Chap 6-4 Grâce
« Grâce » sonnait comme un slogan, affiché en lettres géantes au-dessus de la vitre teintée du magasin. Les portes coulissantes s'effacèrent en douceur devant Xena. L'intérieur de la boutique était de taille modeste, mais on ne peut plus raffiné : un canapé large et quelques fauteuils anciens dans les gris invitaient à tenir salon autour d'une table basse en bois exotique ; au sol, un immense tapis oriental offrait contraste à l'intissé floral bleu turquin tapissant les murs tandis qu'un grand plafonnier composé d'anneaux entrelacés diffusait une lumière indirecte.
« Bienvenue, bienvenue, chère amie ! »
Un homme dans un complet cintré, noir et brillant, s'approcha d'elle en se dandinant légèrement à chaque pas. « Quel bonheur de vous recevoir aujourd'hui ! ». Sonia n'eut pas le temps de répondre qu'il enchaînait « Et quelle chance ! Une si belle femme, dessinée avec soin et goût – tout est là ! ». Il écarta les bras avec grandiloquence. « Une femme parfaite façonnée dans la glaise la plus pure par des mains au talent immense. Il ne reste plus qu'à lui donner vie ! ».
Il avait les cheveux gris argenté coiffés vers l'arrière, le teint halé sur un visage ovale, une barbe de deux jours et un regard clair : un bel homme. « Cher Xena... » Sonia n'avait toujours pas trouvé le temps d'en placer une, mais elle commençait à sourire ...
« Cher Xena », répéta-t-il en ouvrant grand les yeux
« Vous êtes ma... Prisonnière !
— Bonjour, dit-elle enfin.
— Enchanté ma délicieuse invitée ! Je m'appelle Lancelot et je suis votre chevalier servant. Laissez-moi vous dire que vous avez frappé à la bonne porte ! »
Sonia ne lui fit pas remarquer que la porte d'entrée s'ouvrait toute seule.
« Vous venez de passer le seuil de la plus importante boutique de tout Autremonde ! Aujourd'hui l'image, c'est tout ! Et qu'est-ce qui fait l'image ? Les vêtements ? Les vêtements, ce n'est rien ! Les gens vous jugent sur votre prestance, votre classe, votre naturel, votre langage corporel. C'est ça, le vrai différentiateur !
— Je viens d'arriver, vous savez.
— Aucune importance, vous êtes arrivée ici, et ça, ça dit déjà tout sur ce que vous êtes : une personne intelligente qui a compris en un rien de temps comment fonctionnait Autremonde et qui a assez de curiosité pour vouloir en découvrir davantage. Et pour cela, il faut être acceptée. Et pour être acceptée, il faut faire comme les vrais résidents...
— Et les vrais résidents, ils... ?
— Ils veulent qu'on regarde leur avatar, non pas comme un avatar, mais comme une personne réelle, un reflet exact de ce qu'ils sont à l'intérieur. Non pas une marionnette informatique, un simple moyen de se déplacer et exécuter des actions dans un univers virtuel. Non non non ! Un avatar peut être bien plus que cela, un avatar « doit » être bien plus que cela, c'est une extension de soi auxquels les autres peuvent se connecter. Votre avatar tel que je le vois à tous les ingrédients pour qu'on ait envie de se connecter à lui, il est beau, mais honnête dans son dessin. Un corps ni trop fin ni trop galbé, une belle poitrine, mais imparfaite, des jambes pas trop longues ni trop musclées. Un beau visage rond, un petit nez mignon et une chevelure sans exubérance. Donnez-lui une vie, et les hommes voudront faire votre connaissance, donnez-lui une âme et les femmes feront de vous leur confidente.
— Oh ! Rien que ça ? Et les extra-terrestres ?
Il éclata de rire. « Ils voudront surement vous kidnapper pour vous vendre sur un marché intergalactique d'humains ou faire de vous une esclave, mais rassurez-vous, il y en a peu par ici » Et il ponctua son intervention d'un large sourire.
— Si possible, j'aimerais commencer petit. Si vous voyez ce que je veux dire.
— Certainement »
Sur ces mots, il s'écarta légèrement, et tendit le bras pour l'inviter à passer, alors même que devant Xena s'ouvrait une double porte vers l'arrière-boutique.
« Quand vous sortirez d'ici, Xena, vous serez une femme heureuse. C'est inévitable ».
Si Xena en était incapable, Sonia ne put s'empêcher d'écarquiller les yeux devant la galerie de mannequins qui défilaient de chaque côté d'un couloir interminable.
« Bienvenue dans le coffre-fort de Grâce. C'est ici que vous trouverez la liste complète des mouvements que nous commercialisons. Le choix est quasiment infini !
