Le Cardinal : Dies Drákon 28 secondème

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Lui
Dragonale 56:9 -11

« Nous aussi, depuis le jour de la parole donnée, nous ne cessons de prier Dragon, pour le don de son Esprit ; Loup l'instinctif s'éveille quand le crépuscule point, protégeant nos terres de sa volonté. »


Si j'avais su que j'allais devoir porter l'habit cardinalice aussi régulièrement, j'aurais embrassé le parcours de prêtrise, comme le Pape me l'avait demandé, douze ans plus tôt, me grommelais-je à moi-même, tandis que j'enfilais mon manteau de cérémonie en soie moirée après avoir passé dix minutes à boutonner cette fichue soutane. Je râlais sur la matière désagréablement fluide, glissant sur ma peau ; mon cou. Loup, l'un de nos Esprits tutélaires gardien, avait fait de moi son primordial alors même qu'il n'en avait plus choisis un seul depuis la mort de l'ancien, le jour où je fus accepté au titre de professeur par le pape, mon mentor, à la fin de mes études d'alchimie, faisant de moi l'un des plus jeunes primordiaux de l'histoire de la spiritualité.


Je me souvenais avoir été fier de porter ce titre, jusqu'à ma première cérémonie de Dragon. Ce jour-là, j'avais appris qu'en tant que primordial de Loup, l'Esprit se représentait en moi plus qu'en tout autre et, en l'absence d'un cardinal de ma spiritualité, j'endosserais ce rôle à chaque événement spirituel. Depuis sept ans, je priais Loup de choisir quelqu'un à ce titre, à chaque ascension de Déité se trouvant au passage des saisons, j'espérais qu'il prendrait quelqu'un, pour m'enlever le poids de cette corvée clérical, mais non, je porterai désespérément le titre cardinalice « suppléant », jusqu'à ce qu'il se décide. Je m'étais toutefois habitué à endosser les vêtements de soie aux dates précises de nos fêtes saintes, mais aujourd'hui était différent, le vingt-huit secondème ne sonnait aucune festivité et, si je n'avais pas été rappelé plus tôt de l'événement particulier qui devait se dérouler au crépuscule, je n'aurais pas mis un seul pied dehors de toute la journée. Le chagrin d'un ancien deuil enfoui me pesait toujours, même de nombreuses années plus tard. Une fois que mes cheveux sombres furent tressés, je portai un regard morose sur le reflet que me renvoyait le miroir de ma salle de bain, me remémorant à nouveau l'obligation qui me faisait porter cet accoutrement ridicule, un jour aussi triste qu'aujourd'hui.


Cinq semaines plus tôt, quelques jours après le retour en cours de nos représentations, nous avions tous été convoqués pour une réunion avec le Pontife. Les évêques, les professeurs, les cardinaux et les primordiaux, tous s'était assis autour d'une même tablée, placée dans l'une des grandes salles de jugement se trouvant au troisième étage du donjon. Le Pape, la peau ternie et l'air soucieux, nous avais fait apparaître les copies d'un dossier marqué d'un sceau que j'avais pensé ne plus jamais revoir.

 « Est-ce une déclaration de guerre ? - Avait demandé l'une des nombreuses évêchesses présentes – devons-nous préparer des troupes et les envoyer aux frontières ? » Le vieil homme nous avait enjoint à lire le maigre contenu du dossier, uniquement composé d'une lettre de recommandation, venant du « Maître de Renard » un professeur d'herboristerie qui semblait attaché à la personne qu'il nous dépeignait modestement. Plusieurs parchemins de notes y étaient ratachés ainsi qu'une longue lettre manuscrite que j'avais pris le temps de lire plusieurs fois pendant que les murmures s'étaient élevés autour de moi, anxieux et déroutés.

 « Nous ne pouvons accepter une apostate au sein du Dragon – avait martelé le cardinal de Cerf, un homme presque aussi âgé que le plus vieux de nos professeurs, suivit de nombreux hochements de têtes des prélats présents, soucieux de ne pas le contredire – nous n'allons pas accorder notre confiance à une personne qui a déjà rompu un serment. Qu'est-ce qui l'empêcherait de nous trahir ?» Beaucoup avait été d'accord avec lui, avant que mon amie Amélia, une semi-gobeline et la Primordiale de Chouette, ne soit intervenue, retroussant son nez busqué en lui assenant avec sa verve habituelle


