Dies Strigis 16 Quartème
Lui
Dragonale 4:7-11
« Le crépuscule n'est-il pas la perfection d'une journée ? Avec lui, le jour se termine ; la lumière baisse et ainsi vient la nuit. Mais avant cela, regardez les couleurs qui teintent le ciel ; l'astre rougeoyant dans le couchant. Après ce spectacle, chaque être peut fermer les yeux, en paix, car il aura contemplé le crépuscule de sa vie. »
Je me trouvais dans notre salle de repos, installé dans un des canapés face à l'âtre brûlant, plongé dans des réflexions anxieuses tandis que la nuit approchait. La nervosité que le monstre me faisait ressentir à l'approche de la pleine lune de ce soir m'irritait. Jusqu'à présent, je n'avais pas encore trouvé une autre manière de m'en sortir contre lui et de me droguer, autant que le mois dernier allait m'apporter de sérieux ennuis, si je n'étais pas apte à officier pour ma messe demain. Le regard perdu dans les flammes dansantes de la cheminée, je n'écoutais qu'à peine ma petite collègue, ayant réussi le tour de force de me faire venir en salle des professeurs aujourd'hui. Elle bavassait, son humeur tendue se ressentait dans la discussion qu'elle entretenait, à grand renfort de gesticulations nerveuses, avec la professeur d'art, Vittoria Sabbatini. La grande amazone musculeuse aux cheveux bruns striée de mèches grises, aussi bavarde que je l'étais, patientait paisiblement, attendant que le flot de paroles d'Amélia se tarisse. Elle ponctuait parfois la conversation d'une onomatopée, signifiant simplement qu'elle écoutait, même aussi distraite qu'elle puisse l'être.
« Mes représentations sont toutes excellentes cette année. Tu verrais leurs notes, c'est incroyable ! Mes petits de premier cycle sont également terriblement prometteurs. » Elle disait cela, fier comme un coq qui aurait réussi l'exploit de pondre lui-même une ribambelle de poussins. Je plaindrais presque cette pauvre Vittoria, mais vu mon état d'irritation actuel, je me sentais soulagé de ne pas être la cible de ses babillages. Je m'occupais d'ailleurs de réfléchir aux doses à revoir pour mon philtre sédatif quand le monstre se mit à rire, moqueur, son grondement haineux assourdissant ma réflexion.
« Tu ne pourras pas nous droguer éternellement sans en payer le prix. Quoi que tu fasses, je chercherai à sortir. » La menace dans ses grognements ne fit que m'énerver un peu plus, je le muselai alors de mon pouvoir, accentuant le flux de magie pour emmurer sa cage, le temps que la lune se lève. Ce soir, tout allait se jouer à la minute, une fois la messe de Chouette terminée. Je me téléporterai directement chez moi, aussi grossier que ce soit de le faire en public, cinq minutes me seraient nécessaires pour finaliser mon mélange. Ça allait être juste, mais je n'abandonnerai pas une nouvelle fois mon amie, Sêbb n'étant pas encore de retour. Je la connaissais suffisamment pour savoir qu'elle masquait son inquiétude sous des sourires de façade, fort mal exécutés. L'arrivée d'Élise, tachée de boue et mouillée, me donnait l'occasion de mettre de côté mon irritation. Je ne pus m'empêcher d'être mesquin en me rendant compte qu'Amélia ne l'avait pas encore vue, lâchant sournoisement, suffisamment haut pour que tout le monde m'entende.
« Oh Élise, tu n'es pas au courant ? Amélia a plein d'excellentes nouvelles représentations de premier cycle, je suis certain qu'elle serait ravie de t'en parler. » Mon amie, ne se rendant pas compte de la supercherie dans ma voix, abandonna Vittoria, qui me lança un regard de gratitude avant de s'éclipser tandis qu'Amélia sauta sur la pauvre Élise. Elle vint tout de même s'installer dans le canapé où je me trouvais, me fixant avec un regard dépité et mécontent, voulant certainement me dire que j'allais avoir droit à un retour de bâton, à un moment ou un autre. Cela m'amusa un peu, me changeant les idées face aux minutes qui s’égrainaient ; me rapprochant inéluctablement de la nuit.
