiel. Et une seule personne qui en avait vraiment envie. Mais que d'après lui, c'était deux personnes différentes.
— Il t'a dit qui ?
— Non. Mystère total. Mais si tu veux mon avis, si la personne qui a les compétences venait le voir - et je te jure, ce n'est pas moi, je l'ai lu dans ses yeux - et si cette personne lui disait qu'elle était intéressée, je crois qu'elle aurait le job sans problème.
— Quoi, tu crois que c'est moi la personne avec les compétences ?
— Tu pensais à Béatrice peut-être ?
— Non, je pensais à Eric.
— Ah oui, c'est sûr, lui, il a envie du poste ! Enfin, pour moi c'est égal, mais si tu veux un conseil, tu devrais y réfléchir.
— Non, il faut quelqu'un avec une forte personnalité. »
Lucie la regarda dans les yeux.
« Tu crois ? Qui t'a dit ça ? »
***
Le téléphone sonnait.
Elle posa son casque sur le bureau. Le petit appareil vibrait sur la table du salon. Elle se leva. Maman clignotait sur l'écran. C'était l'heure de l'invitation à diner... Sur le moniteur, Xena attendait devant la mer assombrie par les nuages gris. Sonia soupira. Capri, c'est fini.
« Allo ? dit-elle.
— Coucou ma puce, c'est maman ! »
Je sais maman, ton nom s'affiche à chaque fois.
« Coucou maman, quelle bonne surprise... ». S'en suivit alors le protocole de bienséance familiale. Sa mère allait bien, elle était un peu fatiguée. C'était gentil de demander. Son père par contre se plaignait à nouveau de douleurs au dos. Sa mère lui avait pourtant dit de ne pas travailler dans le jardin, mais elle connaissait son père, il n'écoutait que lui-même.
« Il est encore stressé ?
— Ton frère a appelé hier et le ton est monté. Ils se sont engueulés.
— Aïe ! Papa n'a pas encore avalé la pilule ?
— Non. Et entre nous, ce n'était pas vraiment à lui de la prendre la pilule, si tu vois ce que je veux dire.
— Oui, maman, je vois... »
Attention terrain glissant. « Maintenant ce qui est fait est fait. Mais tu sais, je trouve que ton frère est encore plus borné que ton père. Il devrait comprendre notre déception. Mais il réagit comme si ce n'était pas nos oignons !
— Je ne sais pas maman. Je n'ai jamais compris Adam.
— Tu pourrais lui parler.
— Qui, moi ?
— Oui, je suis certaine qu'il t'écouterait toi.
— Mais ce serait bien la première fois ! Qu'est-ce que tu veux que je lui dise ?
— Oh mais tu sais ! »
Non, elle ne savait pas ce qu'elle pourrait dire à son frère, elle ne comprenait rien, ni à lui, ni aux hommes, ni aux couples ; cependant, elle ne voulait pas irriter sa mère ou alors ne voulait pas paraitre insensible. En fait, elle ne savait pas trop, ça touchait ses parents, alors, elle ne pouvait pas se défiler. Sa mère lui avait brossé les contours de la conversation entre les deux coqs. Ça avait beaucoup parlé de « respect » des deux côtés ; en revanche, il n'y en avait pas eu beaucoup dans les échanges. Les deux hommes s'étaient tirés dessus à boulet rouge et s'en étaient retournés dos à dos. Son père ne voulait plus avoir affaire à son fils tant qu'il n'aurait pas reçu des excuses.
A contrecœur, elle avait dit oui. En fin de journée, elle ressentit une douleur dans le dos. Était-ce la même douleur que son père ? Le prix de la frustration ? Elle secoua la tête. Elle s'en voulait de manquer de caractère, elle en voulait à son frère d'avoir créé toute cette situation, à son père d'en avoir fait un pataquès, à sa mère de lui forcer la main pour tout raccommoder.
Son frigo attira alors son attention. Sa mère ne l'avait pas invitée à manger ce week-end... Devait-elle y voir une forme à peine voilée de pression psychologique ? Enfin, sa mère pensait vraiment pouvoir l'influencer avec de la nourriture ? C'était ça l'image qu'elle renvoyait ? Elle était si grosse que ça ?
Qu'est-ce que t'aurais fait, Xena, à ma place ?
« Mais enfin Sonia, j'aurais sorti mon épée ! Et j'aurais tranché dans le vif ! ».
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