Dies Lyncis 06 Quintème
Elle
Dies Lyncis 06 Quintème
Dragonale 47:21-5
Chouette dit à Cerf :
« Il est bien moins aisé de faire semblant ; le paraître d'un faux sourire repeint à l'exactitude chaque jour force à rester sur une corde raide tout au long de sa vie. Admettre qui l'on est ; ce n'est pas choisir entre le bien et le mal ; le bon et le mauvais. C'est seulement vivre dans la lumière de Dragon. »
Je détestais la Primordiale Moreau.
C'est ce que je me disais à moi-même, quand j'eus fini d'enfiler un uniforme propre, le tissu glissant sur ma peau rougie, résultat de vingt minutes de décrassage intensif sous une douche brûlante.
Je venais de passer quatre heures dans les champs de bouses, à pelleter de la terre et des excréments, en discutant avec les seuls êtres vivants qui se trouvaient avec moi. Je m'étais beaucoup épanchée seule sous le soleil de ce début de Quintème, mais malheureusement, je ne parlais pas le « meuh » et, si l'odeur âcre de ma sueur s'était écoulée avec l'eau chaude, j'avais encore la nette impression de sentir de légères effluves de buffles sur ma peau, quand je collais mon nez sur mon avant-bras.
Je n'avais réussi qu'à décrotter l'équivalent d'une trentaine d'ares quand la fin du cours fut arrivée, mais elle m'avait fait continuer sur quelques ares de plus, sans prendre en considération le temps qu'elle prenait sur ma pause déjeuner, avant de me laisser partir, avec une note à peine acceptable pour la quantité de travail abattu. J'aurais pu m'en plaindre, après tout, cette tâche gargantuesque aurait pu être finie si elle avait eu la décence de m'octroyer des camarades pour m'aider, mais à quoi bon ? Râler ne me servirait qu'à m'attirer des ennuis. Elle faisait visiblement partie de ceux qui, avec le clergé, ne m'acceptaient pas encore dans la spiritualité, et contre ça, je ne pouvais rien faire, sinon attendre en silence en faisant de mon mieux pour qu'ils m'acceptent parmi eux. Dans le pire des cas, je devrais supporter leurs haines jusqu'à la fin de mon cursus général. Après ça, avec de la chance, je trouverai un maître, au fin fond des villages du territoire de Dragon, qui voudra bien prendre une apostate comme apprentie.
Ce serait quand même plus simple pour moi si tout le monde finissait par oublier ce que j'étais.
Machinalement, je glissai ma main sur mon épaule jusqu'à trouver le renflement, léger sous le tissu, du sceau d'apostasie. Il n'y avait pas un jour où l'on ne me rappelait pas, même indirectement, où était ma place. Le mépris, la peur et même la haine, je le ressentais dans les yeux des nombreux clercs que je croisais chaque jour. Je pensais même avoir remarqué que, depuis la cérémonie funéraire, la situation s'était aggravée, mais, après tout, entre la haine et un peu plus de haine, la différence était tenue. Cette idée me faisait soupirer. Je ne demandais pas l'amour, tout le monde n'avait pas besoin de m'aimer, ni même de m'apprécier. Mais j'aspirais, au moins, à l'indifférence, la même qui, pendant quatre ans, avait rythmé ma vie à De Manticore. Je ne regrettai pas mon choix d'être venu à Dragon, seulement, s'il était possible de changer de tête, je l'aurais fait depuis longtemps, au moins je serai passé inaperçu, le temps que le monde m'oublie.
Le grand miroir mural de notre dortoir me renvoyait l'image d'un corps épais, des hanches trop larges, un ventre enflé avec des épaules de bûcheron et une masse de cheveux roux épais et incoiffables. Descendant jusqu'au bas de mon dos, mes boucles de feu ébouriffées et mal entretenues pouvaient difficilement se fondre dans le décor, non pas que je sois la seule rousse au Saint-Siège, mais nous étions tellement peu qu'un seul coup d'œil vers ma carrure, mes longues mèches rousses et le symbole de mon Esprit donnait la réponse sur qui j'étais.
Un coup d'œil vers l'horloge du dortoir m'appris que si je voulais avoir le temps de manger avant mon prochain cours, c'était maintenant.