« Mes représentations sont les meilleurs – pépiait-elle stridente, tournant devant nous sans avoir l'air de savoir si elle voulait s'asseoir ou rester debout – De toute façon, c'est chaque année la même histoire, mes représentations ont les meilleures notes, elles ne sont que rarement punies. On ne peut pas dire la même chose des vôtres. Tu as de bon Lynx – dit-elle à Élise – mais le nombre d'entre eux qui ont déjà reçu des blâmes, en trois mois, c'est affligeant. » Elle continuait, encore et encore, râlant à moitié sur le manque de compétition ; vantant le comportement irréprochable de ses petits poussins. Ce n'était pas dans son habitude de faire ce genre de remarque, surtout qu'elle prônait généralement le bien dans chaque représentation, d'où qu'elles viennent. Je plaçais tout ça sur l'absence de Sêbb, qui commençait à peser sur tout le monde. J'étais tout de même partagé entre me taire et protester, je remarquai les regards d'Élise, glissés de manière imperceptible, me détaillant, une lueur de convoitise dans les yeux qui m'enragea davantage. Depuis que le monstre était plus actif, je réagissais moins bien à son étalage de charme et ce n'était clairement pas le bon jour pour qu'elle m'ennuie. Je le lui fis savoir par un regard froid et insistant, lui signifiant clairement que j'avais remarqué son manège et que j'y étais tout à fait insensible.
Même si je ne pouvais nier qu'elle avait du charme, avec son visage fin, ses lèvres épaisses ; naturellement boudeuses, ainsi que ses grands yeux bruns en amande, bordés de longs cils. Elle attirait le regard de tous, même crasseuse comme aujourd'hui, son corps élancé, un peu trop maigre à mon goût, lui donnait un air plus jeune que ses quarante ans. Aux yeux du plus grand nombre, elle était plaisante à regarder. Elle n'hésitait pas à jouer de ses charmes pour embobiner chacun des hommes qui l'entouraient. Ses petits jeux me la rendant fausse, je ne l'avais jamais vu comme un objet d'intérêt, encore moins de désir, peu importe ce qu'elle faisait. Le monstre grondait atrocement fort, mais sans pouvoir parler, il tenta de prendre le contrôle autrement : les flammes froides de ses yeux s'intensifièrent dans les miens, nous regardâmes Élise avec un intense dégoût, la glace m'enserrant face à la colère qu'il ressentait.
« Tu n'es décidément pas très galant, Nathan – roucoula-t-elle boudeuse, coupant la parole d'Amélia – ça n'est pas très gentil de fixer les gens de cette façon. » Elle s'éventa, d'un petit geste de la main, cherchant à faire croire à notre auditoire, réduit par la seule présence d'Amélia, que je l'observais d'une manière inappropriée. Amélia, me connaissant suffisamment pour savoir qu'Élise m'intéressait autant qu'un litre de mauvais café, sembla bien plus excédée, aujourd'hui, par l'attitude de notre collègue à mon égard.
« Tu sais – dis-je doucereux, réprimant un peu le monstre – je cherchais simplement la source de l'odeur désagréable qui m'assaille le nez depuis tout à l'heure. » Lançant un regard appuyé à son pantalon tâché peu ragoutant, je cherchai à la gêner suffisamment pour qu'elle cesse. Ça ne pouvait que lui faire du bien de se faire rembarrer par un membre de la gent masculine. Elle ouvra la bouche pour, j'en étais sûr, protester d'indignation, ma porte s'ouvrant sur Oreus, le Primordial d'Ours, son principal admirateur. Elle coupa la parole sans le savoir.
« Bonjour, bonjour – lança-t-il à la cantonade – C'est une belle fin d'après-midi, n'est-ce pas ? – Sans nous laisser vraiment le temps de répondre, il continua sur sa lancée, en voyant Élise – Bien entendu, elle n'est pas aussi belle que toi, ma chère ! » Il vint s'asseoir sur l'un des grands fauteuils moelleux en face de nous, pianotant de ses doigts nerveux sur l'accoudoir en se posant de manière à pouvoir nous regarder, ce qui ne fit qu'accentuer ma mauvaise humeur. Je n'appréciais pas vraiment mon collègue. Son air hautain et son intérêt pour les femmes, peu importe leurs âges, me mettaient mal à l'aise. J'échangeai d'ailleurs le moins possible avec lui, quand je le pouvais. Ma collègue, assise à côté de moi, ne fit aucun commentaire sur le compliment d'Oreus, complètement désintéressé par sa présence.
