Dies Lyncis 18 Tertème Phénière
Elle
Dragonale 75:6-15
« Cerf le confiant nous dit que le doute est comme le feu ; car celui qui doute de lui crée la chaleur et la lumière en attisant les braises de sa foi ; quant à celui qui remet en doute les paroles de foi, il étouffe son feu et meurt dans les ténèbres, gelé par l'incertitude. »
Après une matinée à ramasser les écailles dans les enclos des chaspions, de petites créatures semblables à de gros chats aux poils ras et brunâtres dont l'arrière-train et les pattes arrières sont recouverts de petites écailles tranchantes. La queue de scorpion qui venait compléter l'ensemble de ces charmantes créatures,leurs donnaient un air agressif qui laissait penser qu'on leur marchait continuellement sur les pattes. Notre professeure de bio-zoologie spirituelle, la Primordiale de Lynx, avait terminé son cours sur le récurage méticuleux des enclos de ces vilaines bestioles qui prenait plaisir à nous attaquer les mollets de leurs dards ou à directement nous sauter sur le dos, leurs griffes empoisonnées plongées dans les horribles combinaisons épaisses et chaudes que nous portions pour nous en protéger. La Primordiale Moreau ne nous laissa partir qu'une fois satisfaite de notre travail, alors que notre pause de dîner était déjà bien entamée.
« On a besoin de prendre une douche – râlait Angie, la jeune femme aux airs de lutins avec qui je m'étais lié d'amitié une semaine plus tôt, après mon cours sur l'agapifictae – il est hors de question que j'aille manger avec cette odeur putride sur moi. Tu m'accompagnes Anna ? » L'odeur piquante de déjections ainsi que celle de l'urine acide imprégnant nos vêtements, malgré la combinaison, me firent accepter de la suivre. J'aurais été incapable d'avaler quoi que ce soit en puant autant et je ne tenais pas non plus à ce que qui que ce soit, enfin, plutôt qu'une certaine personne me voie ainsi. Mon amitié nouvelle et inattendue avec Angie m'ouvrait certes les portes de plusieurs cercles sociaux, il n'empêche qu'il valait mieux pour moi de rester présentable en sa compagnie, étant donné que certaines des personnes que je côtoyais avec elle ne m'acceptaient qu'avec réticence, je ne souhaitais pas leur donner des raisons de m'exclure.
À l'arrivée dans la tour de Loup, nous nous séparâmes vers nos dortoirs respectifs ; mon soulagement fut grand quand je trouvai le mien, vide. Chaque chambre de quatre à huit lits possédait une salle de bain attenante munie de grandes cabines de douche séparées, je restais pourtant réticente à me déshabiller quand les filles étaient présentes, même si tout le monde savait que j'étais une apostate, entre le savoir et le voir, il y avait une frontière que je ne souhaitais voir personne franchir. Ma douche brûlante terminée, le grand miroir partiellement embué de la salle de bain me renvoyait l'image du tas de chair informe que je représentais, les bourrelets de mon ventre ainsi que la graisse accumulé sur mes hanches m'apparaissaient plus volumineux encore dans mon reflet troublé, ce qui ajoutait au dégoût de mon propre corps. Une porte claquant à l'extérieur et le cri de ma camarade me ramenèrent à la réalité et, cinq minutes plus tard, j'étais en uniforme, maquillée et prête pour notre prochain cours. Angie quant à elle, m'attendait à l'extérieur de mon dortoir, furibonde.
« Tu as peut-être décidé que tu n'avais pas besoin de manger – ronchonna-t-elle mécontente – , mais à cause de toi je vais avoir faim toute l'après-midi ! » Je ne jeûnais jamais, la nourriture me réconfortait comme personne, je fus et resterai une bonne vivante. C'était d'ailleurs sûrement pour ça que je m'entraînais tellement dans mon ancienne spiritualité, sans ça, je serais certainement devenue une barrique. Je m'excusai toutefois d'avoir pris autant de temps, m'en sortant avec la promesse de lui en « devoir une », pour plus tard. Son changement d'humeur fut si rapide que je lui fis part de mes soupçons sur la possibilité d'un trouble bipolaire ce qui nous fit rire comme des hyènes, la bonne humeur générale effaçant mes tristes sentiments.