 « Avez-vous au moins lu sa lettre, cher Cardinal ou, encore une fois, ne vous arrêtez-vous qu'à l'apparence du dossier ? On y lit très bien que la jeune femme n'avait aucun lien avec l'un des spirituels de Manticore, n'est-ce pas justement un gage de grande foi que de vouloir à tout prix chercher son Esprit tutélaire, jusqu'à aller se faire marquer d'apostasie ? Elle ferait certainement montre d'énormément de piété envers le Dragon, s'il s'avérait que l'un de nos Esprits crée un lien avec elle.» La plupart du temps, j'évitais de participer à ce genre de discussion, mon caractère plutôt taciturne m'invitait plus souvent à écouter qu'à parler. J'avais pris le temps d'entendre les différents points de vues, réticents pour les hauts clercs ; plus enclins à lui donner sa chance pour le corps éducatif, avant de décider quoi que ce soit à son sujet.


 « Nous pouvons lire qu'elle a déjà entamé le chemin du choix – avait rappelé mon collègue Oreus, le primordial d'Ours, un personnage qui m'était habituellement profondément antipathique, avec lequel j'essayais de ne pas avoir trop d'échanges – ses notes théoriques, pour les cours que nous avons ici, sont exceptionnelles et sa volonté magique nous est notifié comme excellente. Son simple dossier, s'il ne nous venait pas d'une autre spiritualité, mais d'une de nos paroisses locales, lui vaudrait une place d'office au sein de l'un de nos cycles d'apprentissage. Je serais d'avis de lui laisser une chance dans notre parcours général. Nous n'y perdrions rien, si ce n'est un peu de notre temps.» De ce que j'avais eu sous les yeux, j'avais été, étonnamment, d'accord avec lui, pour une fois, mais les cardinaux présents ne semblait pas de cet avis, le Saint-père n'ayant pas encore mis fin au débat, il m'avait regardé en soupirant un long moment, avant d'écouter la suite, tout comme moi.

 « L'on pourrait peut être envisager de l'accepter – avait mentionné la Cardinale de Chouette d'une voix posée, indifférente au regard meurtrier que lui avait lancé le cardinal de Cerf – Nous pourrions organiser une cérémonie en dehors de nos lieux de cultes, dans un environnement plus neutre ? Si elle est acceptée par l'un de nos spirituels, nous la prenons, le cas échéant, elle n'aura pas vu grand-chose de notre spiritualité et nous la reconduirons jusqu'aux frontières si il le faut. » L'idée avait séduit la majorité de l'assemblée, bien que quelques uns soient resté sur la réserve, même après son discours plein de sagesse.

 « Combien de temps lui faudrait-il pour relier le territoire de Manticore au Saint-siège de Dragon ? - avait demandé l'un des évêques, présent au côté de la Cardinale de Chouette – nous ne savons même pas où ce trouve le Saint-siège manticale, mais autant que je le sache, il n'est pas proche de nos frontières. Organiser une cérémonie serait fastidieux et l'expliquer aux représentations le serait tout autant. Ne craignez-vous pas qu'ils se posent des questions à son sujet? Allons-nous cacher son ancienne appartenance à Manticore ? » Tandis que cette nouvelle flopée de questions avait relancé les discussions, je m'étais plongé dans les souvenirs du territoire auquel je n'avais plus pensé depuis très longtemps, mais les seules connaissances que j'en avais se limitaient aux quelques montagnes enneigées jouxtant les terres de Dragon. Tandis que j'étais occupé à réfléchir au problème présent, ma connexion spirituelle avec Loup s'était établie sans qu'aucune prière n'eût été faite pour le convoquer. Il m'avait ainsi sorti des vestiges de ma mémoire tourmentée.

 « Enfant de pleine lune – m'avait-il appelé de sa voix sépulcrale – Tu dois leur parler et accepter la femme. Dis-leur qu'elle vient à nous par ma volonté ainsi que celle de Dragon. Son Primordial confirmera tes dires. » L'Esprit avait disparu aussi vite qu'il était arrivé, avant même que j'ai pu lui poser la moindre question ; déjà épuisé par l'échange public que j'allais devoir entamer, je m'étais raclé la gorge. Ayant soigneusement choisi mes mots, j'avais fait résonner dans la salle un son guttural et grave qui avait interrompu toutes les conversations, me laissant la parole, soutenu par le regard du vieux pape, loin d'être étonné de mon intervention.

 « En tant que Primordial de Loup – avais-je commencé - ainsi que, et ce jusqu'à nouvel ordre, Cardinal de Loup. Je représente les deux corps présents au Saint-siège de Dragon. Ainsi, je vous fais parvenir à tous, les paroles de mon Esprit, dans sa volonté, liée à celle de Dragon lui-même, d'accueillir cette jeune femme en notre sein. » Ma déclaration avait été suivie d'un silence pesant, personne n'aurait osé invoquer le nom d'une Déité sur base d'un mensonge et tous s'étaient plongés dans une intense réflexion, jusqu'à ce que le Pape eut pris la parole.