« Tu as passé une dure journée Élise, tu mérites que quelqu'un s'occupe de toi, je serais d'ailleurs ravi d'être ce quelqu'un si celui-ci ne le fait pas - lança t-il, donnant un coup de menton vers moi, et continuant plus moqueur que rieur, il ajouta - Qu'est ce que tu lui trouves dans le fond ? - faisant comme si je n'étais pas là, il ce pointa fièrement du doigt - Tu sais que, moi, j'apprécie la beauté de la femme que tu es, ta grâce et ton élégance » déclama t-il, dans un lyrisme fin. Le regard d'Élise passa entre lui et moi, les joues légèrement rosies par ses mots, dans l'expectative d'un retour jaloux de ma part. Je me fichais éperdument qu'il fricote avec elle. J'étais habitué à ses petites piques jalouses, à tout autre moment j'aurais laissé passer, mais c'était avant que le monstre ne ravive son ardeur dans mon être. Lui n'acceptait pas son manque de respect. Il m'envoyait d'ailleurs des images de gorge déchiquetée, le souvenir du goût ferreux si plaisant m'emplissait la bouche ; humectait mes lèvres de salive. Le monstre cherchait à me déstabiliser en faisant resurgir un désir enfouit et provoquant un peu plus ma colère, seule façon qu'il trouvait pour affaiblir ses chaînes. La petite main d'Amélia vint se poser sur mon épaule, me détournant de l'importun, sa magie bienfaisante s'écoulant sous ma peau agissait comme un anxiolytique naturel en m'entourant des odeurs herbacées de racines de roses et de tilleul. Son pouvoir guérisseur ne fonctionnait pas comme celui de Sêbb, elle n'effaçait pas tout à fait ma colère, mais engourdissait temporairement le monstre.
« Oreus, si tu veux t'entretenir de ce genre de choses avec Élise, fait le dans un cadre privé, c'est indécent et tu crées des tensions inutiles entre nous, ce n'est pas sain. » Amélia restait derrière moi, me soutenant, sa main toujours placée sur mon épaule. La jalousie d'Élise quant à ce contact me laissait imperturbable, les effets de l'apaisante magie d'Amélia me donnait l'occasion de renvoyer le monstre plus profondément en le maudissant de me mettre dans des situations aussi compliquées. Mon amie me poserait très certainement des questions au sujet de mon humeur, mais pour le moment, je ne pouvais qu'être content qu'elle soit là, plonger dans la béatitude relaxante des vapeurs de tilleuls. Oreus me regardait fixement, ses yeux bruns luisant en englobant le petit trio que nous formions, la commissure de ses lèvres relevée en un sourire camouflé par sa barbe hirsute.
« Toutes ces femmes autour de toi et tu n'en profites pas – râla-t-il – Mesdames, vous devriez mieux choisir vos cibles, Nathan ne s'intéresse pas à vous, pas à votre juste valeur. – Sa voix se fit plus abrupte quand il s'adressa directement à moi – Si tu élargissais la tranche d'âge, hein Nathan ? Je suis sûr que certaines grandes prêtresses seraient ravies que tu leur portes de l'intérêt. Ou peut-être que tu préférerais l'une de nos fraîches représentations, l'une d'elles te donnerait envie de rompre ton jeûn sexuel ? Dit-moi tout, je suis curieux. » Si la magie d'Amélia n'avait pas été si puissante, je lui aurai sauté à la gorge pour son sous-entendu. Personne ne pouvait connaître mes sentiments pour ma représentation, mais ses insinuations étaient très dérangeantes, plus encore quand je savais qu'il faisait parti de ses professeurs. À juste penser qu'il pourrait poser la main sur elle, le monstre réduit l'un de ses barreaux en miette. Une odeur âcre se fit sentir, désagréable et forte, quand la voix de John, à peine arrivé, coupa court à toutes réflexions supplémentaires.
