Dies Drákon 16 Quintème
Lui
Dragonale 71:7-2
Lynx dit à Loup :
« Ne laisse pas la solitude mûrir dans le cœur des êtres ; elle n'est une source d'énergie que pour ceux qui la choisissent. Aide-les ; protège-les, car la solitude peut détruire la plus pure des âmes. »
Environ trois heures après que je sois allé dormir, mon sommeil peuplé de rêves fut perturbé par Amélia, toquant à ma porte. À tout autre, je n'aurais pas daigné ouvrir. Mes appartements étaient une zone interdite, tout le monde le savait, surtout mon amie qui respectait ma vie privée plus que tout autre. Elle devait avoir une bonne raison de venir, je pris pourtant de grandes inspirations avant de lui ouvrir, retenant à moitié le grondement qui s'amplifiait dans ma gorge, à la vue des grandes cernes noires sous ses yeux.
« Je suis désolée de te -euh- réveiller ? Je ne me le serais pas permis, mais… Je n’en peux plus d’Élise. - Son ton me suppliait déjà avant même qu'elle ne commence, m'avertissant de la suite. – Elle a réussi à m'extorquer de sortir ce soir, tu sais que c'est dur pour moi. Ce n'est pas moi qu'elle veut. Fait-moi cette faveur, vas-y à ma place ».Un grand nombre de facteurs se contredisait dans mon esprit. La sagesse me sonnait l'alarme du danger, m'indiquant de donner mon refus net et direct. Il resta bloqué dans ma gorge. Je ne pouvais pas refuser ça à mon amie, pas quand une telle souffrance pointait dans ses grands yeux.
Je suis un irresponsable imbécile.
« J'ai deux requêtes — marmonnais-je, baillant à moitié, les mots sortant en même temps que ma réflexion se formait dans ma tête — d'abord, tu viens avec moi. Je ne veux pas non plus y aller seul, je n'ai presque pas dormi dernièrement et tu n'es pas la seule à qui Élise met les nerfs en pelote. » Je ne fis aucun commentaire sur ce pourquoi je n'avais que peu dormi ; même si s'était joué avec ces sentiments, je préférais qu'elle croie que la mort de Sêbb me donnait des insomnies, plutôt que toute idée mêlant Anna. Je levai la main, interrompant le début de sa protestation.
« Ensuite, on ne reste qu'une heure. Voilà mes conditions. » À ce stade, les lèvres d'Amélia étaient si serrées qu'elles formaient un trait rose au bord blanchi. Elle luttait évidemment, cherchant un moyen de se soustraire à mes demandes.
« J'ai une requête à ajouter – finit-elle par mentionner – aucun de nous deux ne doit laisser l'autre seul avec Élise. Tu passes me prendre à vingt et une heure ? » Avec un soupir, je détournai la tête un instant pour lire l'horloge lunaire la plus proche. Le soleil se couchait un peu après vingt heures. J'allais jouer serré ce soir, surtout que le monstre était déjà trop actif. Deux heures sous la pleine lune, c'était bien plus que tout ce que j'avais fait jusqu'à présent, et ce soir, je n'aurais pas le loisir de tester mon hypothèse selon laquelle Anna créait une forme de paix entre le monstre et moi.
« C'est bon pour moi, maintenant, si tu veux bien ? » Amélia me laissa, croyant certainement que j'allais finir une quelconque sieste, ce que j'aurais fait avec plaisir, un autre jour. J'avais à peine quatre heures pour concocter une potion qui allait devoir empêcher mon corps d'utiliser ses sources de magie propres et, si j'aurais préféré dormir, c'était ma seule solution pour pouvoir honorer mon rendez vous. J'imaginais que c'était le retour de bâton qu'Élise m'infligeait pour la dernière fois, seulement je n'aurais pas pensé qu'elle m'attirerait à cette soirée d'une manière aussi fourbe. L'épuisement de plusieurs trop courtes nuits me rendait maladroit et irascible. Je faisais des erreurs en gâchant des ingrédients, au plus grand plaisir du monstre.
« Continue comme ça, je suis terrifié – aboya-t-il, amusé – Ta solution, comme la précédente, ne durera qu'un temps. » Bien que cela me fasse grimacer, je ne m'en démontai pas. Je ne lui laisserai le contrôle sous aucun prétexte, ni maintenant, ni plus tard. J'aurais toujours une solution pour l'empêcher de nuire à qui que ce soit, surtout à elle. Ma migraine s'intensifia alors que je repoussai ses assauts. À plusieurs reprises, je me blessais la peau en pelant l'écorce de branches de noisetiers. Brûlé par un œuf de cocatrix sorti des flammes, il cherchait à me ralentir, mais tout ce qu'il arrivait à faire s'était nous blesser.