 « Qu'il en soit ainsi – avait-il affirmé, de sa voix usée par temps dont le léger chevrotement ne pouvait être camouflé – après vous avoir tous écouté, j'annonce que la jeune femme passera l'épreuve du choix, au sein de la salle des représentations, le dernier diès Drákon du mois de secondème, ce qui lui laissera un peu plus d'un mois pour rejoindre notre Saint-siège. Suivant la volonté de Loup et de Dragon, elle entrera directement en deuxième cycle, pour entamer un parcours de souhait à nos côtés. Mes mots sont de foi et ma parole fait la loi. Ainsi ai-je décidé, par le pouvoir de Dragon. » C'est la décision prise ce jour-là qui m'amenait à me rendre en salle des représentations, un peu avant l'heure du souper accoutré d'un trop-plein de tissus soyeux, ce qui ne passerait certainement pas inaperçu. J'eus d'ailleurs raison, car une fois sur place, le carré de boucle blond foncé de ma petite collègue Amélia vint sautiller jusqu'à moi, trop heureuse de pouvoir me taquiner sur mes vêtements, même si ce n'était pas le bon jour pour faire cela.

 « Nathan ! - s'écriait elle de de sa petite voix stridente, alors que je me dirigeais vers l'estrade en regardant avec envie mon confortable siège d'ébène massif dans lequel je ne pourrais pas m'asseoir avant la fin de la cérémonie – Tu es très fringuant comme ça. Même si tu le souhaitais, tu ne pourrais pas te cacher, tant le faste de ta tenue chatoie à la lumière des torches. Tu as de la chance qu’Élise ne soit pas encore là, tu sais à quel point elle aime te voir habillé ainsi. » Je grimaçais à la mention de la primordiale du Lynx, une femme charmante et célibataire dont l'âge était sensiblement le même que celui d'Amélia et qui prenait un malin plaisir à m'amadouer de ses charmes, bien que ses nombreuses tentatives ne portaient guère de fruits.

 « Tu n'as décidément aucun cœur Amélia, si tu décides de m'envoyer dans les griffes du chat aujourd'hui -grommelais-je maussade – je n'ai envie de voir personne, tu le sais et je t'assure que ma seule hâte se trouve être la fin de cette soirée. Maintenant, si tu veux bien m'excuser» dis-je en voyant arriver le cortège papal, composé de plusieurs prêtres gardiens, reconnaissables par la ceinture dorée ceignant leurs tailles, ainsi que des quatre cardinaux « officiels » de notre spiritualité. Ils étaient suivis de quelques-unes de nos représentations, curieuses de voir le Pontife en salle des représentations, un diès Drákon ; le jour de la semaine consacré à Dragon, surtout avec l'heure de la messe crépusculaire qui approchait.


Le primordial de Sanglier, un collègue et ami d'une fin de quarantaine, du nom de Sêbberin, Sêbb pour les intimes. Il s'était vu affubler du vêtement cardinalice vert sapin de son Esprit tutélaire, son fort embonpoint bien marqué grâce à la fascia de soie cintrant sa taille, il me lançait un regard désespéré alors que nous nous placions de part et d'autre du Pape, dans l'éternel ordre, de sa droite en commençant par Ours, Cerf et Sanglier à sa gauche avec Lynx, Chouette et enfin Loup.
Nous attendions l'arrivée de toutes nos représentations, debout et en silence, alors que mon ouïe fine captait les murmures rieurs d'Amélia et d’Élise assises à la table derrière moi, l'une se moquant des paroles éperdues et alanguies de l'amour fictif de l'autre à mon intention. Un autre jour, cela m'aurait presque fait sourire, si j'avais passé une bonne journée, j'aurais même participé aux bêtises des deux femmes. Mais pas aujourd'hui.


Les minutes s'écoulèrent alors que tous se trouvaient désormais à patienter dans la salle, attendant un événement pour lequel on ne les avait que très peu informés, la présence du Saint-père ainsi que du corps cardinalice parmi nous les gardaient sérieux et attentifs, chose qui n'arrivait généralement jamais ici. Cette salle n'était qu'assez peu utilisée pour autres choses que les repas, parfois on y organisait des fêtes non religieuses, mais c'était tout. Rien pourtant ne saurait garder un troupeau de jeunes adultes dans une ambiance solennelle aussi longtemps, des chuchotements et quelques plaintes commençaient à fuser, le crépuscule se terminant ; c'est, non sans une pointe d'irritation venant du Pontife qu'apparu un lutrin de bois rouge foncé, lui permettant d'entamer l'habituelle messe du dies Drákon, tandis que nous dûmes garder le silence à son côté. Le texte du crépuscule, écrit d'une main de maître par notre pontife, nous évoquait très justement l'acceptation et le partage envers ceux qui cherchent le chemin tracé pour eux par Dragon.