« Il suffit, Oreus, tes propos sont malsains, n'essaye pas de faire plonger Nathan dans tes vices douteux, cela ne regarde que toi. » Je ne pris pas la peine de tourner la tête vers le vieux Han, car celui-ci vint s'écrouler dans un petit fauteuil bas et moelleux proche de l'âtre. Le hâle habituel de sa peau était cireux, la fatigue trônait sur son visage, approfondissant les sillons de ses rides. Il serrait l'une de ses mains bandées contre lui, l'odeur persistante de brûlé s'en dégageant. Même Oreus, avec sa verve habituelle, ne fit aucun commentaire sur les insinuations de John,en voyant son état, car même assis, le vieil homme tremblotait légèrement, la sueur exhalant de ses pores.
« Ça va, ça va, je vais bien ! - nous dit il au bout d'une minute — Cesser de me regarder ainsi, je suis juste fatigué, j'ai utilisé beaucoup de magie aujourd'hui, c'est tout. » De la magie ? Il n'y avait pas besoin de magie pour l'astronomie, encore moins pour la philosophie, à moins de vouloir illustrer quelque chose. Ce qui arrivait plutôt rarement, du moins de ce que je me rappelais de mes propres cours.
« Ton cours n'est pas sensé être principalement théorique ? — s'inquiéta Amélia, coïncidant avec mes propres pensées. — Tu faisais de l'astronomie ou de la philosophie avec ta classe de second cycle ? » Elle quitta mon épaule pour se diriger vers le siège où John semblait se perdre en cherchant ses mots, un picotement dans l'air se faisant ressentir, une magie tendre emplit la pièce de légères volutes bleutées émanant d'Amélia s'échappant d'elle le temps de soigner le vieux Han, se ragaillardissant au fur et à mesure que la fatigue s'étendit sur ses traits, les effluves fétides disparaissant avec son pouvoir.
« Merci Amélia, mais tu ne devrais pas utiliser autant de magie sur ma vieille carcasse, ça aurait bien fini par guérir tout seul – grommela-t-il rasséréné et, me regardant, il ajouta – tu ne devrais pas non plus la fatiguer avec tes humeurs, Nathan. De mon temps, on ne s'énervait pas comme ça. Je sentais ta colère de derrière la porte ! Et toi – il fixa son long doigt décharné sur Oreus – tu sais très bien qu'il est irritable dernièrement, alors tu devrais cesser de lui chercher des puces. – jetant un regard rapide sur Élise, il soupira profondément – Le respect est une vertu que nous devrions entretenir entre nous. Tout autant qu'on est. » Nous roulâmes des yeux au son de cet habituel discours, néanmoins la curiosité qu'il avait suscité pour son cours envahissait nos esprits. Amélia, trop friande de potins, fut la première à le relancer.
« Donc, tu ne m'as pas répondu. Que faisais-tu avec tes deuxièmes cycles ? Raconte-nous, ce qui t'a fait utiliser autant d'énergie aujourd'hui ? » John étant quelqu'un qui appréciait parler et raconter des histoires, je le soupçonnais d'apprécier l'attention qu'on lui portait autant qu'Oreus aimait les ragots.
« Et bien, je faisais un cours de philosophie sur les volontés réelles de nos Esprits tutélaires – commença-t-il, – ensuite, je leur ai parlé de ma propre expérience, des découvertes sur Cerf ainsi que de ses intentions. - Il sembla s'arrêter là, mais sachant très bien qu'il n'avait pas fini, elle l'intima de continuer, intriguée. – Je n'ai pas pu résister à l'envie de leur montrer un avant-goût de mon pouvoir. J'ai fait une petite démonstration qui aurait dû être facile à exécuter, surtout que je l'ai pratiquée au toucher pour moins me fatiguer. Je dois vous avouer qu'une de mes élèves m'a donné un peu plus de fil à retordre. » Une alarme retentit dans mon esprit, deux beaux lacs turquoises m'apparurent, suivis du visage constellé de tâches de rousseur de ma représentation à crinière de feu.