« Dans deux jours nous serons en vacances ! - clama-t-elle, heureuse – je pars retrouver ma famille juste après la cérémonie de l'aurore Phénière. Ce n'est qu'à deux heures de pégase d'ici, mon père a obtenu qu'on m'en prête un, pour la route. Je suis seulement déçue que mon frère ne puisse pas venir avec moi. - Elle me soupesa un instant du regard avant d'ajouter plus malicieusement – Vous avez presque le même âge d'ailleurs.» Depuis que nous avions ri, la première fois, sur le béguin qu'elle me pensait avoir pour Franck, Angie cherchait à me caser avec le moindre mâle qu'elle jugeait décent ou fait pour moi.
« Tu sais bien qu'entre les clercs et moi, ce n'est pas le grand amour – l'admonestais-je d'un ton plus joyeux que je ne le fusse en réalité avant d'entamer un revirement de sujet – tu parles des vacances, mais ne commence-t-elle pas un Dies Drákon ? Si tu pars à l'aurore, tu vas manquer la messe du crépuscule de Dragon, je la pensais obligatoire ? » les fins sourcils blonds d'Angie ce froncèrent un instant avant que son regard gris ne s'illumine
« J'oublie parfois que tu n'es pas d'ici. Je ne sais pas comment c'était.. Avant, pour toi – chuchota-t-elle bas pour qu'on ne l'entende pas mentionner mon passé– , mais les jours d'ascension d'un des quatre grands, on ne pratique que l'office qui lui est dédié, même si cela tombe un Dies Drákon, comme cette année. - ses yeux brillants d'espièglerie se fixèrent sur moi tandis que nous arrivions au deuxième étage du donjon – Je suis sûr que mon frère va t'adorer et ça donnerait un bon coup de pied dans la fourmilière. » Sur ce point, je ne pouvais qu'être d'accord avec elle, si certains d'entre eux m'acceptaient, cela mettrait fin à la froideur du clergé à mon égard en allégeant considérablement ma vie. Pas que le dégoût et l'indifférence ne me touchent spécialement. Je n'envisageai pas de prendre l'habit clérical, mais sans le poids de leurs dégoûts, mon atmosphère deviendrait plus respirable. J'espérais toutefois qu'elle n'envisageait pas de créer quoi que ce soit entre son frère et moi. Mes sentiments, aussi troubles soient-ils, allaient clairement vers un autre, même si elle n'en avait pas conscience. L'attention de ma camarade étant proportionnelle à celle d'un papillon, j'avais bon espoir qu'elle oublierait cette discussion durant notre cours de runes. La classe, dans laquelle nous entrâmes, formait un curieux quartier de lune où tous les bancs, les tables et les meubles, des bibliothèques aux commodes, étaient arquées pour correspondre à l'arrondi de la pièce. Seul le grand bureau face à nous, placé sur la tranche du quartier, possédait une forme droite et plus commune. Angie m'invita à venir m'asseoir avec un groupe de ses amis, lesquels commençaient à s'adapter à ma présence et nous attendîmes notre professeur, dont la capacité à être systématiquement en retard m'avait été mentionnée, ce dès mon premier cours avec lui.
Vingt minutes furent écoulées quand le professeur O'neil daigna prendre la peine d'apparaître à son propre cours. L'homme ventripotent d'une cinquantaine d'années affublé d'un costume gris ; un gobelet de café à la main, affichait un sourire guilleret alors qu'un mot d'excuse venait se dessiner sur l'un des tableaux, l'écriture luisant d'un léger halo orangé.