« C'est toi qui parle de nous blesser ? Tu nous handicapes et tu nous drogue. – La haine vibrait dans le grondement de la bête assoiffée, enfermée dans mon âme. – Tu es toujours le même, en vingt-cinq ans, tu n'as rien appris. » À qui la faute ? Pensais-je, jurant envers lui et contre le monde, avant d'user d'une magie excessive pour le réduire au silence. Quelqu'un devait porter le fardeau du plus grand malheur de notre vie, cela faisait très longtemps que je l'incriminais, trop pour que les choses ne changent. Le répit de ne plus l'entendre ne dura pas. Il existe beaucoup de moyens à sa disposition pour me déstabiliser. Me mettre en colère ne fonctionnait pas toujours avec des moqueries ou des insultes, il obtenait tout autant de réaction avec un autre type de provocation plus sournoise. Des fantasmes que j'avais moi-même créés ces derniers jours, dans mes songes les plus profonds, ceux auxquels je ne m'autorisais pas à rêver en plein jour. Ces attaques étaient à double tranchant, car ce que je voyais, il le voyait aussi et, si je me permettais de la désirer dans mes rêves, il la désirait à chaque minute qu'il ne passait pas à me haïr.
Dans le secret de mon âme, un lac scintillait de la couleur de ses yeux, illuminé de l'intérieur, des étoiles dorées brillaient à sa surface. Je me captivais de cette vision. Sortant d'une forêt dont les pins gouttaient des dernières traces de l'orage, les effluves d'humus et de terre gorgés d'eau s'envolaient, remplacés par la douceur sucrée de milliers de petites fleurs blanches, fleurissant sur les buissons se trouvant sur tout le pourtour du lac. Je voulais m'y baigner, ne plus jamais quitter ces eaux. Une petite silhouette de dos, y était baignée jusqu'à la taille, frôlée d'une longue crinière rousse. Une goutte brûlante de la potion bouillonnant dans l'âtre m'exhuma du piège de la bête, juste à temps.
Il a bien failli m'avoir, j'ai été à deux pas de cédé.
Grâce à ça, je savais au moins où j'en étais dans mon contrôle. Quelques gouttes de poison de chaspion en plus ne feront pas de mal. Heureusement qu'on en avait un élevage au Saint-Siège. Je ne comprenais peut-être pas l'attrait qu'avait Élise pour ces bestioles, mais elles étaient bien pratiques pour la fabrication de potion paralytique. Unis soi Dragon de m'avoir doté du don pour l'alchimie, sans ça, cela ferait bien longtemps que j'aurais provoqué ma perte. Les étapes de mon plan terminées, je devais me résigner à relâcher le flux d'énergie qui contraignait la bête. Les nuances violacées du ciel furent l'indicateur qu'il me fallait pour tenter mon expérience. Si cela ne fonctionnait pas, j'avais une heure pour trouver une solution ou la meilleure des excuses possibles.
Une grande lampée de la potion me laissa un goût épicé sur la langue, pas forcément désagréable, le plus surprenant restait toutefois la sensation qui suivait.Tel des eaux dormantes, mon énergie magique avait cessé tout flux dans mon corps. Je me sentais étrangement paisible, malgré la faiblesse générale. Un regard sur mes mains m'appris que j'avais réussi. Enfin, en partie.
« Tu m'empêches peut-être de prendre le contrôle du corps, mais je reste là, tapi dans ta voix – s'énervait-il – dès que l'occasion se présentera, tu le regretteras. »Aucune douleur ne vint résonner dans ma tête avec sa voix, sans magie, je ne me fatiguai pas plus, je ne me stressai pas de sa présence. Il suffisait simplement que je boives à fréquence régulière et fini la peur de le voir sortir.
Il ne restait plus que son venin.
J'étais presque tenté de faire ça chaque mois, cependant l'ingestion de poison à haute fréquence n'était pas ce qu'il y avait de plus judicieux à faire. Je gardais toutefois l'idée pour des occasions. La première satisfaction passée, je partis me préparer pour ma première, courte, soirée de pleine lune, chronométrant le temps qu'il me fallait avant de recouvrer les premières bribes de magie. La flasque de potion jusque sous la douche, je calculais qu'il était bon de boire une bonne gorgée toutes les vingt minutes avant que l'ombre du monstre ne s'étende sur mes entrailles et, avec lui, l'attrait de la lune. Un costume noir, la veste et le pantalon en coton tissé, une simple chemise en lin, je ne pris pas la peine de me tresser les cheveux. Après tout, j’accompagnais Amélia et elle me préférait au naturel, à la différence d’Élise qui me reprocherait très certainement ma tenue de tous les jours.
