Dies Aprum 26 Quartème
Lui
Dragonale 26 : 4-5
« Ne pleurez pas ceux que vous avez perdus, car leurs âmes sont retournées à l'Éternel ; chérissez la vie ; vivez le crépuscule. N'oubliez jamais que si minute est commune, chaque minute est unique. »
Pourquoi le deuil est-il si douloureux à porter ? Le regard perdu, je regardais distraitement le grand manteau vert sapin de Sanglier, brodé d'un fil noir symbolisant la commémoration de Loup. Comment, en quelques jours à peine, j'étais passé d'une douce allégresse à tant de chagrin ? Cela faisait près d'une semaine que la chape du deuil enveloppait le Saint-Siège. Une semaine depuis l'annonce de son décès. Jusqu'au rite funéraire, tous devaient arborer le blason de Sanglier ainsi que les couleurs de sa magie, et partout où j'allais, cet océan de vert ne faisait que me rappeler son triste départ. La mort nous attendait tous, un jour ou l'autre. Aux yeux de la spiritualité, elle ne représentait qu'un retour à la création, un rappel de Dragon à ses écailles. Pour moi, la mort ; la perte d'un ami, surtout si brutale, m'engourdissait les sens, effaçant la moindre trace d'émotions, autre que la douloureuse tristesse d'un nouvel abandon.
Aucun court ni aucune messe n'avait été donné depuis le dernier Dies Eláfi. Sêbb ayant été un Primordial portant le titre de Cardinal de Sanglier, il méritait les honneurs rendus au plus haut prélat. Cela impliquait, entre autres, une longue veillée mortuaire qui gelait la moindre activité au Saint-Siège. En l'honneur de Sanglier ainsi que de celui qui l'avait si bien servi, tous attendaient le crépuscule de ce Dies Aprum, pour rendre un ultime hommage à l'homme et à l'Esprit, unis jusqu'à la mort. Ces derniers jours, je n'étais sorti de chez moi que par l'obligation de me présenter au souper et de soutenir Amélia dans cette dure épreuve, car si le chagrin me tenaillait, la blessure de mon cœur était sans mesure à côté de ce qu'elle pouvait ressentir. Elle qui n'avait pas pu lui dire au revoir ; elle qui n'aurait jamais l'occasion de lui dire ce qu'elle ressentait. La tristesse au cœur ; les pleurs dans l'âme, je partis la chercher, le soleil déclinant. L'heure venait de dire au revoir à notre ami ; de le laisser quitter cette terre pour son ultime sépulture, dans les flammes de l'Éternel. Amélia m'attendait déjà, habillé d'une robe de lin verte à longue manche, le symbole de sanglier cousu sur son cœur, les yeux posés par delà la vitre, sur les pierres rougeoyantes de la tour du Primordial qui chatoyaient des premières teintes crépusculaires.
« Je n'y arriverai pas. Je ne peux pas y aller – me souffla t-elle, la voix fragile et éraillée – c'est au-dessus de mes forces. » Elle était la plus pieuse de nous deux et connaissait sûrement le passage du Dragonale que j'allais lui citer, car si j'entendais la douleur dans sa voix, faisant écho à la mienne, je ne voulais pas alourdir sa peine en partageant ma propre tristesse.
« Ne pleure pas celui qui s'en va, car son âme retrouve son écaille et demeurera à jamais avec Dragon, laisse couler ta peine ce soir et demain, souris, car son âme vivra pour toujours la beauté d'un éternel instant – prononçais-je doucement – Tu ne peux pas ne pas lui dire au revoir, Amélia, tu sais que tu le regretteras. » Je m'en voudrais également, si je ne réussissais pas à la faire sortir. La culpabilité me rongeait déjà d'avoir cédé à Sêbb, plusieurs semaines plus tôt, de ne pas l'avoir forcé à aller la voir avant de partir. Si j'avais su ce jour-là. Mais la mort ne prévient jamais quand elle vient faucher une vie.