J'avisai Angie attablée à l'arque-lune de Loup, accompagnée du groupe de représentations avec lesquels nous nous trouvions le plus souvent. Un bref instant, je me demandai si je voulais vraiment aller avec eux. Je savais n'être rien d'autre qu'une bête curieuse, la sympathie dont ils m'entretenaient, étant majoritairement superficielle. Je me devais d'afficher un masque sociable, tout le temps où je me trouvais en leurs compagnies. Un bref regard aux alentours m'apprit qu'Aurore n'était pas dans les parages, je dus me résigner à m'installer avec eux. J'avais beau ne pas apprécier la majorité d'entre eux, il était plus facile d'afficher un grand sourire factice que d'être réellement seule.
« C'est trop cool ! – entendis-je l'une des filles du groupe, une représentation de Lynx, brune et fine – Vous allez être superbes, Sofia et toi pour la fête du printemps ! » Comment ? Une fête ? Le deuil du Primordial de Sanglier venait à peine de se lever, comment pouvait-on envisager de fêter quoi que ce soit ?
« Une fête ? – demandais-je, mal à l'aise de parler devant tout le monde – Il se passe quelque chose de particulier en Quintème ? » La méconnaissance était une tare, je préférai savoir, quitte à passer pour une idiote. Voyant Sofia rouler des yeux à mon intention, je me demandais si je n'aurais pas dû garder mes interrogations pour Angie, surtout quant elle leva ses sourcils impeccablement brossés, lui donnant un air d'étonnement savamment réfléchi.
« Enfin ! Anna, tu devrais savoir ça. Tu fais partie de Dragon après tout, n'est-ce pas ? Nous fêtons la mi-saison. Même les enfants connaissent nos traditions sur le bout des doigts. » Le plaisir de cette fille semblait se trouver dans le meilleur moyen de me rabaisser, tout en gardant la mine innocente de celle qui n'a pas l'air de faire quoi que ce soit de méchant.
« Vous n'avez pas ce genre de tradition chez les païens de Manticore ? - ajouta-t-elle avant de s'arranger un air désolé, parfaitement maîtrisé – Oh, pardon, je sais que tu n'es pas sensé en parler. Excuse-moi ! » Le mal était déjà fait de toute façon, excuse ou non. Si quelqu'un oubliait d'où je venais, elle ne manquait jamais de le rappeler, suffisamment pour que cela reste dans toutes les mémoires. Comme à chaque fois que je pensais à Manticore, je cherchai la marque d'apostasie en me mordillant la lèvre. Il était très mal vu de parler d'une autre spiritualité, tout le monde le savait, comme elle était consciente que cela me faisait souffrir d'en parler. Heureusement, Angie recentra le débat en me sortant de l'impasse dans laquelle Sofia venait de me mettre.
« La tradition veut que nous fêtions la mi-saison comme le… crépuscule d'une journée. On fête le déclin de la saison vers une autre. Toutes les villes font la fête et, même au Saint-Siège, une soirée est organisée ce soir-là. » Je remerciai Angie distraitement en me replongeant dans mes propres souvenirs avec une pointe de nostalgie. Sofia avait vu juste en insinuant que ce genre de fête existait à De Manticore. D'ailleurs, j'étais certaine qu'elles existaient un peu partout dans le monde. Ma dernière veillée nocturne me rappelait d'ailleurs des souvenirs douloureux que j'aurais préféré garder enfouis au fond de moi. Malgré ça, les images s'imposaient douloureusement, me rappelant la perte que j'avais subie ce jour-là. J'avais reçu la réponse de Dragon depuis une semaine quand j'avais enfin fait part de ma résolution de rompre mon serment et de quitter la spiritualité. J'avais cru bon d'attendre les Nocturnes, six jours de « vacances » qui terminaient le premier mois de chaque trimestre, en l'honneur des gardiens de Manticore.
Je me rappellerai toujours du regard de dégoût de ma mère quand la Papesse avait évoqué la rupture de mon serment. J'avais vu cette nuit là, dans ses yeux, que je n'étais déjà plus sa fille. Mes parents avaient eux deux choix, me renier ou me suivre dans « ma perte ». Aucun des deux n'avait hésité ni dit quoi que ce soit, une fois que j'eus été marqué. Ils m'avaient simplement tourné le dos, sans un mot, sans un dernier regard. Ils étaient parti.
