Chap 6-3 Cameron Dock (2/2)
La porte s'ouvrit et Xena sauta sur le quai. La gare de Cameron Dock, sobre et rudimentaire, lui rappelait le quai gris qu'elle arpentait tous les jours pour aller travailler. Néanmoins, l'endroit dégageait un calme apaisant comme si le béton s'était nourri de l'esprit de la campagne. Quelques flaques d'eaux éparses faisaient miroiter les nuages. On dirait qu'il vient de pleuvoir. Le silence fut interrompu par le son des portes qui se refermaient et le chuintement des roues mises en branle. La rame accéléra. Elle observa le reflet de son visage dans les vitres qui défilaient de plus en plus vite, puis lorsque le dernier wagon s'échappa, un paysage de grands immeubles industriels apparut devant elle, des tours, des bâtiments de métal, de béton et de verre, des cheminées d'usine et les ballons de stockage d'une industrie pétrochimique. A droite : la mer. Cameron Dock devait être un port industriel. Elle s'était attendue à une suite de petites villas bourgeoises, pas à ce grand complexe portuaire. Au loin, elle entendit le son grave et étiré de la sirène d'un navire de grand tonnage. « Décidément » murmura-t-elle.
La rue descendait vers le littoral en longeant, d'un côté, un quartier abandonné envahi par les herbes et, de l'autre, un canal désaffecté marqué de graffitis aux couleurs passées. Elle pausa un instant : un chien errant dévalait le fond du conduit en direction inverse. Était-il tombé dedans par accident ? Connaissait-il un chemin pour monter et descendre ? Quelqu'un avait-il jeté ce clébard là pour s'amuser ou alors apparaissait-il à chaque fois qu'un visiteur descendait la rue depuis la station de métro ?
Elle en était à se demander si l'animal était d'une race existante lorsque Xena arriva à l'entrée du nouveau quartier. Le style industriel perdurait dans une architecture revisitée, de grandes baies vitrées éclairaient des façades où se mélangeaient formes et matériaux en tous genres ; les poutres métalliques peintes aux couleurs vivaces se mêlaient aux briques sombres, aux charpentes en bois et aux fenêtres extravagantes. Plus Sonia avançait, plus elle s'étonnait de la variété de constructions qui pour autant se conformaient à un style revitalisé identifiable, donnant une sorte de cohésion à l'ensemble, comme si l'ancien port industriel avait été remis aux mains d'un groupe d'architectes excentriques qui avaient laissé libre cours à leur imagination tout en conservant une logique d'ensemble.
En se rapprochant du port, les bâtiments se faisaient plus imposants, des structures massives hautes de dix étages s'étaient muées en complexes d'appartements résidentiels avec vue sur mer. Plus qu'un rêve d'architecte, Cameron Dock évoquait un rêve d'architecte écologiste, un bond dans le futur post-énergie fossiles, une réponse originale à : qu'allons-nous faire de nos raffineries de gaz et de pétrole quand il n'y en aura plus ? Autremonde allait bien au-delà du simple site de rencontre, ou de la tentative de vivre dans la peau de celle qu'on n'osait pas être dans la vraie vie ; davantage qu'un endroit où se changer les idées, c'était un endroit où s'échanger les idées, un lieu où s'imaginer la vie qu'on pourrait avoir dans un futur proche, voire dans des centaines d'années.
Une voiture de couleur gris métallisé déboucha dans la rue et s'engagea dans sa direction. Elle ne reconnut pas le modèle au design épuré. Lorsque le véhicule arriva à sa hauteur, il n'émit aucun bruit à l'exception d'un petit « bip ». « Bonjour voyageur, fit une charmante voix masculine, je suis le nouveau prototype d'Audi – la WSP1 – voiture connectée entièrement autonome qui devrait être commercialisée d'ici deux ans. Nous offrons en exclusivité sur Autremonde la possibilité aux résidents de tester ce nouveau modèle en échange de vos impressions et conseils sur ses fonctionnalités et son design. Souhaiterez-vous faire un tour dans cet engin exclusif et faire un bon dans le futur ? »
Les icones « avec plaisir » - « plus tard peut-être » s'affichèrent. Elle allait choisir « plus tard », puis se ravisa. Elle ne connaissait pas la ville et ce bolide High-Tech ferait tout aussi bien l'affaire qu'un petit train jaune touristique. « Avec plaisir mon chou » souffla-t-elle. La portière s'ouvrit et Xena s'installa sur le fauteuil passager. Le point de vue passa en première personne. Le véhicule n'avait pas de volant ce qui laissait la place pour un énorme écran tactile qui foisonnait de fenêtres d'applications. La voiture parlante lui proposa plusieurs itinéraires en précisant qu'elle pouvait descendre ou changer sa destination à la demande. Sonia opta pour un trajet qui faisait une boucle dans le port et finissait dans le centre.