« Je préfère que tu t'abstiennes de citer les écrits, surtout aussi mal, encore plus si c'est pour t'en servir contre moi – me dit-elle, une ébauche de sourire étirant ses lèvres sans qu'aucune lumière ne s'allume dans son regard terni – allons-y, finissons-en », soupira-t-elle. J'admirais sa force face à cette épreuve, le courage qu'elle avait de se tenir debout, droite ; la tête haute en sortant de chez elle. C'était une image qu'elle voulait donner ; une image de confiance ; de bien-être, un visage fort et souriant. Quiconque ne la connaissait pas suffisamment pouvait se leurrer de son faux semblant. Je sentais la sueur piquante et froide qui lui coulait dans le dos, je voyais le tressautement de sa paupière et la pression de sa petite main posée sur mon bras allant jusqu'à blanchir la jointure de ses doigts. Le monstre et moi n'étions pas friands d'être touchés, du moins par quelqu'un d'autre que celle dont le visage m'avait fait tenir ses derniers jours. Pour Amélia, nous faisions l'effort, car c'était l'unique façon de la soutenir en ce jour funèbre. Je la conduisis jusqu'aux portes de la cathédrale, l'amenant à sa place devant le défilé de ses représentations. En tant que Primordial de Chouette, elle devait se trouver en tête de cortège, seule, tandis qu'il me fallait rejoindre le corps cardinalice, encore. Tout ce vert me donnait des frissons de colère, qui étaient-ils pour s'endeuiller ainsi ?
Les représentations riaient, hier encore, dans les couloirs en portant la couleur du défunt, la plupart des bigots présents ne lui avait même jamais adressé la parole : alors, pourquoi ? Je fermai les yeux, inspirant et expirant de grandes bouffées d'encens. L'odeur boisée de cèdre couplée au jasmin m'aida à recentrer mon esprit sur l'instant. Cela fait, je me tançai amèrement. Ce n'était la faute de personne ici, chercher un responsable à mon chagrin parmi ceux qui ne pouvaient rien était aussi vain qu'injuste. Personne ne pouvait endosser ma douleur, sinon moi-même. Le chuintement dû à l'ouverture des grandes portes de la cathédrale me fit ouvrir les yeux sur le début des funérailles, mon cœur s'alourdissant à la vue des processionnaires entamant le long chemin vers la tour de Dragon. Le Pape, vêtu de ses passementeries solennelles carmin, de ses parures d'or serties de pierreries rouges, se tenait dos à moi, les épaules voûtés sous la longue capa magna papale en soie dont la traîne s'étendait sur le sol. Les mains posées sur l'autel, il entonnait les premiers versets de la messe mortuaire ; de l'oraison funèbre.
J'entendais sa voix profonde et dragonale, mais les mots m'étaient incompréhensibles. Seule comptait pour moi la procession qui avançait lentement dans l'allée centrale, portant la litière richement décorée d'émeraudes ; de péridots ; de jade. Le corps de Sêbb, entouré d'une fine couche de magie protectrice vert sapin, reposait sur un lit d'armoise, le visage couronné de lierre et de cyprès. Ses yeux clos donnaient une impression de sérénité poignante qui m'embua le regard. Je réprimais un sanglot silencieux ; une larme solitaire s'écoulant sur ma joue. Le soleil finissant sa course, ses rayons traversèrent le grand vitrail venant caresser les pierreries serties autour du corps, éclaboussant la cathédrale de milliers de gouttelettes de lumières aux nuances de vert étincelantes. Les processionnaires vinrent se présenter devant le Pape : deux gobelins du feu éternel, ceux que j'imaginais avoir été au service de Sêbb, apportèrent, la mine basse, la vasque en pierre taillée ; gravée de Sanglier, remplit du liquide sacré de l'Esprit, à la couleur verdâtre. Le chœur de prêtres s'éteignit sous les voûtes de la cathédrale, laissant entendre le bruit de nombreux sanglots partiellement étouffés. Le vieux Pape, les bras levé ; la voix tremblante d'émotions, prononçait les versets funéraires dont les paroles me parvinrent hachés ; entrecoupés ; voilés par mon chagrin.
« Au crépuscule de Dragon, nous rendons ce Primordial à l'Éternel, que Sanglier guide son âme jusqu'au feu sacré, qu'elle s'en retourne auprès du créateur. » Mes yeux humides des larmes, je voyais à peine les gestes du Saint-père, traçant sur la peau de mon ami défunt, l'ultime onction de l'âme ; la marque de l'adieu.