Oh sainte Manticore, que ce souvenir était douloureux. Garde-les pour toi, je t'en prie, emporte-les.
« Anna ? – m'appela gentiment Angie – Tu veux venir avec nous, Dies Drákon, pour nous faire faire des robes ou tu as ce qu'il te faut dans tes affaires ? » En rassemblant mes esprits, je battis rapidement des paupières pour chasser la buée en retenant un rictus dépité. La pensée des deux pauvres sacs de toiles qui contenaient « mes affaires » en dehors des uniformes et livres qu'on m'avait gracieusement cédé à mon arrivée ne contenait certainement pas une tenue convenable pour une fête. Je n'avais rien de plus que ce qu'on m'avait permis d'emporter.
« J'ai ce qu'il me faut – dit-je d'une voix ternie par le sourire déguisé que j'affichais – enfin, on en reparlera plus tard, d'accord ? » J'avais intercepté le froncement fugace de mon amie, la certitude qu'elle n'abandonnera pas me fit reconsidérer mon mauvais mensonge. Je n'avais absolument rien de précieux à troquer, je ne pouvais pas utiliser les ressources du Saint-Siège pour créer quelque chose de suffisamment utile pour un échange de service et il était hors de question que j'évoque mon manque de moyens devant tout le monde.
« Bon, ce n'est pas tout ça, mais on a cours ! — nous dit Sofia, attirant à nouveau l'attention. — Vous venez, les filles ? J'ai enchantement spirituel, on fera le chemin ensemble. » Mon cœur rata un battement quand je me souvins vers quelle cours nous nous rendions, Angie et moi. Je n'avais vu mon Primordial que très rarement après la cérémonie funéraire, il n'était venu à aucune des messes depuis. Son office mis à part, je n'avais plus eu la chance de me retrouver proche de lui. Je me contentai de chacun des trop rares moments où il me touchait, dans le cadre strictement spirituel ou ceux que je m'imaginais être plus que des coïncidences hasardeuses. Nous montions l'immense escaliers à vis du donjon quand Sofia relança la conversation sur la fête du printemps.
« Vous avez déjà un cavalier ? J'ai déjà reçu trois demandes dernièrement, mais j'hésite. » Sa petite moue frustrée la faisait paraître si mignonne que tout le monde pourrait se tromper sur son innocence.
« Non – fit Angie, songeuse – J'ai bien des vues sur quelqu'un, mais je ne sais pas trop – s'empourpra-t-elle avant d'ajouter – Ryan est si gentil que je ne suis pas certaine qu'il me le demandera. » Ce n'était pas la première fois que ce nom ressortait, J'étais occupé à chercher à quel visage appartenait ce fameux prénom quand le petit rire de Sofia résonna.
« Ryan ? Tu parles du gars qui te dévore des yeux ? Le grand brun de ma représentation ? — Le petit sourire contrit de mon amie fut une réponse suffisante, car elle continua : — Il ressemble beaucoup au gars avec qui tu es sorti l'an dernier, non ? Je peux lui glisser l'information si tu veux. Je pense qu'il lui faudrait juste un petit coup de pouce pour lui faire comprendre que tu es intéressé ». À ce moment, je plaignis mon amie d'avoir Sofia comme entremetteuse. Même si elle ressemblait à un annuaire sur patte, à connaître tout le monde, je ne lui confierai jamais quoi que ce soit sur des sujets si intimes.