« Bonjour mes chères petites représentations bonjour ! chantonna-t-il joyeusement – comme vous le voyez, mon retard d'aujourd'hui était, en partie volontaire. J'avais prévu de ne pas être à l'heure et cela m'a donné une excellente manière de vous montrer l'une des nombreuses utilisations que l'on peut faire avec les runes, une fois celles-ci bien maîtrisées. - le message disparu d'un geste désinvolte de la main dodue de notre professeur – voyez, j'ai cessé le flux de magie qui alimentait mon sortilège runique. Je l'avais préparé plus tôt ce matin , mais celui-ci n'a pourtant pas pompé ma magie jusqu'à maintenant, pourquoi ? » La réponse me sautait aux yeux, c'était la base même de l'apprentissage runique, l'on pouvait choisir de les utiliser dès qu'elles étaient tracées en y insufflant notre volonté magique, ou bien simplement les garder pour une utilisation future en y liant une infime quantité de magie. Je m'abstins pourtant d'intervenir, jouer les « je sais tout » ne m'intéressait pas, tout le monde n'avait pas plusieurs échecs en parcours de souhait. Je ne tirais aucune fierté de mes connaissances accumulées avec les années et préférai laisser les autres tenter leurs chances. De nombreuses réponses ne tardèrent pas à arriver, au grand plaisir de notre professeur qui discourait à présent sur la magie runique
« Comme nous l'avons revu depuis mon retour de congé maladie, la magie runique à une forte utilité dans notre vie. C'est la seule magie accessible, à moindre mesure, aux personnes qui ne possèdent aucun lien spirituel. Elle ce base sur notre propre énergie, sur la volonté de nos intentions ainsi que sur notre connaissance des runes et de leurs utilisations. - Notre professeur faisait le tour de la pièce, marchant nonchalamment entre les bancs, ce qui maintenait notre attention sur lui – pour les élèves qui auront la chance d'accéder aux cours d'Arcanes l'année prochaine ou ceux qui envisageraient d'entamer le parcours de prêtrise, sachez que vous y apprendrez une utilisation offensive des sortilèges runiques. Je rappelle que cette année, nous nous concentrerons sur son utilisation utilitaire et défensive. Des questions ? » Une représentation au teint rougeaud non loin de moi se tortillait sur sa chaise, mal à l'aise, tandis qu'il se mit à parler, mâchant à moitié ses mots.
« Monsieur, nous avons vu avec vous au début de l'année que nous allions apprendre à monter des barrières dans nos esprits ou créer des boucliers physiques , mais cela n'est-il pas quelque chose que nous pouvons également faire avec un enchantement spirituel, sans coût énergétique pour nous ? » Une boulette de parchemin atterrit sur la tête du jeune, interloqué par le geste de notre professeur qui provoqua l'hilarité générale
« En pleine bataille – expliqua le professeur O'neil – ceci aurait été une boule de feu et vous seriez mort Thompson. Les enchantements spirituels nécessitent un temps d’exécution, plus ou moins long en fonction de votre foi, de la profondeur du lien que vous entretenez avec votre spirituel ainsi que de la qualité de la prière que vous lui adressez. C'est une magie trop fluctuante qui se compose de beaucoup de facteurs trop variables. Je reconnais qu'elle à l'avantage d'être la moins coûteuse des magies , mais c'est aussi la moins utile pour des actions rapides. Je vous fais une petite démonstration ? Bien sûr que oui. Renvoyez-moi cette balle Thompson. » Je le regardais alors qu'il hésitait à lancer quoi que ce soit sur notre professeur, mais l'assurance que ce dernier affichait ainsi que son franc sourire l'encouragea à là lui renvoyer. La course de la boulette se fit stopper par un mur d'énergie orangée qui disparu, une fois qu'elle fut à terre.
« Vous ne pouvez rien prévoir avec les enchantements spirituels, vous priez pour quelque chose et vous obtenez ce pourquoi vous priez sur l'instant. Vous ne pouvez pas la convoquer et vous en servir plus tard. Les runes ont cela comme avantage. Vous programmez, avec un coup minimal de magie et vous serez toujours protégé. Du moins, tant que vous en avez l'énergie et la volonté. Car si elle est à la portée de tous, elle n'en reste pas moins compliquée à prendre en main et terriblement coûteuse. Une fois votre flux d'énergie lié à la rune adéquate, votre volonté à la maintenir prend le pas, jusqu'à ce qu'elle fléchisse ou que vous n'ayez plus de force à votre disposition. C'est à mes yeux, le seul défauts de cette formidable magie. » Personnellement, je voyais plus de défaut à la magie runique, car le moindre trait de travers dans nos runes, qu'elle soit visualisée ou notée, fragilise un sortilège et le rend obsolète plus rapidement, mais j'étais peut être aussi aigrie vis à a vis de cette magie. Elle avait été la seule qu'une sans lien comme moi avait pu maîtriser, mais peu importe le travail et les efforts pour raffermir ma volonté, je n'avais jamais réussi à faire mieux que le dernier de la classe à chaque année échouée.