 « Offre ta main à celui qui s'est égaré, guide-le sur la voie de la spiritualité, si tu fais cela, alors tu vivras dans la lumière du crépuscule Dragonale. Tant que tu suivras ce précepte, tu t'honoreras aux yeux de Dragon.» La fin de la messe fut marquée par la disparition du lutrin. La multitude des fenêtres de la salle nous apprenait que la lune avait entamé sa course dans le ciel, ce qui me fit penser que l'arrivée spéciale que nous attendions ne viendrait pas. Pourtant notre Pontife croisa simplement les bras devant lui, fixant les grandes portes de la salle qui menaient vers le corps de place du donjon. Mes yeux suivirent les siens quand leur grincement caractéristique résonna dans toute la hauteur de la salle, en s'ouvrant sur une jeune femme. Le long tapis rouge, que l'on déroulait dans la cathédrale durant les cérémonies de choix du premier cycle, se déploya jusqu'à ses pieds, la mettant au centre d'un trop plein d'attention que je ne lui enviai en aucune façon. Les murmures se faisant déjà bon train, alors même que la cérémonie n'était pas terminée, ce qui n'était pas protocolaire en présence du Saint-père. Mais qui pouvait leur en vouloir ?

Les premières choses que je remarquai chez elle, après ses vêtements trempés, furent les courbes très généreuses qu'ils nous dévoilaient. Ses cheveux devaient avoir une teinte de roux incroyable, car même mouillés ; plaqués sur son manteau et gouttant au sol, ils avaient une très belle teinte auburn. Sa progression bien entamée, la vue développée que m'offrait ma nature, me permettait de m'émerveiller bêtement devant l'air buté inscrit sur son visage au front haut. Son petit nez court en trompette légèrement retroussé faisait se rejoindre une myriade de taches de rousseur, ressortant grâce à son teint rougi par le froid, d'avantage visible dès son arrivée sur l'estrade. Devant notre Saint-père, sa bouche expressive attira mon regard alors que la bête en mon âme se réveillait à sa proximité, m'imposant sa présence non souhaitée, alors même que nous approchions de la nouvelle lune.


La jeune femme se mit à genou devant le vieil homme, un grondement sourd résonnant au cœur de mon être en même temps que la voix teintée de son pouvoir Dragonale. Il répéta le texte cérémoniel sûrement préparé spécialement pour ce jour, dont je n'en écoutai que très vaguement la teneur, tant nous étions concentré sur la jeune femme, la bête et moi.


La table du choix se révéla à elle, convoqué par le pouvoir du pontife, appuyé par la magie des prêtres gardiens, six os apparurent, sans qu'aucun signe distinctif ne puisse les différenciés aux seuls yeux des aspirantes représentations. Elle ne prit pourtant aucunement le temps de tous les regarder, car elle se concentra sur celui de ma représentation, en l'attrapant sans aucune hésitation.
Le jour des délibérations à son sujet, j'avais pensé qu'elle ferait partie de ma spiritualité après l'intervention de Loup. Par son geste ce soir, elle venait de sceller son avenir au sein de ma spiritualité, suscitant un peu plus encore l'attrait qu'elle exerçait sur la bête enfermée dans la cage de mon âme. « À moi » furent les premiers mots que je l'entendis gronder en dehors de nos combats des pleines lunes, et ce depuis très longtemps. Elle ne semblait d'ailleurs pas vouloir se battre pour les commandes de mon corps, du moins pas avant qu'elle ne regarde ma nouvelle représentation se déshabiller à moitié devant tous, à la demande du Pape. Là, je dû abreuver le lien magique qui maintenait les barreaux de sa prison pour contenir sa folie meurtrière.


Mon attention fut détournée par les murmures affligés du corps ecclésiastique présent, pour la plupart fort mécontents de voir, pour la première fois, un sceau d'apostasie, l'ultime déshonneur que pouvait porter une personne, à jamais gravé dans sa peau ; une bouffée de colère m'étreignit tandis que je me surpris à avoir ce sentiment. Moi qui étais d'une nature plus que froide et posée, je ressentis une rage sourde envers ceux qui l'avaient ainsi déshonorée, et si ma voix rationnel comprenait pourquoi cela avait été nécessaire, l'action qui en avait découlé faisait rugir la bête.