« Et toi, Anna ? Tu penses te trouver quelqu'un d'ici là ? — ricana-t-elle — Ou peut-être que tu avais un gars chez les païens ! » Je ne comprenais pas comment Angie ne pouvait pas entendre le venin dans sa voix ; mais je n'allais certainement pas répondre à ses questions. Mes anciennes relations ne la regardaient pas, aussi insignifiantes furent elles, je n'allais pas non plus trouver quelqu'un tout simplement parce que je ne cherchais personne. Le seul homme au centre de mes rêves se trouvant être inaccessible, je préférai me concentrer sur mes études. Surtout que j'étais à peu près certaine qu'aucun gars avec un minimum de jugeote ne voudrait d'une apostate. Heureusement pour moi, je n'avais pas le temps de lui répondre, nous étions déjà arrivés au cinquième étage, ce qui me soulagea tellement que ça en devenait palpable quand nous nous séparâmes pour rejoindre nos cours respectifs.La première chose que je remarquai fut la disposition des tables : nous avions tous été scindés, de telle manière que chacun des petits bureaux, conçus pour une personne, avait un chaudron ainsi qu'un plan de travail.
La délicieuse voix de basse de mon Primordial s'entendit, attirant mon regard vers le fond de la pièce, alors qu'il nous appelait à nous installer. Posé devant l'encadrement de son bureau, je le voyais balader son regard sévère dans toute la salle, ses longs cheveux noirs pendaient en une queue de cheval lâche, tombant jusqu'à sa ceinture. J'aimais le voir en cours, les vêtements moins cérémonieux lui allaient terriblement bien, et, même si j'aurais dû avoir honte de cette pensée, je devais avouer que son pantalon chino et sa chemise cintré en toile de coton noir donnait une excellente vue sur sa silhouette athlétique et élancée, sa musculature se dessinant agréablement au travers du tissu. Je ne devais pas être très subtile en le regardant, car il m'accorda un imperceptible demi sourire avant d'entamer son cours.
« Comme vous pouvez le constater, sur votre plan de travail se trouvent les ingrédients que vous avez préparés ces dernières semaines ainsi que les nombreux autres qui vous seront nécessaires à la préparation de votre philtre d'obédience. Vous trouverez la recette dans la section spiritualité de votre manuel d'Alchimie, page cinquante six. Je vous laisse jusqu'à la fin du cours pour la réaliser. Il est inutile de vous préciser que c'est un travail noté. » Sur ces mots, tous commencèrent à s'affairer. Pour la forme, j'ouvris le livre à la page susmentionnée en commençant à définir les quantités de chaque ingrédient sans un regard vers la page ouverte. Avec les préparations alchimiques, rien ne servait de se presser : les temps de chauffes, la température et les dosages étaient bien trop précis, la moindre erreur pouvait gâcher un philtre et nous faire tout recommencer. Concentré, je m'appliquais à la stérilisation de l'eau quand les premiers grognements s'entendirent dans la salle, témoignant de la précipitation de certains. Des odeurs de brûlés se firent sentir quand des halos de magies colorés me distrayaient de mon chaudron bouillonnant.
Il n'était pas interdit d'utiliser la magie en cours. Pour certaines confections de potions, des sortilèges étaient même nécessaires, mais la plupart des élèves autour de moi cherchaient plutôt à accélérer le processus, ce qui était un procédé déconseillé quand on ne maîtrisait pas suffisamment bien sa magie. Je sentais déjà les odeurs de rouilles dues au sang de pégase trop chauffé ainsi que des effluves agréables, mais incorrectes, de fleurs de camomille. J'étais certaine qu'il était écrit, noir sur blanc, qu'il ne fallait mettre qu'un quart de litres de racines de camomilles infusées. Le sentiment pour tous ces ingrédients gâchés me fit soupirer de mécontentement envers mes camarades. Ils pourraient au moins faire l'effort de rendre honneur aux vies dont ils se servaient en faisant attention, mais non. Je maintenais ma préparation au degré d'ébullition du sang de pégase en attendant que mon infusion se termine quand je ressentis un beau regard sombre se poser sur moi. Je du mettre toute ma volonté à l'épreuve pour ne pas lever les yeux vers lui, tant je souhaitai exécuter un travail parfait. Rien ne pouvait pourtant m'empêcher de penser aux yeux d'onyx qui restaient fixés sur moi, ce qui ne fit que me donner d'agréables frissons en mélangeant les doses d'os en poudre dans ma préparation.
Rester concentré avec lui ? Compliqué.
