7-4 L'espadon
Xena poussa la porte de l’établissement. Une vaste salle de restaurant était baignée de lumière par de grandes baies vitrées donnant sur une terrasse extérieure piquetée de parasols et ouverte sur la mer. L’aménagement intérieur reprenait le thème marin : des tables en bois brut couvertes de nappes blanches et bleues aux motifs de coquillages, un sol en grosses planches rappelant le pont d’un vieux navire et une grande voile nouée à un solide espar couvrant une partie du plafond ; ici une bouée de sauvetage délavée par le sel, là un vieux filet de pêche suspendu à des crochets et sur le manteau d’une cheminée de pierre, une sculpture en bois d’échouage. Les murs en frisette badigeonnés de blanc étaient décorés de cadres évoquant la mer, ses beautés, sa violence. Ce restaurant aurait pu exister tel quel dans la vie réelle.
Une femme vêtue de noir et blanc apparut au bout du bar qui courrait le long du mur.
« Bonjour Madame, bienvenue à l’Espadon !
— Bonjour, j’ai rendez-vous avec Henry Black.
— Bien entendu, madame, veuillez me suivre »
La serveuse s’engagea dans la salle è. Sonia lui emboita le pas.
Henry lui avait donné rendez-vous à l’Espadon pour prendre un verre et faire connaissance avec quelques amis à lui. Elle s’était imaginé une sorte de club exclusif réservé à ses membres. Pourtant, en apparaissant sur le porche de la vieille bâtisse, Sonia avait eu le sentiment d’arriver dans une maison de pêcheur. Sur un bardage brut avait été frappée une vieille planche cloutée avec le nom Swordfish grossièrement peint en blanc et surmontée d’une sculpture en bois du poisson-épée. Le ciel était d’un bleu outremer et on devinait sur chaque flanc de la maison des dunes de sable qui plongeaient vers l’océan. Assaillie de souvenirs de vacances, Sonia avait inspiré à plein poumon, mais n’avait goûté qu’au sel du renfermé. En entrant, elle n’avait pas eu davantage le sentiment d’un lieu réservé à une caste d’élus. Elle restait néanmoins songeuse sur la notion de prendre un verre. L’idée même de restaurant virtuel était paradoxale.
Passé le seuil de la terrasse, elle fut éblouie par le soleil et porta sa main en visière, elle qui, elle le savait, était lamentablement assise dans la pénombre. « Par ici » indiqua la serveuse. La terrasse de l’Espadon était un vaste ponton s’avançant dans la mer. Sur son plancher grossier, blanchi, aux reflets argentés avaient été disséminées des tables percées de parasols jaunes auxquels pendaient des lanternes en fer-blanc. L’atmosphère respirait la Dolce Vita. Elle fut amenée à une table de quatre : deux hommes et deux femmes, en habits d’été discutaient. « Monsieur Black, interrompit la serveuse, votre invitée… ». L’homme assis de dos se releva pour l’accueillir. Henry était à peine reconnaissable. Ses yeux bleus dissimulés derrière une paire de lunettes noires, il avait troqué son ensemble élégant pour un bermuda blanc et une petite chemise jaune qui réfléchissait les rayons du soleil. En fait, ils portaient tous des lunettes de soleil.
« Xena ! s’exclama-t-il avec énergie. Je suis content de te voir. Laisse-moi te présenter mes amis ! ».
Les trois amis en question eurent la gentillesse de se lever de table pour la saluer. Ils s’appelaient Joe, Laura et Sandra.
Les cheveux bruns courts et une barbe de trois jours sur un visage carré, Joe avait une carrure de bodybuilder et les muscles de son torse se dessinaient clairement dans les plis de sa chemise hawaïenne.
Laura était une grande blonde svelte à la chevelure longue et éclatante. Elle portait un chemisier de bain translucide tombant jusqu’aux genoux qui dévoilait un bikini jaune épousant de façon harmonieuse sa poitrine et un bassin ni trop fin ni trop large. Bien sûr, son corps était trop parfait pour être vrai et son sourire, dessiné par des lèvres brillantes et délicates, trop large pour être honnête.
Sandra incarnait le complément parfait de Laura : brune plantureuse à la chevelure ample qui ondulait jusqu’aux épaules, elle s’était modelé une corpulence latine, dotée d’une poitrine volumineuse et de hanches sensuelles. Elle baissa ses lunettes pour saluer Xena, découvrant des yeux bleu clair pétillants. Contrairement à Laura, Sandra avait opté pour un style résolument sexy avec un bikini crème très fin dont les bonnets minimalistes étaient reliés par une boucle en or.