— Je vois !
— Ne vous inquiétez pas, je suis là pour vous guider. Nous irons pas à pas. Mais je vous propose de commencer par un petit tour, pour vous faire découvrir l'ampleur des possibilités. »
Ils commencèrent à marcher le long des mannequins. L'endroit n'était pas sans évoquer la chambre des avatars d'où Xena était sortie. A la différence près que tous les avatars qu'elle croisait ici étaient en mouvement ; des dizaines de personnages, tous féminins, se succédaient, chacun répétant à l'infini des gestes précis comme des robots, marchant, sautant, lançant un objet invisible, etc. Il y avait peu de différences physiques entre ces actrices, belles et... nues pour la plupart.
« Nous découpons les mouvements en plusieurs catégories : par partie du corps, en mettant l'accent sur toutes les possibilités qu'un même muscle ou un ensemble de muscles peut refléter ; ensuite par objectif. Dans ce cas, c'est l'objectif recherché qui définit le mouvement, qui peut alors regrouper un plus grand nombre de parties du corps de façon simultanée. »
« Il n'y a que des femmes ici ?
— Je ne vous propose que les modèles adaptés à votre avatar. Il y en a déjà assez comme ça ! Nous essayons d'offrir une large gamme de services ; il n'en reste pas moins que les humains restent notre gagne-pain principal, ils offrent à la fois une grande palette de mouvements et un plus large public. »
Elle s'arrêta devant une femme vêtue d'un tailleur gris et portant un sac à main pendu à l'épaule. Elle était immobile et semblait regarder un point vers la droite. Tout à coup, elle amorça un mouvement en sens inverse, fit un subtil roulement d'épaules et secoua énergiquement sa chevelure qui se souleva dans l'air avant de retomber.
« Gracieux, n'est-ce pas ? C'est une pause classique d'attente. Vous savez, lorsque vous laissez votre avatar au repos quelques instants. Certains demandent à ce que leur avatar se gratte le nez, mais j'ai une préférence pour le classique. »
De l'autre côté, une femme marchait d'un pas animé en balançant les bras d'avant en arrière. Elle semblait se déplacer sur un tapis roulant. Sa nudité affichée sans vergogne était troublante.
« Vous pouvez admirer un mouvement de déplacement vivace, mais distingué. Elle a le visage fier et le menton haut, la démarche sure. Le nu vous permet d'admirer les mouvements de la masse musculaire, en particulier les cuisses et les fesses, ainsi que le balancement de la poitrine.
— Oui, je vois. »
« Alors j'anticipe votre prochaine question : oui, tout est ajustable, la fermeté de la masse musculaire ou de la poitrine pour accentuer ou diminuer le mouvement de balancier. Nous proposons les mouvements de base, ensuite c'est au client d'affiner ses goûts. Nous ne laissons ressortir d'ici que des clients satisfaits.
— Et si je n'arrive pas à choisir ?
— Vous mourrez de faim ici même ! »
Et il éclata d'un rire cristallin, pas très masculin.
« Mais ne vous inquiétez pas, nous allons commencer par les packs de bases ; et si vous vous plaisez dans Autremonde, alors nous nous reverrons très vite ! »
Au sortir de la boutique, le soleil se couchait déjà sur l'horizon. Le ciel avait pris de jolies teintes roses orangées. Elle avait craint de se faire plumer par ce vendeur volubile, mais au final, elle s'en était sorti à prix modique. Elle avait eu droit au pack des nouveaux arrivants, quelques extras, un aperçu des particularités de la femme citadine et de la femme guerrière, et en prime une initiation aux règles d'utilisation des mouvements manuels. Le déclenchement des mouvements requérait une alchimie subtile dans la programmation de l'avatar : les gestes simples se calquaient naturellement sur ceux qu'elle exécutait dans son salon – dans la mesure de la qualité de son matériel – tandis que les combinaisons plus complexes devaient être assemblées et appelées par des commandes définies. Ces commandes pouvaient être vocales, gestuelles ou encore sélectionnées dans un menu. La construction des combinaisons n'était pas simple, mais les aides et les cours en ligne ne manquaient pas.
Elle en avait pour des heures rien qu'à découvrir la palette de ses packs dits de base, qui selon Lancelot n'avaient rien de basiques, raison pour laquelle sa clientèle était très fidèle. « C'est parce que, chez nous, vous en avez toujours pour plus que votre argent ! » A un moment ou l'autre, la prévint-il, elle aurait peut-être à choisir le type de femme qu'elle souhaitait être dans Autremonde ; et ce moment-là, elle voudra investir de façon plus ciblée. En l'attente, elle emportait un pack payant pour femme citadine comprenant des pauses de maintien, de marche, de jogging, différentes expressions et des pas de dance - pour laquelle elle-même n'avait aucun talent - sans oublier un pack de femme guerrière qui donnerait à Xena une plastique magnifique au combat.