« Trêve de bavardage – fini par dire le professeur, en s'installant confortablement à son bureau – nous allons travailler l'exercice du bouclier que vous m'avez vu faire plus tôt. Pour cela, je veux que vous inscriviez dans votre tête, une rune de protection. Vous devez la visualiser clairement. Une fois que ce sera fait, imaginez-là comme un bouclier, carré, rond, ovoïde,en forme de fleurs, peu importe, tant que vous pouvez vous protéger avec - il balaya l'ensemble de la classe, toujours aussi souriant, l'éclat de joie dans son regard brun ne la quittant pas, alors qui continuait son énoncé – Une fois que vous aurez fait cela, connectez vous à votre magie et tentez déjà de le projeter en dehors de votre esprit en prononçant le sortilège d'accomplissement : Proesd Anima » L'exercice n'était pas si différent de celui pratiqué à Manticore, je pris mon temps avant de le commencer, mon signal de départ fut quand des étincelles de magies colorées apparurent un peu partout dans la classe.
La rune bien ancrée, je l'imaginais comme une version deux fois plus petite d'un rondache, tandis que j'allais chercher dans ma source d'énergie pour l'alimenter. Jusque là, je n'avais jamais eu de problèmes à le projeter, même sans lien spirituel, le maintenir plus de quelques secondes était plus compliqué et il n'encaissait généralement qu'une seule attaque.
« Insufflez votre volonté dans cette rune ! - dit le professeur, toujours bien assis – dites-lui ce que vous voulez d'elle, imprégnez-là de votre volonté de la voir vous protéger. » À l'instant où ces mots s'éteignirent, le petit bouclier rond de magie apparu sous mes yeux, vibrant de force, entouré de flamme sombre que je reconnus comme étant similaire à celle qui avait embrasé les torches de la cathédrale. Les regards intrigués de quelques-uns de mes camarades se tournèrent vers mon bouclier de magie avant que je ne mette fin à mon sortilège, incrédule. J'étais certaine d'avoir la bonne rune dans la tête, pourtant celle-ci n'était pas censée brûler. Renouvelant l'exercice, je décidai d'évoquer un pavois qui se matérialisa tout aussi vite, brûlant du même feu que ma précédente évocation. La taille de mon bouclier ainsi que les flammes qui courraient sur sa surface, intriguèrent bon nombre de jeunes gens ainsi que mon professeur auprès duquel je me préparai à devoir m'excusez du trouble que j'occasionnais dans sa classe, ma création disparaissant pour m'éviter de potentiel ennui supplémentaire.
« Mademoiselle Torner ci-présente et moi-même allons vous faire une petite démonstration de la suite de mon exercice. » la surprise devait se lire sur mon visage car son sourire s'élargit proportionnellement à l’écarquillement de mes yeux, il m'invita à me placer devant tout le monde. L'attention se braquant sur moi n'étant pas pour me réjouir, j'espérai que la démonstration serait courte et sans honte, pour moi.