Le tourbillon d'émotion éveillé par sa présence s'intensifia alors qu'elle se rapprocha de moi, chacune de ses génuflexions effectuées devant les cardinaux firent grogner un peu plus fort le monstre, ne se satisfaisant qu'à peine, une fois qu'elle fut devant moi. Nos regards se croisèrent et, en un instant, deux grands lacs pers scintillants aspirèrent mon âme, passant du bleu au vert, striés de quelques nuances de gris. De petites taches dorées vinrent piqueter dans ses prunelles, telles les étoiles du plus beau des ciels, au moment même où le monstre susurra à nouveau d'un grondement caverneux « À moi » avant qu'elle ne s'agenouille en rougissant. L'image de mes doigts caressant ses joues rougies vint frôler mon esprit. Les fragrances enivrantes de neige associées à celle de la fleur de mûrier, douce et sucrée ; d'une pincée de sauge à l'effluve herbacée, me titillait encore, même après m'être installé au côté de mon amie, sur le siège que j'avais espéré rejoindre plus tôt dans la soirée. La proximité de son choix de place m'offrit le loisir de mémoriser le moindre détail de sa personne, visible de là où je me trouvais, et ce, jusqu'à la fin du repas.


Ce n'est qu'après le départ de nos représentations vers leurs tours respectives que le tumulte tourbillonnant dans lequel elle m'avait plongé cessa doucement, me laissant troublé et confus durant le reste de la soirée, je n'avais aucune envie de discuter avec qui que ce soit ce soir et, ce jour étant assez particulier, personne n'en prendrait ombrage, ce qui me permit d'user d'une des prérogatives liées à mon poste, la téléportation vers un lieu m'appartenant. Disparaissant dans un nuage de magie noire, je choisis d'apparaître directement dans ma chambre, une pièce sobrement meublée, comme le reste de mon appartement. Un tapis de laine épais et usé recouvrait le sol de pierre froide, poussée contre les murs, sans aucune volonté esthétique, se trouvait une penderie ainsi qu'une commode, contenant la majorité de mes effets personnels. un grand lit couverts de draps de lin foncé ; de peau pour le froid, accompagné d'une petite table de chevet, parachevaient l'ensemble du mobilier.


Mis à part les gobelins du feu éternel, serviteurs créés par Dragon, personne ne venait jamais chez moi. Je tenais pourtant les lieux propres que ce soit avant ou après leurs passages et même si je voulais ardemment arracher chacun des boutons de soie de cette soutane, je ne souhaitais pas leur faire user inutilement de magie pour raccommoder mon vêtement. Ôter le monceau de soie de ma peau me permit de réfléchir plus calmement aux événements de ce soir ainsi qu'à ce qui en découlait. Les sentiments inconnus que me procurait la proximité de cette créature aux cheveux roux avaient réveillé la bête ; ce monstre sanguinaire. Son intérêt pour elle était de mauvais augure ; tout ce que ce monstre pouvait apporter ne représentait que la mort et le chaos ; la douleur et le sang. Je me devais de le garder enfermé et sous contrôle, à tout prix.


Ayant terminé de me dévêtir, je m'approchai de la grande arche-nêtre en pierre de ma chambre, dépourvue du moindre rideau, qui baignait la pièce d'un clair de lune apaisant, teintant le gris des pierres d'une nuance plus bleuté, je m'installai sur son rebord, le regard tourné vers le croissant descendant de la lune. J'accordai une prière à l'astre-mère, mon esprit se remémora du nom de la jeune femme, que je pensais perdue dans les méandres de ma mémoire.

« Anna Torner » soufflais-je très bas, le cœur battant plus fort face aux échos du souvenir de ses grands yeux pers, son visage constellé de taches de rousseur se reflétant dans la lune en partie voilée. Malgré moi, je me laissai aller à rêvasser aux deux puits turquoise intense, pénétrant mon essence jusqu'au creux de son être. Les mouvements du monstre ainsi que son attention pour elle ne témoignaient pas d'une simple attirance, le sentiment inconnu qui s'ancrait dans mon ventre allait au-delà de tout ça. Son visage gravé dans le ciel nocturne, je murmurai son prénom à la nuit, en m'endormant dans sa lumière, la tête posée contre le carreau.


Grâce à elle, le jour maussade et triste de mon trente-deuxième anniversaire ne fêtait plus seulement ma naissance ou le deuil, mais aussi le jour uni de Dragon où nous nous sommes enfin rencontrés.

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