J'entrai dans les dernières phases : après avoir plongé les trois cœurs de vipère tricornue ainsi que l'exact grammage de fil de soie, il me fallait attendre que la préparation baisse en température pour y ajouter les derniers ingrédients, déjà pesés et préparés. Mon primordial passait entre nos espaces de travail, sûrement pour vérifier la qualité de nos philtres respectifs, mais, à en juger par certaines des odeurs qui m'assaillaient ainsi que les grognements de frustrations, je les savais encore loin. Alors que j'ajoutais la dizaine de gouttes d'huile essentielle de valériane, un petit papillon de papier me parvint en voletant. Étonné, je stabilisais mon mélange, le dépliant rapidement pour découvrir l'écriture peu soignée de mon amie
« Pourquoi tu n'as pas répondu à Sofia tout à l'heure ? Tu ne veux pas nous dire avec qui tu y vas ? C'est Franck ? »
Sérieusement ? Des petits cœurs sur les i ? Elle aurait pu attendre la fin du cours, ce n'était pas urgent, surtout qu'on faisait un travail noté. Toutefois, ce serait plus facile de lui mentir sur un bout de parchemin que dans le blanc des yeux. Je ne pouvais pas lui dire pourquoi je ne voulais pas répondre à Sofia, elle était trop amie. De plus, la réponse impliquait bien trop de risque pour que je ne m'épanche dessus, avec qui que ce soit. Penser à lui de cette façon me chagrinait, surtout que le dit « lui » était plongé dans la contemplation perplexe du contenu d'un chaudron, si proche et si loin tout à la fois. Je ne connaissais pas encore sur le bout des doigts le règlement du Saint-Siège, mais j'étais presque certaine que, sur ce point, il était similaire à celui de Manticore. Je pris le temps de lui écrire une rapide bafouille, lui disant que je ne voulais y aller avec aucun élève précis, mais que je demanderais certainement à Aurore, en dernier recours, si nous nous retrouvions seules toutes les deux.
C'était la vérité, après tout. Un peu modifié.
Ne connaissant pas le sortilège qu'elle avait utilisé pour m'envoyer le papillon, j'en fis une boule que je lui fis glisser, sans me faire prendre avant de reprendre la fin de mon philtre. Le dernier ingrédient se trouvait être les pétales de luciflores. Si cela fonctionnait comme les fleurs d'argent, chaque pétale devait se dissoudre un par un pour que le philtre soit complet et demandait, chacun, trois tour dans le sens des aiguilles d'une horloge. C'était là que tout se jouait. Un défaut de dosage se sentirait, les effluves s'en trouveraient altérées, voire trop diffuses ou passées. Angie me renvoya un papillon alors que je m'apprêtai à terminer mon philtre et je ne pus m'empêcher de lui faire les gros yeux.
« Tu es certaine ? Je pense que certains gars pourraient être intéressés, pourtant ! Il va falloir qu'on en reparle. Et pour la ville ? Tu as vraiment quelque chose à te mettre ? »
Je m'apprêtais à réitérer mon mensonge , mais je gardai ma plume en l'air quelques secondes. Si je ne lui disais pas la vérité sur mes sentiments, je pouvais au moins lui expliquer ma situation monétaire. Après tout, si je ne parlais pas de ce genre de chose avec une amie, avec qui le ferais-je ? Quelques lignes plus tard, Je lui soulignai que je ne souhaitai ni la charité ni que cela s'ébruite. Une fois le parchemin à nouveau froissé, je le lui renvoyai.
Maintenant, je ne laisserai plus rien me déconcentrer.
Le pot de dix pétales rouges phosphorescent dans les mains, je commençais le long processus de dissolution. Les douces effluves apparurent à partir du deuxième pétale, mais c'est au sixième qu'elles devinrent de plus en plus fortes.
Dragon, que j'aimais cette senteur de musc.