« Enfants de Dragon, rendez un dernier hommage à ce Primordial qui quitte aujourd'hui nos vies pour retourner à sa juste place parmi les écailles de Dragon. Trouvez la paix, car il rentre enfin à la maison, à jamais sous la lumière du crépuscule dragonale. » Tous s'inclinèrent en silence, le chœur de prêtres reprenant son chant funéraire. Les primordiaux rejoignant sur l'estrade les cardinaux de leur Esprit, pour le dernier au revoir à notre ami. Les processionnaires suivaient le chemin éternel, tracé par Dragon. De Cerf à Loup, chacun d'entre eux offrirent ses derniers hommages à la dépouille de Sêbb. À côté de moi, la Cardinale de Chouette se tenait à quelques pas d'Amélia, lui laissant un semblant d'intimité pour ses propres adieux. C'était difficile de la voir trembler, le souvenir persistant de ses sanglots déchirants datant encore de la veille m'ensserrait la gorge et quand la litière parvint devant moi, je ne pus empêcher une nouvelle larme de couler en contemplant, pour la dernière fois, le visage si paisible de mon ami. M'inclinant à mon tour, je lui murmurai mes adieux, la voix rauque des pleurs retenus. Penché sur le corps de mon ami, parmi les effluves de plantes, une fragrance presque imperceptible d'algue saline m'interpella en me chatouillant le nez avant de se perdre complètement, une fois la procession partie. Je les suivis des yeux, jusqu'à ce qu'ils disparaissent complètement derrière les portes. Son corps allait être brûlé, comme le voulait la tradition de notre foi, dans le feu ardent de l'Éternel, brûlant en haut de sa tour. La veillée de Sanglier ne prendrait fin qu'une fois le soleil entièrement couché. Ce moment approchait d'ailleurs, la lumière déclinante de l'astre solaire s'obscurcissait, plongeant le vitrail sacré dans une semi-pénombre, tandis que les derniers mots du Saint-père retentirent, clôturant la messe funéraire.
« Si chaque crépuscule appartient à Dragon, chacune des heures restantes n'en est pas moins sacrée. Prenez le temps de pleurer et d'éponger votre chagrin. N'oubliez jamais, enfants de Dragon, que la fin n'est qu'un autre commencement et qu'aucun de ces moments ne vous sera rendu, jusqu'au jour où vous retournerez à notre Père. Alors trouvez la paix dans ses flammes et partez maintenant, le cœur léger, en sachant que l'Éternel veille sur nous tous, pour toujours. » Toutes les représentations sorties, Amélia ne m'attendit pas avant de se téléporter chez elle, cherchant certainement un peu de solitude pour pleurer. Je comptais d'ailleurs faire de même, le vieux Pape m'interpella, d'une voix éteinte témoignant de la fatigue de ses derniers jours.
« Allons faire quelques pas ensemble, veux-tu ? » Comment lui refuser quoi que ce soit ? Il était le Saint-père, même si je voulais rejoindre mon amie. Ce ne sont pas quelques minutes qui changeront quoi que ce soit. Nous sortîmes donc en silence, suivis de prêtres gardiens restant en retrait. La nuit tombée, le ciel complètement obscurci ne laissait apparaître que la faible lueur des premières étoiles, la lune encore cachée derrière les montagnes, n'éclairant pas encore le ciel. Seul le phosphore rouge des luciflores entourant la tour de Dragon nous montrait le chemin dallé sur lequel nous marchions.
« Je sais que tu étais très proche de Sêbberin, mais ». Je le coupais, irrespectueusement certes, mais c'était plus fort que moi, compte tenu des circonstances.
« Sêbb. Il n'a jamais aimé son prénom, personne ne l'appelait comme ça. Sêbb. C'est tout. » La lassitude dans sa voix s'accentua, toutefois il ne fit aucun commentaire sur mon interruption.
« Je sais que tu étais très proche de Sêbb et que ton chagrin est grand, mais je voulais te parler de sa mort. Plutôt de la façon dont il est mort. Le prélat aurait préféré ne pas t'en faire part, parce que tu es plus un primordial qu'un Cardinal de notre foi, malgré les titres. Cependant, j'ai trop d'affection pour toi, alors, d'un ami à un autre, d'un père à un fils, je te partage des faits troublants dont tu dois prendre connaissance. » Nous nous arrêtâmes un moment, le vieil homme fatigué de la journée prit le temps de reprendre son souffle en caressant la corolle d'une luciflore. Je n'étais pas curieux de ce savoir, la mort était la mort, peu importait ce qui l'avait tué, rien ne nous le rendrait. L'inquiétude du Saint-père m'interpellait d'avantage que ce qu'il avait à me dire, je laissais le parfum entêtant des jardins couplé aux odeurs d'une brise nocturne emporter un peu du chagrin contenu dans ma poitrine, silencieux.