Son compagnon de taxi disait contempler le coucher de soleil depuis son appartement virtuel les jours de grisaille. Chez elle, le ciel nocturne était bouché. Peut-être pleuvait-il même en ce moment ? Dans Autremonde, le soleil flirtait avec la ligne d'horizon. Se couchait-il toutes les vingt-quatre heures ? Toutes les douze heures ? Peut-être qu'à certains endroits, il ne se couchait jamais ? Autremonde devait avoir des règles propres.
Elle flâna quelques minutes sur la plage sous la lumière chaude et rasante qui traçait des coulées d'aquarelle sur la mer. Pour la première fois, son avatar – son reflet d'elle-même comme le disait Lancelot – se déplaçait avec grâce et légèreté. A chaque pas, tous ses muscles bougeaient et elle percevait jusqu'au mouvement des orteils dans le sable. Sa poitrine aussi répondait aux stimuli de son corps. Lancelot lui avait clairement fait comprendre qu'une poitrine ferme ne rimait pas avec rigide. Elle sautilla sur place pour observer ses réactions physiques. Sa chevelure se souleva, ses genoux plièrent légèrement dans la détente, ses bras s'écartèrent, sa poitrine rebondit dans son chemisier. Elle doutait qu'elle-même puisse dégager une telle grâce en sautant sur place. Bien entendu, Xena était une guerrière entrainée...
L'astre couchant s'enfonçait lentement sous la ligne de flottaison du ciel pendant que les nuages se teintaient de couleurs de plus en plus vives. Elle aperçut un couple d'amoureux qui s'embrassaient. Un peu plus loin, des petits voiliers échoués dans le sable attendaient qu'on les mette à l'eau tandis que des parasols et transats s'alignaient le long d'une magnifique bâtisse blanche ajourée de mille fenêtres aux balcons ouvragés ; sur sa façade, le nom « HOTEL EXCELSIOR » était brodé en luxueuses lettres d'or. La lumière chaude se reflétait sur les vêtements des deux amoureux enlacés. Étaient-ils là depuis longtemps ? S'étaient-ils téléportés une minute plus tôt ? Elle repensa à Carl. Était-il là quelque part en train de contempler le soleil couchant ? Elle chercha du regard les fenêtres d'appartements donnant sur la mer. Plus loin vers l'ouest, la langue de terre se prolongeait en un éperon rocheux dominé par une grande tour de verre dans laquelle miroitait le ciel orangé. De là, la vue devait être imprenable sur des kilomètres. C'est surement là-bas qu'il habite. En tout cas, si elle en avait les moyens, c'est là qu'elle achèterait son appartement.
Il était temps de finir sa journée dans Autremonde. Elle se retourna pour contempler une dernière fois Cameron Docks. A sa grande surprise, le couple d'amoureux était à présent allongé sur le sable. Ils étaient entièrement nus et s'accouplaient. Leurs vêtements évaporés, l'homme embrassait langoureusement sa partenaire tout en effectuant des mouvements de va-et-vient sur elle. Le sexe... Lancelot lui avait appris que Grâce offrait une large gamme dans la catégorie « relation sexuelle ». Elle lui avait fait gentiment comprendre que cela ne l'intéressait pas, ce à quoi il avait répondu non sans malice : « Bien sûr, c'est normal, je ne le précise que pour information. D'ailleurs, rassurez-vous 90% des clientes me répondent la même chose lors de leur première visite ». Il avait ponctué sa phrase avec un grand sourire. « En attendant, je vous offre, en supplément des packs de bases, vos attributs sexuels car, que vous le vouliez ou non, vous ne pouvez vous comporter en femme dans Autremonde que si vous vous sentez femme ! Et pour vous sentir femme, il vous faut tout ce qui fait de vous une femme ! ». Elle n'avait pas voulu paraitre rabat-joie et avait accepté. Pourtant elle trouvait réducteur de définir la femme sur base de ses attributs sexuels. Et l'amour dans tout ça ? Elle n'avait pas eu de partenaire masculin depuis dix ans et elle n'en aurait probablement plus jamais. Cette carence sexuelle la privait-elle de son statut de femme ? La réduisait-elle à un être asexué dans la vraie vie ?
N'ont-ils pas remarqué que je suis là ?
Gênée malgré elle, elle se déconnecta.
Annotations
Versions