« La suite de notre exercice consistera à faire confronter nos boucliers, par une poussée de magie qui confrontera vos volontés les unes contre les autres. Vous devez vouloir l'emporter, sans ça, votre volonté ne sera pas assez forte. Une des astuces, pour les débutants, est de penser à quelque chose que vous désirez obtenir, où même que vous désirez simplement. L'important, c'est de vouloir suffisamment quelque chose et de l'insuffler dans la rune. Que ce soit par rage de vaincre, par désir de faire vos preuves ou pour l'amour de votre mère, cela m'importe peu. Vous devez le vouloir. Compris ? Mademoiselle Torner, je vous laisse quelques minutes, ne vous inquiétez pas, j'irai doucement. » Son commentaire ne me rassurant qu'à peine, je m'attelais à chercher comment me sortir rapidement de cet exercice. Vouloir gagner était exclu, je ne l'emporterai pas face à mon professeur, peu importe la modération de son attaque. Que souhaitais-je dans ce cas ? Je passai en revue mes souhaits d'avenir, mes désirs futurs et même des choses plus immédiates, comme l'envie de me fondre dans la pierre et d'échapper à l'intérêt croissant des élèves autour de moi. Les palpitations dans ma poitrine s'accentuaient, devenant erratiques, quand un regard d'ombre fumant de noir apparu dans mon esprit. Ces prunelles sombres me firent penser aux yeux d'onyx intenses du Primordial Nolan ainsi qu'aux émotions aussi étranges qu'exaltantes qu'il faisait naître en moi. Pourquoi pas ? Après tout, si je devais perdre, autant l'avoir dans la tête. Une fois la mise en place de mon idée, je projetai un nouveau pavois brûlant d'un feu noir, face à l'apparition du simple bouclier rond de mon professeur
« Chers élèves, je vais vous illustrer que la taille ne compte pas toujours dans ce genre de bataille. Voyez vous-mêmes ». Son assurance face à ma défaite me laissait penser qu'il avait mis suffisamment de volonté dans sa rune pour venir à bout de n'importe quel débutant, ma volonté ne vacillant pas, je me concentrai sur le regard noir et brûlant de mon beau Primordial et renforçait les flammes autour de mon pavois runique. Le pauvre bouclier orange se fit littéralement aspiré par les ténèbres auquel il venait de se confronter, un murmure admiratif s'éleva alors dans la pièce.
« Bien mademoiselle Torner ! - dit-il quelque peu surpris - J'ai sous estimé votre volonté. Laissez-moi réessayer. » La nouvelle création de mon professeur semblait plus solide que la précédente, pourtant, face au visage qui me motivait à tenir, elle s'écrasa sur mon pavois sombre, toujours intacte. Les uns après les autres, chaque bouclier, grand ou petit ; de la targe au pavois, se faisait happer par le feu sombre ce qui finit même par effacer le sourire jovial de mon professeur, trop concentré sur notre exercice. Le manque d'énergie eut raison de moi avant que ma volonté ne cède ; la disparition de ma défense se faisant au moment où une énième création orangée de mon professeur vint percuter la mienne. Les sourcils grisonnant de mon professeur se joignirent sur son front en me regardant de longues secondes, avant de finalement me tendre la main, une expression amusée sur le visage.
« Vous avez été une formidable adversaire, votre désir devait être exceptionnel pour que votre volonté soit si tenace. Cela fait des années que je n'avais pas été battu de la sorte. Pour ça, vous avez tout mon respect. Je ne vous ménagerai pas la prochaine fois ! - fini t-il par me dire en me faisant un clin d’œil. Le gong de la fin de son cours retentissant dans la classe – Nous continuerons cet exercice à notre prochain cours ! Votre devoir sera de pouvoir me créer un bouclier correct à votre prochain cours. » Tenir tête à mon professeur durant un exercice, aussi simple soit-il semblait m'apporter la sympathie et l'admiration de plusieurs représentations qui, quelques heures plus tôt, me snobaient sans vergogne. Même dans le groupe auquel Angie tentait de me greffer, l'intérêt s'éveillait, cela ne me rendait pourtant pas aussi heureuse que ce que j'avais espéré. Depuis mon adolescence, j'espérais faire partie de quelque chose de plus grand, avoir des amis, un groupe qui me soutiendrait, auxquels je pourrais apporter quelque chose. Était-ce le cas ? Je me forçai à penser que ce n'était pas si important, pourquoi ne pas simplement profiter d'être entourée sans me poser de question ? Le rejet de mes anciens camarades de représentation, de ma famille ainsi que la marque d'apostasie sur mon épaule me brûlaient jusqu'à l'âme alors qu'un masque souriant se figea sur mon visage en répondant aux interrogations de mes nouveaux amis. Je ne pourrai jamais effacé les rejets que j'avais vécus, seulement j'avais le droit d'avancer. Peu m'importait que certains me considérent encore comme une moins que rien, qu'on m'appelle encore l'étrangère, l'apostate. Cela passerait. J'avais des nouveaux camarades à présent.