« Assieds-toi donc ! l’invita Henry en désignant une chaise apparue comme par magie autour de la table. Tu sais, ici, tu es dans un endroit très spécial !
— Je me demandais justement quel était l’intérêt d’un restaurant dans...
— Ah ! Très bonne question ! rebondit Henry. Mon estomac te dira : aucun. Mais mon esprit lui - et tout le monde sait que c’est l’esprit qui domine le corps ! -, il te dira qu’il y en a de nombreux ! »
Les restaurants d’Autremonde, comme on pouvait s’y attendre, relevaient essentiellement du lieu de rencontre. Tout comme dans la vraie vie, les résidents aimaient se retrouver autour d’une table dans un lieu public.
« L’Espadon est spécial, insista-t-il, car il existe vraiment dans la vie réelle ! Et j’y vais de temps en temps ».
D'après Henry, l’Espadon se situait sur la côte sud de Los Angeles et le clone virtuel copiait l’original à l’identique, à l'exception de la terrasse élargie pour des raisons pratiques. Pourtant, selon Henry, la vue depuis le vrai restaurant n’avait rien à envier à celle d’Autremonde. Devant le succès grandissant de son établissement et l’allongement des files d’attentes, le tenancier avait cherché un moyen ludique de faire patienter sa clientèle. Il avait donc créé une salle d’attente virtuelle dans laquelle Xena se trouvait aujourd’hui. En pratique, les clients enfilaient un casque de réalité virtuelle et patientaient dans un petit salon aménagé depuis lequel ils visitaient l’Espadon factice avant de trouver place dans l’original. Ici, on pouvait discuter avec son voisin, choisir son menu, visiter les cuisines ou voir les plats sans devoir épier la table d’à côté. Mais rien n'obligeait à rester à l'intérieur et l'on était libre de faire une promenade sur la plage virtuelle où souvent des animations, telles que des courses de char à voiles, étaient organisées. Afin de transformer l’attente en véritable expérience, on proposait des apéritifs aux clients et c’est là que toute la magie du système opérait. Le client voyait la boisson ou le toast apéritif à travers son casque et il pouvait boire et manger réellement. Or, ce qu'il avait devant les yeux était tout bonnement spectaculaire, le casque détectait l’objet servi et faisait apparaitre à l’écran un cocktail extravagant ou quelque magie culinaire. De l’avis de tous, les boissons parées de leur robe virtuelle avaient toujours meilleur goût que dans leur aspect véritable.
La salle d’attente, perfectionnée au fil des années, avait joui d’un tel succès que les gens venaient à l’Espadon uniquement pour faire la file. Le concept avait fait des émules dans tout le pays et les bars-restaurants où l’on buvait et mangeait, un casque virtuel vissé sur la tête, poussaient un peu partout. Aujourd’hui, aucun des convives d’Henry n’était assis physiquement dans le restaurant branché ; et à en juger, les clients ne se bousculaient pas pour y diner à cette heure précoce de la matinée sur la Côte Est.
Après quelques présentations brèves, la conversation s’anima autour des merveilles qu’offrait Autremonde et Henry invita ses compagnons à partager quelques anecdotes de leur crû. Sonia nota que si Henry conservait une certaine retenue dans son langage parler, signe d’une bonne éducation, ses compagnons étaient plus déliés dans leur style, n’hésitant pas à faire usage de mots vulgaires. Autre élément distinctif : malgré la réelle promiscuité qui émanait de ces quatre personnes, on discernait des différences notables dans l’animation des avatars. Joe était peu actif ; lorsqu’il s’exprimait, sa bouche s’articulait, mais pas en synchronie parfaite avec ses paroles. Il faut dire qu’il parlait vite et usait d’argot sans contrainte, le rendant plus difficile à suivre pour un non-anglophone malgré les transcriptions automatiques. Bien que leur visage à tous conservait un naturel d’expression évident - contrairement à Xena aussi vivante qu’une statuette grecque -, Henry se détachait des autres par le réalisme des mouvements de ses muscles faciaux qui s’articulaient de façon harmonieuse à chaque mot prononcé. Elle n’avait jamais rencontré un avatar aussi réaliste : il riait, il hésitait, il souriait, il s’étonnait comme l’aurait fait un être humain. Il devait posséder un matériel très haut-de-gamme. Tous les autres avaient une série de mouvements types qui se répétaient : Laura faisait souvent un petit geste de tête qui soulevait sa chevelure, mais au bout d’un quart d’heure, le mouvement sensuel ressemblait plus à un tic ; idem pour Sandra qui caressait le lobe de son oreille comme si elle avait une allergie et Joe qui croisait sans cesse les mains derrière la tête comme pour soulager une crampe - ce qui était peut-être le cas.