Il était assez déroutant de se sentir sans magie. Je le remarquai quand j'essayais d'étouffer mon feu de cheminé d'un coup de main. Avant ça, je ne me rendais pas compte que j'utilisais tant mon énergie magique pour des actions si futiles. Ma découverte suivante fut une autre information à prendre en compte dans le futur. Les gobelins de l'Éternel sont visiblement sortis des voies de Dragon par l'appel de notre magie. Ça ou Silmi a décidé de me faire une farce ce soir. Éteindre le feu me prit plus de temps que je ne le pensais sans les outils adéquats et je failli même me brûler à deux reprises, chose qui fit beaucoup rire le monstre.
« Tu t'es mis dans la cendre tout seul – se moqua-t-il – on va voir comment tu vas réagir maintenant, sans pouvoir me faire taire. » Une heure et après, je te ferais fermer ton clapet pour la nuit, tiens-le toi pour dire. Amélia était déjà présente devant sa porte en m'attendant assez simplement vêtue d'un chemisier bleu pastel assorti à un pantalon à pince.
« Tu t'es battu avec une boule de suie ? - me sourit-elle avant de me sortir un mouchoir – sur ta joue. N'oublie pas de me le rendre. » Je riais jaune à cette blague qui se rapprochait trop de celle du monstre pour me faire l'apprécier.
« Un petit soucis de cheminée – bougonnai-je – tu es prête ? » En bon gentleman, j'offris mon bras à mon amie, la déridant un peu pour la soirée qui s'annonçait.
« Si je te dis non, on restera tranquillement chez moi ? » Mon sourire dépité fut la seule réponse que je lui donnai. Nous savions tous deux que c'était mieux de faire une apparition, même seulement une heure. Ça contentera nos collègues.
« Tu vas m'expliquer ton problème de cheminée – me demanda-t-elle – ou tu préfères me parler des grosses cernes que tu as sous les yeux ? » Nous étions arrivés devant la porte de la salle des professeurs, les sons assourdis par la porte agressant déjà mon ouïe trop fine. Je me tournais vers elle avec un rictus crispé sur le visage.
« Bien sûr, je vais tout te dire, on va aller s'asseoir dans la bibliothèque et tu vas commencer par m'expliquer comment tu vas faire ton deuil en restant chez toi ? » J'y étais peut-être allé un peu fort, la crémation de Sêbb avait eu lieu il y a moins d'un mois après tout. Heureusement, elle n'insista pas, ni sur ça, ni sur la flasque que je buvais sous son nez.
« Laissons les sujets plus dérangeants derrière nous pour ce soir et faisons front commun face à nos collègues ? – proposa-t-elle, souriant à peine, une pâle copie flétrie de ceux que je lui connaissais – n'oublie pas, la règle. »
« Une heure, – dis-je ».
« On ne laisse pas l'autre seul avec elle », conclut Amélia, avant d'ouvrir grand la porte.
Vingt et une heure quart.
« Je vais pouvoir commencer à m'amuser – jappa sinistrement le monstre, ses yeux de braises luisant dangereusement. La pièce était pleine, tout le monde était déjà, la plupart des chaises autour de la table centrale, remplie de verre et de bouteilles, étaient occupées par la plupart des jeunes professeurs. Le groupe plus âgé se prélassait, des verres à moitié remplis à la main, devant la cheminée. C'est de ce côté que j'aurais souhaité aller, si on m'avait laissé le choix. Je préférai de loin la compagnie plus calme du vieux John ou même d'Alaric, notre sportif septuagénaire et professeur d'équitation. Au lieu de ça, c'est la voix trop chaleureuse d'Élise qui m'accapara.
« Allez Nath' ! Tu es trop jeune pour aller t'asseoir là-bas, laisse Amélia y aller et viens avec nous. » La petite main de mon amie se resserra sur mon bras un instant avant qu'elle ne sourie plus joyeusement.
« Ah ! Merci Élise, il voulait m’entraîner là-bas, tu le connais. Un papy avant l'âge de ce… Nath' » Jouer le jeu, s'était-ce garantir une heure suffisamment sereine. Toutefois, je devrais surveiller le verre d'Amélia.
« Oh ! – boudais-je factice – Rappelle-moi Amel', tu n'es pas quelques mois plus jeune que notre amie ? » Les premiers rires fusèrent à notre faveur, principalement venus du plus tonitruant d'entre eux, venant de Vittoria qui était plus âgée que tout autre à cette table. Je m'assis d'ailleurs face à elle, faisant barrage de mon corps entre Amélia et Élise.
« Je suis contente que tu ai pu venir, Nathan ! — ajouta-t-elle une fois son fou rire apaisé — il faudrait que tu passes à l'atelier un de ces jours, certains de nos élèves font des merveilles en art. Tu sais que j'ai encore ta toile stellaire accrochée dans mon bureau ? » Je le savais, elle me le disait à chaque soirée. Vittoria n'était pas celle qui avait le plus de mémoires, elle devait certainement renifler un peu trop de térébenthine. Cela dit, ça avait été l'un de mes professeurs préférés durant la fin de mes études, je lui devais beaucoup pour son calme à toute épreuve.