« Anna – m'appela Sofia, une plantureuse brune affriolante à la peau mate avec un regard de biche dont les longs cils sombres battaient à une mesure parfaite. - tu pensais à quoi pour que ton bouclier soit si puissant ? » Ce ne serait pas une bonne idée de partager mon penchant pour notre professeur d'Alchimie devant une si grande assemblée, le règlement interdisait tout rapprochement entre élève et membre du corps enseignant. Le sentiment que j'éprouvais pour lui serait en sécurité au fond de mon être.
« Je déteste perdre – mentis-je – je suis vraiment une mauvaise perdante, qui plus est, j'adore relevé les défis. Notre professeur semblait si sûr de lui que ça m'a échauffée. Je voulais juste gagner. » La certitude d'avoir agi de la meilleure des manières se confirma quand la contraction dans mon estomac disparut. Ce n'était qu'un petit mensonge qui n’altérerait pas les bases jetées de ces nouvelles amitiés qui s'offraient à moi. Non ? L'heure avançant, le temps d'aller à la messe arrivait en me donnant une bonne excuse pour leur fausser compagnie en évitant de possibles nouvelles interrogations sur le désir que j'avais insufflé à ma volonté. Aucune justification n'était nécessaire pour assister aux offices, personne ne trouvait curieux que je m'y rende chaque crépuscule. La ferveur pieuse était encouragée et si dans mon cas elle était, en partie, motivé par un intérêt plus égoïste, je n'en respectais pas moins la solennité.
Plusieurs représentations de Lynx m'accompagnèrent pour la messe, le Dies Lyncis étant le jour consacré de leur Esprit, ils se sentaient plus concernés de lui rendre hommage, ce que je comprenais. À Manticore, la seule messe de minuit à laquelle je participais sans faillir était le jour de Mouflon, l'Esprit auquel on m'avait appariée de force, il y a quatre ans. La légère tristesse qui m'étreignait encore le cœur en y repensant me fit sortir de la conversation entretenue avec le groupe de jeunes Lynx. Après tout, cela ne faisait que deux mois que mon rejet de Manticore avait été effectué, la perte de 23 ans de croyances et de repères, ce n'était pas quelque chose qu'on oubliait en quelques semaines, mais pour une raison qui m'était inconnue, je ne souhaitais pas parler de cette partie déchirée de ma vie, avec qui que ce soit. Il était heureux que ce soit mal vu d'évoquer les autres spiritualités, en dehors d'un certain cadre ; une fois les premiers jours de mon arrivée passés et les bases de ma venue à Dragon jetées, personne ne m'interrogeait plus, la curiosité d'Angie mise à part, mon soulagement à ce sujet allant de pair avec la solitude que cette situation unique me faisait ressentir.
Le ciel se colorait déjà des couleurs du crépuscule, plusieurs teintes d'orange, de jaune et de rose, se mélangeaient, offrant un spectacle magnifique au travers des grandes arche-nêtres des coursives. Les nuances d'oranges se réfléchissant sur le jardin de la tour de Dragon, les luciflores s'épanouissaient en se gorgeant du crépuscule, leurs pistils dardés vers le couchant agissaient comme une boussole dont l'aiguille pointerait vers l'ouest. Les jours précédents, je me rendais seule à la cathédrale, donc je pouvais profiter quelques instants de ce spectacle avant de pénétrer dans le lieu saint, mais le petit groupe m'accompagnant m'entraînait à l'intérieur, soucieux de trouver de bonne place sur les bancs arque-lunés. Les clercs étaient déjà présents, un coup d’œil me suffit pour voir qu'aucun professeur en dehors de la Primordiale Moreau, n'assistait à l'office. Ne pas le voir me décevait et me soulageait en même temps, mon cours de runes, plus tôt, m'avait montré que mon sentiment pour lui semblait plus profond qu'une simple toquade d'étudiante, si rien que de penser à lui me faisait rougir, je n'étais pas certaine de ne pas me transformer en grosse tomate à sa proximité.