« Amélia, j'ai fait parvenir un message à la petite Martin pour venir me voir en séance de psychologie. J'espère que tu n'y vois pas d'inconvénient. – Le soulagement qui s'emparait de moi à l'entente d'un autre nom que le sien fut de courte durée, car il rajouta. – C'est ta représentation, Nathan, la jeune Torner, qui s'est trouvée trop coriace pour moi. C'était une expérience tout à fait remarquable. Nonobstant, je comprends mieux de quoi nous parlait Liam le mois dernier. J'ai dû utiliser la majeure partie de mon énergie magique avant de comprendre que je n'arriverai à rien. Un grand mur de fumée noir entourait son être et ne m'a pas laissé la percer. - Son regard se fit plus hagard tandis qu'il marmonna plus pour lui que pour nous. - Je ne comprends pas ce qui a pu passer outre ma vision. Normalement, aucune magie ne peut contrer le pouvoir d'un Primordial, outre celle d'un Esprit ou de Dragon lui-même.» La mention du pouvoir sombre me crispa, ma main agrippant l'accoudoir de tissus doux du canapé, mon estomac se retournait en pensant au mystère l'entourant, qui ne faisait qu'épaissir. Mon instinct de protection ainsi que les émotions du monstre, perceptibles malgré la quantité de magie l'emmurant, me firent ressentir une peur glacée quant aux possibles découvertes que pourraient faire mes collègues, la liant aux événements des offices précédents. Le timbre irrité d’Élise retentit alors que je me tourmentais du sort qui pourrait lui être réservé prochainement.
« Qu'as-tu découvert, John ? La petite a-t-elle des prédispositions particulières ? Est-ce un pouvoir qui lui vient de Manticore ? Doit-on s'inquiéter de sa présence ? » Ses insinuations m’exaspérèrent bien plus que nécessaire, si John n'était pas intervenu, j'aurai pu m'énerver contre elle, malgré les restes de magie anxiolytique.
« Comme tu le sais très bien, Élise, le sceau d'apostasie que cette pauvre enfant porte sur elle empêche ce genre de possibilité. Elle n'a rien pu garder de Manticore, si tant est qu'elle n'a jamais eu quoi que ce soit de cette spiritualité. – Une brève réflexion traversa le regard du vieil homme, nous faisant miroiter la suite. - Je ne sais pas ce que c'était réellement. Tout ce que je peux dire, c'est que son esprit était entouré d'une fumée noire si opaque que j'ai dû utiliser le voile de mes yeux et cela ne l'a qu'à peine ébréché. » Il débanda sa main blessée, les effluves astringentes et herbacées d'un baume d'hamamélis et de camomille m'assiégèrent le nez. Il la leva dans la lumière, bien en évidence pour que chacun d'entre nous puisse contempler des plaies de brûlures légèrement cicatrisées, rose ; boursouflés la couturant désormais. Son visage fripé et reconnaissant se tourna vers Amélia, toujours posée près de lui.
« Si tu n'avais pas fait un si bon travail, tout ce beau monde aurait pu constater une main noircie dont la chair était mise à vif. Je ne voulais pas aller à l'infirmerie, pas si ça pouvait lui attirer des ennuis. Merci pour ça. — Plissant ses yeux entourés de larges pattes d'oies, il se perdit quelques instants dans le feu, murmurant. — C'est de ma faute, elle n'avait pas l'air de comprendre ce qu'il se passait, pas plus que moi. Son corps n'a fait que se défendre face à ce qu'il a dû voir comme une intrusion. C'est un feu noir qui m'a fait ça. Il sortait directement de sa peau et le pire, c'est que même s'il me brûlait, j'étais subjugué par sa présence. » L'énervement quitta mes traits pour laisser place au choc, je fixais la main blessée de mon collègue sans réellement assimiler ce qu'il venait de dire. C'était ma représentation qui avait fait ça ? La jeune femme qui nous était arrivée sans lien spirituel et dont tout le monde pensait qu'elle aurait un potentiel magique limité ? Le monstre diffusait un sentiment de fierté, s’enorgueillissant d'elle ; mais j'appréhendais surtout ce qui allait lui arriver, même si John n'avait pas l'air de lui en vouloir.