Henry connaissait Laura depuis quatre ans et Sandra avait rejoint la bande depuis un peu plus d’un an et demi. Joe et lui se connaissaient depuis toujours. Ils faisaient tous partie d’un groupe d’amis plus large qui se rassemblait pour sortir et s’amuser, leur but étant de prendre du plaisir et faire des choses que la vie réelle ne pouvait leur offrir pour des contraintes de temps, d’espace ou de technologie. Il n’était pas question ici de combat ou de guerre, d’ambition ou de pouvoir.
Laura et Sandra s’autoproclamèrent de très bons guides pour une jeune femme curieuse avide de découvertes et Sonia ressentit un souffle de rivalité entre les deux femmes.
« Si jamais tu as besoin de conseils pour rencontrer un homme, sache que je suis experte en la matière, ronronna Laura.
— Même si, ajouta Henry avec malice, on n’est jamais vraiment sûr si l’homme ou la femme à qui on a affaire dans Autremonde en est vraiment un… ou une…
— Monsieur parle d’expérience ! lança Joe avant d’éclater de rire.
— Bien sûr, si tu as autre chose que le sexe en tête, renchérit Sandra, je peux te montrer pleins de choses ultra-cool et stylées qu’on peut faire ici !
— Oui enfin, l’un n’empêche pas l’autre, susurra Laura. Si on sait s’y prendre, évidemment…
— Question de style… » répliqua Sandra en baissant ses lunettes.
Ils partagèrent quelques anecdotes de leurs aventures, histoire de donner l’eau à la bouche à la nouvelle venue : d’abord un Cluedo original dans un château où chacun jouait un rôle. Le but était de démasquer l’assassin du comte, sauf bien sûr pour l’assassin qui devait feindre d’enquêter et mener ses coéquipiers sur une fausse piste. Joe, en meurtrier brillant, avait réussi à convaincre les autres qu’Henry était le coupable et Henry s’était promis d’avoir sa revanche. « Même si, ajouta-t-il, c’est exactement pour cette raison que je ne peux pas me passer de lui. C’est un fin stratège ! » Laura de son côté évoqua non sans malice une plongée sous-marine où Henry avait dirigé vers le fond de la mer une Sandra toute nouvelle dans le groupe en lâchant sa lampe comme un leurre et faisant croire à la malheureuse que c’était eux qui nageaient. La pauvre était partie à la poursuite de la lumière sous les fous rires de ses amis. Chaque histoire était singulière, parfois émouvante, souvent drôle, mais à aucun moment leur vraie vie ne fut évoquée ; comme si, dans Autremonde, le vrai tabou n’était ni le sexe, ni la religion, mais la vraie vie. Peut-être celle qu’on veut oublier. Leur existence commune commençait et se terminait dans Autremonde. De son côté, Sonia leur conta son aventure métaphysique sur l’ile de Baya Malaya qui souleva l’enthousiasme d’Henry. « A peine arrivée et déjà embarquée dans les affaires d’espionnage aux confins du mysticisme et je ne parle pas de notre aventure délirante dans les méandres d’un tableau de maitre ! C’est fascinant, Xena ! Tu sais, je crois qu’il y a des gens comme ça qui attirent l’aventure !
— Et d’autres les problèmes…, glissa Laura.
— Et il y en a qui sont les problèmes…, répliqua Sandra.
— Et moi je crois, tempéra Henry, qu’on a besoin de tout ce petit monde pour s’amuser ! »
Le petit groupe donna rendez-vous à Xena le soir même pour une sortie en discothèque. Xena n’avait certes pas beaucoup de pas de danses en stock, mais d’après Henry, elle s’amuserait tout autant et ce serait l’occasion de lui montrer ce qui existait sur le marché du divertissement…
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