La voiture connectée profita de la visite pour plaider sa cause, entre deux commentaires sur les bâtiments alentours, un peu comme un politicien en campagne présentant les options de son futur programme à la faveur d'une inauguration culturelle. A en croire son guide, Cameron Dock était un lieu prisé de la jet-set mondiale ; des stars du showbiz y possédaient une maison ou un appartement dans un des luxueux immeubles du littoral ou encore une suite sur le paquebot résident du port, une réplique du fameux Titanic, navire des années 1920', que Sonia connaissait pour la torride histoire d'amour entre un Roméo et une Juliette modernes pris d'une passion si brûlante qu'elle avait fait fondre la glace de leur différence sociale, avant de se geler dans un iceberg. D'après Kitt (c'est comme ça qu'elle avait décidé de rebaptiser la voiture parlante), il était possible, une fois par an, de s'embarquer sur le navire pour revivre la croisière fatidique dans des conditions de reconstitution saluées par les historiens. L'ancien site pétrochimique comportait quant à lui un jardin botanique somptueux : d'anciens réservoirs à gaz sphériques abritaient une grande variété d'environnements reconstitués, du tropical au polaire en passant par les fonds marins ou les terres volcaniques. Ces biomes avaient un véritable caractère scientifique ; bien sûr, à en croire les dires d'une voiture parlante qui n'existerait pas avant des années. « La rue principale de Cameron Dock se nomme Christmas Eve. C'est une rue commerçante qui comme son nom l'indique est un must à parcourir en période de fêtes de fin d'année. Elle n'en reste pas moins attractive tout au long de l'année pour les résidents qui recherchent des produits de luxe loin des grands centres commerciaux. » Dans cette partie de la ville, ils croisèrent davantage d'avatars ; Sonia nota que la tendance était à l'homme et à la femme de type « homo bien sapé ». Les quelques animaux originaux étaient sans doute des touristes de passage.
La voiture s'arrêta devant une galerie d'art du nom de « Fletcher's Art Gallery ». La porte côté conducteur s'ouvrit et un homme d'âge mur s'assit aux côtés de Xena. Sonia réalisa que le véhicule avait dû envoyer son message d'invitation à tous les passants qu'il croisait sur son chemin.
« Bonjour, se présenta l'homme, je suis Carl.
— Xena »
La voiture redémarra. « Je ne crois pas vous avoir déjà croisé. Vous êtes de passage ?
— Oui, c'est la première fois que je viens ».
Carl était un homme dans la quarantaine aux cheveux courts poivre et sel, les yeux marron clair et une barbe en ancre sur un visage en losange ; il portait un blazer en velours brun avec une chemise blanc cassé et il avait un timbre de voix chaleureux qu'on avait plaisir à écouter. Il travaillait ici même, dans la galerie d'art virtuelle, reproduction de la galerie bien réelle dans laquelle il officiait en journée. Une petite alarme le prévenait des visiteurs virtuels et ses lunettes connectées le projetaient rapidement dans Autremonde pour accueillir ses clients. Il aimait faire un tour avec l'Audi et monter admirer le coucher de soleil depuis son appartement sur les hauteurs (même si en pratique c'était sa pause de midi), surtout lorsque dans la vraie vie le temps était maussade. Carl s'exprimait avec l'aisance du vendeur qui passait sa journée à convaincre des personnes de la bonne société à acheter des œuvres dont la valeur ne se justifierait qu'à la mort de l'artiste.
La voiture la déposa devant la boutique Grâce. Elle quitta Carl non sans que ce dernier lui ait remis sa carte et arraché une promesse de visite à la galerie. Avec un clin d'œil, il lui avoua que les journées dans la vie réelle étaient parfois longues et il serait trop heureux de s'échapper quelques minutes sous prétexte d'un client virtuel à accueillir. Elle accepta l'invitation et regarda la voiture s'éloigner en se demandant combien pouvait coûter le mouvement qui permettait à un avatar de faire un clin d'œil aussi naturel. L'expression du visage de Carl était plus vraie que nature. Elle avait de la marge. A côté, Xena avait l'air d'un playmobil.
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