« Tu vas en informer les prélats, n'est-ce pas ? Le Pape doit être mis au courant – grommela Oreus – Si c'est vraiment elle qui t'a fait ça, alors cette jeune femme est dangereuse pour tout le monde, il faudrait peut-être penser à la renvoyer ou à l'enfermer. » La tension contenue dans mes muscles me fit m'éjecter du canapé tel un ressort. Je me surpris de la vivacité de l'action, autant que mes collègues, cette fois, tous tourné vers moi.
« Oh, mais tu as raison de te lever, Nathan ! – dit Amélia, plus haut que nécessaire – On doit commencer à descendre si on ne veut pas être en retard à l'office de Chouette ! » Inconscient des paroles de mon amie, je fixais l'air meurtrier de celui qui voulait tenter de m'arracher ma représentation. Mon amie me prit par le bras, ses doigts posés au creux du mien déversèrent un nouveau flux, très léger, de magie en me tirant derrière elle en vue de nous faire quitter la pièce.
« Qu'est-ce qui t'arrive aujourd'hui ? Tu ne te sens pas bien – s’inquiéta-t-elle, l’œil quelque peu soupçonneux – tu veux peut-être aller te reposer au lieu de venir avec moi ? » J'étais tenté de dire oui, l'étreinte de la bête s'intensifiait sur mon âme. La panique qu'il ressentait pour ma belle représentation ne m'aidait pas à garder les idées claires, il aurait été plus sûr que je rentre chez moi pour m’assommer. Pourtant, Amélia venait de me sauver la mise à deux reprises et l'absence de Sêbb lui pesant, j'aurais été un mauvais ami de lui refuser ma présence pour seulement plusieurs dizaines de minutes de maux de tête en moins.
« J'ai juste un peu mal à la tête. Tu sais bien que je ne supporte pas Oreus et que je suis protecteur d'Amel', je n'aime pas qu'on parle ainsi de ma représentation. Ne t'en fais pas, je reste avec toi pour la messe. J'irais me coucher juste après » Ne la laissant pas m'interroger d'avantage, j'accélérai le pas, lui signifiant que nous allions être en retard, ce dont elle avait horreur et l'effrayait suffisamment pour que nous fassions le reste du chemin jusqu'à la cathédrale, en silence. Le soleil déclinait, visible à travers des nombreuses fenêtres du donjon, le ciel orangé venant avec les premières réelles attaques du monstre contre sa cage.
« Je sortirai – gronda-t-il férocement – ce soir. Le mois prochain. Dans un an. Si tu me laisses sortir, tu le regretteras bien moins que si j'y arrive seul. » Ses deux braises brûlantes de rage luisaient d'une haine ardente à mon égard en me souriant sinistrement. La brûlure d'un froid glaçant se fit ressentir à chacun des coups qu'il portait, ses grondements alourdissant ma tête. Je me demandais si j'avais vraiment fait le bon choix en suivant Amélia sur les bancs de la cathédrale. Sa tristesse ; son regard baissé ainsi que les places vides autour de nous, moins nombreuses qu'en j'étais avec elle, me rappelaient son besoin d'être soutenue, même par une présence silencieuse. Mes sens, exacerbés par l'arrivée de la pleine lune, le parfum boisé d'épices et de poivre m'anesthésia l'odorat, tandis qu'arrivait la Cardinale de Chouette, vêtue de son habituelle soutane bleue claire ainsi que d'une superbe capeline sertie d'aigue-marine, un petit encensoir à la main. Elle arrivait, remontant le nef devant une procession de prêtres, montant sur l'estrade en allant se placer derrière l'autel de pierre usé. L'office n'allait pas tarder à commencer, les grondements du monstre, aidés par les voix trop aiguës de certains des prêtres, me vrillèrent les tympans, assourdissant mon ouïe trop fine.