Assise sur l'un des bancs de prière, j'observai la beauté mystérieuse des lieux, à chacune de mes venues, j'y découvrais un nouvel élément du décor. Cela pouvait être les pieds des grands chandeliers à six bougies qui représentaient tous un dragon, les superbes petits vitraux de la couleur de chacun des Esprits tutélaires ou même les chemins d'anciennes runes gravées sur les bancs. Ce soir cependant, c'était les superbes statues des Esprits tutélaires qui attirèrent mon regard tandis que le cardinal entamait un chant désagréable sur la vertu de la patience. C'était la première fois que je remarquai les pierreries dans les yeux des statues, les plus proches de moi se trouvant être celle de Lynx, je voyais le détail des améthystes de l'Esprit représenté couché et à l'affût de quelque chose d'invisible. Mon intérêt s'intensifia quand je tournai lentement la tête vers celle de Chouette, la tête de pierre penchée et les ailes à moitié déployées, les pierres, d'un bleu clair limpide dans ses yeux, étaient des aigues-marines d'une pure beauté.
Je souhaitai regarder de plus près les différentes statues, cela attendrait toutefois, car mon attention revint vers le prélat annonçant la fin de l'office crépusculaire et nous invitant à recevoir l'unification. L'événement du Dies Lýkos dernier ne s'étant plus reproduit, je ne ressentais plus d'appréhension face à l'union. Le clergé avait conclu qu'il s'agissait d'une mauvaise farce, n'ayant aucune preuve, je ne pouvais pas me croire comme étant la cause de ce trouble. Ce n'était pas parce que j'avais invoqué un feu similaire en cours aujourd'hui que c'était moi la responsable. Le corps ecclésiastique me montrait déjà suffisamment de froideur pour que je ne leur donne plus de raisons de m'exclure.
Le cardinal de Lynx appuyait le fond de mon raisonnement quand j'arrivai devant lui, les quelques secondes qu'il mit à m'enduire du liquide violet étaient une raison suffisante pour que je me taise. L'unification reçue, je me rendis jusqu'à la statue qui m'intéressait le plus, avant que l'on ne me jette hors de la grande salle.
La représentation en pierre de Loup était assise, la queue autour des pattes, la tête haute et le regard posé sur l'horizon, des onyx taillés ce trouvait à la place des yeux. Un regard d'onyx en entraînant un autre, je revoyais les yeux de fumées sombres qui m'était apparus en cours, suivi par l'intense regard noir, justement représenté par deux onyx, du Primordial Nolan. À l'instant où je pensai à lui, les deux onyx s'éclairèrent de l'intérieur, tels deux braises, avant de bruirent de fumée noir. Pourquoi fallait-il que tout se rapporte à cette fumée ? J'aurai juré que les deux pierres étaient animées de vie car leurs lumières me suivirent tandis que je me fit mettre à la porte par des jeunes prêtres, indifférents à mon questionnement.
L'air frais de la nuit tombée me raviva, désembuant mon esprit des théories farfelues que j'échafaudai sur de possibles fantômes hantant la cathédrale. Aucune des représentations de Lynx ne m'ayant attendu à la fin de l'office, je pouvais, tout à mon aise, regarder les jardins baignés des premiers rayons d'une pleine lune, en me dirigeant vers la salle des représentations. Le cadre était si beau que j'aurai pu ne pas aller manger du tout, mon ventre me rappelant que j'avais déjà sauté le repas de midi, je me détachai de cette vue en me réconfortant sur celle que je n'allais pas tarder à retrouver.
Passé la petite porte de la coursive menant en salle de représentation, je longeai le mur pour rejoindre ma place fétiche à la table des loups en face de l'estrade des primordiaux, Angie m'y attendant déjà, une moue boudeuse figée sur son visage. L'absence de celui que j'espérai voir me déçut plus que je ne l'aurais imaginé. C'était la première fois que je le voyais absent au souper depuis mon arrivée. Était-il malade ? Mon inquiétude ne pouvant être partagée, j'évitai de poser la moindre question sur notre Primordial, à mon amie et me concentrai plutôt sur la conversation qu'elle entretenait avec nos camarades de représentation.
Bien plus tard ce soir là, quand je me fus glissée entre mes draps, la silhouette d'un loup de fumée noire hanta mes rêves, toute la nuit.
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