Je me l'imaginais très bien exhaler de sa peau pâle après l'effort. Je flottai littéralement dans un nuage aux fragrances d'aiguille et d'écorce de pin quand le huitième pétale fut totalement dissous, la belle nuance rouge du philtre apparut, pour ma grande satisfaction. Le dernier pétale se dissolvant, je plongeai dans une divine béatitude, l'ultime fragrance du philtre enfin complétée par cette senteur de feu, la même qui brûlait dans mes entrailles alors que je fixais son dos en prenant une nouvelle bouffée profonde de cette entêtante odeur. Il dut sentir que j'eus terminé, car, sans finir l'explication qu'il donnait à l'élève devant moi, je le vis se retourner vivement, les narines dilatées, une braise brûlant au fond de ses yeux sombres. J'aurais pu le regarder indéfiniment, entouré des vapeurs délicieuses de mon philtre, mais c'est sûrement deux secondes plus tôt qu'Angie avait choisi d'envoyer un nouveau papillon, qui, d'un simple tour de main, fut attirer par magie vers notre Primordial.
« Mademoiselle Bennett – tonna-t-il d'une voix dure – mon cours n'est pas destiné à vous permettre de bavarder avec vos camarades. Compte tenu de votre avancée catastrophique, vous devriez rester concentré sur votre philtre, s’il y a encore quelque chose à sauver. Je vous donne quatre heures de travaux d'intérêt spirituel pour la perturbation. Je me sens indulgent aujourd'hui. Vous irez vous présenter, après mon cours, à l'intendance cléricale. » Si j'étais désolée pour mon amie, je le regardai surtout déplier le petit papillon d'Angie pour en lire le contenu, sans qu'il manifeste la moindre émotion. Cela me fâchait un peu qu'il se permette de lire notre échange privé, pourtant je ne devais m'en prendre qu'à moi-même, après tout, c'était le risque quand on faisait ce genre de chose. Je me soulageai d'ailleurs de ne pas avoir évoqué mes sentiments pour lui sur ce fichu parchemin, sinon j'aurais aussi bien pu plonger ma tête, de honte, dans le chaudron bouillant devant moi.
« Vous aussi, mademoiselle Torner, je vous donne une heure à faire. – C'était certainement un effet du philtre, mais j'imaginais que sa voix se réchauffait quand il s'adressait à moi – uniquement parce que vous êtes la première à avoir terminé, un coup d'œil me suffit pour vous dire qu'il est parfait. Bravo. » Était-ce la validation de mon primordial, le ton qu'il venait d'employer ou bien le regard qu'il portait sur moi qui m'électrisait, à tel point que j'en frissonnais ? Les trois à la fois, sans doute. Sans surprise, à la fin du cours, très peu avaient terminé un philtre correct, seuls quatre d'entre nous obtinrent une note suffisamment bonne pour les mettre en bouteilles. J'avais déjà entamé cette partie avant la fin du cours, toutefois je tentai de ralentir la cadence. Après tout, c'était la dernière fois que je le sentirai aussi fort. Je pensais même un court instant à en subtiliser un peu, juste pour pouvoir laisser cette odeur bercer mes nuits, mais je me repris. Il était interdit de sortir quoi que ce soit des salles de cours. De plus, je devais me sortir de cette idylle à sens unique de la tête et l'accès constant aux effluves de mon professeur n'arrangerait pas mon cas.
Les bouteilles étiquetées, je n'avais plus aucune raison de rester, pourtant je traînais les pieds.
Qu'est-ce qui me prenait ? Je me sermonnai intérieurement en activant mon départ. Cela ne servait à rien de rester ici.
Un instant, une ultime bouffée et je m'en allais vers la porte.
Un bras, une main, non pas une, mais la sienne, m'attrapait avant que je ne sorte, une légère pression sur le tissu de ma chemise qui perdura une longue seconde avant de me lâcher.
« Considérez cette heure passée comme votre retenue – me chuchota-t-il bas – prenez ça comme un.. Bonus, pour votre excellent travail. » J’acquiesçai silencieusement, les sons restant coincés dans ma gorge après ce contact imprévu. Nos regards restèrent aimantés l'un à l'autre jusqu'à ce que son attention soit retenue ailleurs. Je voulais me dire qu'il y avait quelque chose de plus dans cet échange, mais la présence de la Primordiale Moreau à la sortie de sa salle de cours me remit les pieds sur terre.
Ce n'était rien, rien d'autre que mon imagination, des choses que je m'inventais. Je n'avais pas besoin de ça.
Un dernier regard amer vers la silhouette fine et élancée m'étreignit d'une profonde jalousie.
Décidément, je détestais vraiment la Primordiale Moreau.
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