Sentant mon amie se décontracter, je remarquai son sourire du coin de l'œil. Une représentation, me donnant une impression de déjà vu, vint s'installer à la seule place libre à côté d'elle. Amélia semblait ravie de la présence de la jeune fille, je n'y prêtai pourtant qu'une très brève attention, car une légère pression se fit ressentir sur ma droite, contre mon épaule. Je m'étonnai que le monstre ne dise rien, mes narines se dilatèrent d'un seul coup. Libéré des agressions de l'encens, un mélange d'odeur de sauge ; de fleurs de mûrier mêlé à celle de notre bibliothèque m'assaillit. Ma tête ce tournant, la première chose que je vis fut une crinière d'un beau roux, suivie des prunelles turquoises scintillantes d'éclats dorés de celle qui vivait dans mes rêves les plus fous. Assise aussi proche de moi, nos corps se touchaient, sa cuisse charnue contre ma jambe, son épaule moelleuse contre la mienne. Son visage constellé de petites tâches rousses rosissait, alors que je pensais au scénario invraisemblable qui pourrait me faire l'embrasser, attirer comme je l'étais par ses lèvres si douces. Le début de l'office me ramena à la raison, en me forçant à la quitter des yeux, j'étais si nerveux de la savoir là alors que la pleine lune approchait que je croisais et décroisais les bras sur ma poitrine, sans savoir comment ni où mettre mes mains. Le monstre restait très silencieux, calmé par son contact, aussi frêle soit-il. La cardinale de Chouette, unie soit-elle à ce jour, aimait les offices assez longs, je savourais donc sa proximité prolongée, les yeux mi-clos. Je remarquai un geste infime à ma droite ; vis sa main se poser sur sa cuisse.
Parce que le monstre m'y incitait ; par ma propre envie ou par la nécessité que je sentais naître, de savourer un peu plus d'elle. Je posais très délicatement mes paumes sur mes jambes, celle de droite, très nettement dirigée vers sa main. Je m'arrêtai à mi-chemin, le courage d'approcher mes doigts plus encore ou même de la lui prendre me manqua. L'imperceptible mouvement eut lieu de son côté, millimètre après millimètre, elle réduisit la distance, sa peau frôlant la mienne, un merveilleux frisson me parcourant alors que nous étions simplement là, un doigt contre un autre, sans que nos regards ne se détournent de l'office. Nous restions ainsi sans bouger plus. Enhardi par sa présence, aussi agréable qu'un vent de montagne, ma main tremblant un peu, je la déplaçais de telle façon qu'elle se trouvait à moitié placée sur la sienne. Seul son rythme cardiaque erratique pulsant jusqu'au bout de ses doigts ainsi que son faible soupir de contentement témoignaient que quelque chose se produisait en elle. Notre contact fragile et ce que cela semblait lui provoquer suffirent à calmer la faim de la bête, assez pour me laisser profiter de cet inestimable moment, jusqu'à la fin de la messe, celle que j'aurais souhaité voir durer. J'aurais aimé pouvoir faire partie des derniers à me lever à l'appel de l'unification, la volonté de la garder quelques secondes de plus contre moi était trop forte.
Je fus rappelé à l'ordre par Amélia et, me levant, je ne pus qu'entrapercevoir ses iris, dont la couleur pers changeante était passée du bleu turquoise au vert et or durant la messe. Un nouveau sentiment les fit se colorer de nuances grisâtres. Je rêvais que la lueur qui y brillait ainsi que le doux froncement de ses sourcils soit dû à la déception de me voir m'éloigner ; de me voir la quitter. Un nouvel appel de mon amie ainsi que les nuances violacées du ciel tirant sur l'indigo, me rappelèrent que je n'avais plus une seconde à perdre. Je regrettais déjà sa présence à mon côté. Une fois uni, je me permis de lancer un dernier regard vers sa silhouette délicieusement voluptueuse. Je n'allais pas pousser la courte fenêtre de manœuvre que j'avais pour me droguer, même si cela signifiait ne plus la voir. Elle m'avait fait comprendre quelque chose de très important ce soir, car l'avoir contre moi avait réussi ce que nul magie n'était parvenu à faire. Sa présence avait endormi, momentanément, la haine que le monstre et moi ressentions l'un pour l'autre, nous laissant en paix. Une paix écourtée ; fragile, mais une paix. Je pensais à la perspective nouvelle qu'elle m'offrait, sans le savoir. Le sédatif agissant, je posais la tête au carreau de mon arche-nêtre, priant, comme chaque soir, l'astre-mère de m'accorder une trêve. Fermant les yeux, son prénom effleura mes lèvres, la scène de la soirée se rejouant sous mes paupières.
« Anna » fut mon dernier soupir avant de sombrer.
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