« À vrai dire, on ne sait pas avec exactitude ce qui a tué Sêbb, il n'y avait aucun poison dans son organisme à son arrivée, ni aucune trace de lutte. Il a été le seul mort retrouvé de cette façon, complètement exsangue de toute magie. Toute la communauté religieuse dans laquelle sa famille vivait a été exécutée la gorge tranchée. Il ne reste personne. Sais-tu où il habitait ? » Cette information me choquait tant que je ne réfléchis pas à sa question. Comment une communauté entière pouvait-elle avoir été éradiquée et par qui ? Des prêtres formés au combat vivaient dans les villes et les villages de tout le territoire. Qui plus est, Sêbb était un mage parmi les plus doués, si pas le plus doué que je connaisse. Son maniement des arcanes ainsi que sa position spirituelle faisait de lui quelqu'un de très puissant, savoir que quelqu'un avait réussi à le tuer me laissait perplexe.
« Si tu ne le savais pas, sache que sa communauté vivait en bordure du territoire de Léviathan, mais surtout proche de celui de Manticore. Certains des grands-évêques ainsi que plusieurs autres prélats évoquent le fléau et les grands malheurs qui s’abattront sur notre spiritualité. D'autres plus pragmatiques envisagent que la spiritualité du Nord cherche à envahir nos terres en affaiblissant nos positions et - » Je ne voyais que trop bien où il voulait en venir, c'était des bruits courants depuis l'arrivée d'Anna dans la spiritualité. Beaucoup de clercs craignaient sa présence, bien trop de troubles lui étaient reprochés. Pourtant, au fond de moi, le monstre refusait obstinément de croire qu'elle était la cause du moindre tourment qu'on lui faisait porter sur le dos, les incidents des messes mis à part. Parler sous le coup de la colère n'était que rarement une action réfléchie ; mais nous étions profondément d'accord, le monstre et moi, pour défendre Anna contre ces allégations.
« Ma représentation, – grondais-je avec colère, – qu'elle soit apostate ou non, n'a rien à voir avec ce crime odieux. Je suis prêt à m'en porter garant, sur le feu de l'Éternel, et ce devant chacun de ces horribles rats d'églises qui l'incriminent sans preuves. Elle est mi – un instant, le monstre faillit me faire dire la mienne, je réussis à me rattraper à temps – Louve, jusqu'à la fin de ses études et je ne laisserais personne interférer avec son avenir. Pas même vous, Saint-père. » Toutes les promesses faites sur l'éternel, aussi minimes soient-elles, avaient son lot de conséquences, tous les connaissaient, personne n'aurait osé prendre cette pente sans être certain de son engagement. J'étais certain de mon engagement pour elle.
« Nathan, mon garçon, tu es trop impulsif dernièrement – l'inflexion du vieux Pape voulait ferme, elle perdait trop en force de par son ton usée – si tu me laissais finir avant de faire ce genre de promesse, tu saurais que j'ai réfuté les accusations sur cette jeune femme. Je sais que je ne peux les empêcher de croire à ces absurdités, mais les différents rapports de tes collègues primordiaux ou non, bien plus impartiaux à son propos, me font l'écarter de cette sombre affaire. » Savoir que le Saint-Père, le grand Primordial de Dragon et la sainte parole de notre foi, protégeait aussi Anna à sa manière, me rassurait pour son avenir ici. Même si la mort de Sêbb restait un mystère, la protection de la jeune femme m'apparaissait plus importante que les circonstances de la mort de mon ami, aussi égoïste soit ma pensée.
« Une enquête est menée pour Sêbb pendant que nous parlons. Mon intuition me dit pourtant que la recherche sera infructueuse. Il serait bon que tu rappelles au monde que ta représentation est là par la volonté de Loup. Tu es en position de faire valoir ta voix et ta foi. – Une quinte de toux prit le vieil homme juste après un soupir las. Les prêtres gardiens vinrent le soutenir, l'automatisme de leurs gestes m'apprit que ce n'était pas la première fois qu'ils l'effectuaient. Le regard que me lançait le Pape me dissuada toutefois de dire quoi que ce soit à ce sujet.
« Je vais te laisser maintenant, ma vieille carcasse a besoin de repos et tu dois aller pleurer une dernière fois avec ton amie. - se redressant à l'aide de l'un de ses gardiens, il me regarda, droit dans les yeux. - Les larmes sont une bonne chose. Nathan, laisse les couler autant que tu en ressens le besoin, ensuite passe à autre chose. N'oublie jamais que chaque jour est précieux et n'arrive qu'une seule fois. Demain ne sera pas aujourd'hui, comme hier ne l'a pas été. Ne perds pas trop de temps à pleurer les morts, car ils sont heureux là où ils sont. » Le saint homme venait de reprendre son rôle de Pape plus que de père et me laissait en disparaissant avec ses gardiens, sur une citation des plus douteuses du Dragonale. Notre conversation fut plus longue que prévu, la lune apparaissait désormais de derrière les montagnes et avec elle, le sentiment de vouloir rendre un dernier hommage à Sêbb, à ma manière, s'ancrait dans mon esprit. Très furtivement, je me fondis dans les ombres, me rendant invisible en me dirigeant vers l'entrée de la tour du Primordial. Ce don me venait de mon espèce, il ne pouvait être utilisé qu'à la lune apparue. Naguère, je l'avais utilisé avec précaution et parcimonie. Depuis mon accession au titre de Primordial, j'y avais vu le moyen de l'exposer au grand jour en le faisant passer pour le pouvoir accordé par Loup. Ce ne fut qu'un mensonge de plus que je rajoutais à la longue liste de ceux qui existaient déjà. L'intérieur de la tour sombre était dénué de toute vie, seuls quelques gobelins du feu entretenaient les lieux, après le passage du cortège funéraire.
L'ascension des nombreuses marches menant au sommet m'apportait un peu de clarté. Ce ne fut pourtant, qu'une fois arrivé à sa cime que je me relâchai entièrement. La flamme de l'éternel brûlait plus haut que le grand dôme d'astronomie, immense par son envergure, elle sortait directement du large socle de pierre noirci sur lequel elle vivait sans qu'aucun combustible ne vienne l'entretenir. Je ne bravais pas la loi pour la première fois en montant jusqu'ici. Quand la vie se compliquait ou que le poids de mes tourments pesait trop lourd sur mes épaules, j'aimais y grimper pour me sentir plus proche de Dragon ainsi que de l'Astre-mère. Cette nuit, je voulais laisser s'écouler mon chagrin. Dos au ciel nocturne, je plongeais mon regard dans ce feu qui ne s'éteignait jamais ; j'entamais une prière pour mon ami disparu en appréciant la douce chaleur sur ma peau ainsi que le crépitement des flammes, seul bruit perceptible de si haut.
La lune dans mon dos, je sentais ses rayons me baigner de sa paix régénératrice. Elle sembla prendre à elle un peu de ma charge, pousser par son tendre rayonnement. Un fredonnement bas sortit de ma gorge, vibrant d'un doux grondement. La berceuse d'un loup sur le repos éternel parmi les étoiles. Ma prière différait de la foi que l'on enseignait à Dragon, elle n'existait pas parmi les hommes. Mon ami méritait cet hommage. Son âme pouvait aller rejoindre le Dragon, pour moi, son esprit vivrait à jamais dans le ciel nocturne, nouvelle étoile qui veillerait sur nous, parmi les millions d'autres. Mes pleurs coulaient ; roulaient sur mes joues, ma berceuse enfin terminée. Elles gouttaient silencieusement, brouillant ma vue obscurcie par leurs nombres. Deux grands yeux de fumée sombre m'apparurent dans le feu, ils prirent la forme de Loup, assombrissant les flammes de l'éternel. Je m'étonnai de sa présence, son grondement profond et sépulcral résonnant dans mon esprit.
« Enfant de pleine lune, fils de mon aimée, il m'est interdit d'interférer dans le destin des hommes – un sourire lupin étirait les babines de l'Esprit de fumée à cette mention – mais je peux te dire ceci ce soir. Fie toi à tes émotions ». L'Esprit se dispersa dans le feu, sa révélation nébuleuse terminée, me laissant dans une perplexe incompréhension. Je me défiais de mes émotions depuis très jeune, la plupart d'entre elles étant empoisonnées par le monstre. Pourtant, je ne pouvais mettre de côté que la visite d'un Esprit n'arrivait pas sans raison ; Loup ne m'apparaissait jamais sans raison. Il me fallait prendre du recul. Sur les paroles du Pape autant que celles de l'Esprit.
« Adieu, mon ami », dis-je doucement au feu qui, plus tôt, avait incinéré le corps de Sêbb. Je disparus à mon tour dans un nuage de magie sombre, ne laissant derrière moi que mes larmes, au sommet de la tour.
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