« Je viendrais. Au prochaines vacances ? Ça te v- »
« Moi aussi, je suis contente que tu sois venue Nath' – me coupa Élise, attirant mon attention d'une main délicatement posée sur son profond décolleté – Je suis certaine qu'on va bien s'amuser ce soir. » Je fronçai les sourcils, m'apprêtant à lui envoyer une remarque acerbe sur son manque de savoir vivre quand le monstre intervenit, remplaçant Élise par Anna, provoquant un accrochage dans ma gorge sèche. La voix faussement joyeuse d'Amélia me ramena vers elle, détournant mon visage rougi.
« Nath', j'ai un secret à te confier, baisse-toi vers moi, tu veux bien ? - perplexe, j'accédai à la demande de mon amie quand celle-ci me dit très bas – ne sois pas méchant, je veux repartir d'ici à l'heure prévue. Maintenant, rigole et fait une blague sur Oreus, c'est plus sûr. » Si Amélia se trompait sur mes rougeurs, c'était tant mieux, elle était la plus perspicace d'entre nous et je ne tenais pas à ce que tous croient qu'Élise a un quelconque effet sur moi.
« Tu as raison, Amélia – riais-je docile à sa demande, en regardant mes collègues – , mais ce n'est un secret pour personne qu'Oreus lorgne sur le décolleté d'Élise. Il est si profond qu'on l'a tous regardé au moins une fois » Haussai-je le ton pour inclure toutes les personnes à portée de voix. Plusieurs rires fusèrent, beaucoup acquiescèrent ouvertement, seuls les deux visés se drapèrent dans une fierté silencieuse, Oreus évitant ostensiblement de la regarder à nouveau. Vingt et une heure trente-cinq. Le flux de magie fut stoppé avec une bonne gorgé de potion.
« C'était presque ça, Nathan, presque — me dit Amélia, un vrai sourire plus heureux sur le visage. — Mais tu vas avoir un soucis avec elle. Je te conseille de surveiller ton prochain verre ou de t'en tenir à cette petite flasque. » Avec le monstre en roue libre, je n'escomptai certainement pas en rajouter avec une dose d'alcool, même si je savais qu'il n'avait pas besoin de ça pour choisir de me faire vivre un enfer. Trente minutes, ça peut devenir très long. Je me mis un peu en retrait des conversations, les bras croisés sur le torse, quand celles-ci devinrent plus grivoises, aidées par l'excès d'alcool notable dans cette salle. Voir Amélia rire et sourire plus sereinement avec d'autres personnes que moi me fit du bien, elle était dans son élément ici, entourée de la plupart des gens qu'elle appréciait. J'avais la certitude que ses plaies se panseraient mieux si elle daignait voir du monde.
« Hé Nathan, - m'appela Liam – Tu as eu le temps de lire mon rapport sur tes représentations dernièrement ? Ceux du deuxième cycle ? » Sérieusement, comment faisait-il pour parler du travail alors qu'il se trouvait parmi ceux qui avaient le plus bu ce soir ?
« J'y ai jeté un œil – dis je prudemment, conscient de n'avoir lu que deux-trois dossiers, en plus de celui d'Anna. Mauvais primordial que j'étais. - Je n'ai pas encore tout regardé. Je te fais parvenir ça avant le prochain jour de Loup. » J'avais complètement oublié la pile de parchemins qui trônait sur mon bureau depuis une semaine. Bientôt, mes représentations de deuxième cycle auront leur entretien pour leurs demandes de souhaits de l'an prochain. Une prière muette à Dragon me fit espérer qu'Anna choisirait de continuer en Alchimie. C'était tout ce que j'étais en droit de demander.
« J'ai déjà parlé avec plusieurs de mes représentations – ajouta Amélia, prenant la conversation en cours – je sais que quelques-unes comptent demander l'Alchimie comme souhait général. » Ah, la conversation des souhaits pour le parcours de vœux tombait tôt cette année. On n'était pas encore à la mi de l'année que j'avais déjà droit à l'éternel rabâchage. Heureusement que John était occupé ailleurs, sinon j'en prendrais pour mon grade à l'heure qu'il est.
« Tu sais déjà qui de tes Louveteaux voudra continuer en Art ? » Ajouta Vittoria.
Anna avait de bonnes notes en art. D'après les remarques que Vittoria avait faites sur son travail, elle était une élève hors du commun. À prendre dans le sens littéral.
« Je sais déjà qui je ne veux pas voir en runes l'année prochaine, en tout cas », sourit Liam, franchement aviné, alors que le monstre me remémorait les excellents comptes rendus qu'elle en avait reçus.
« Qui est ta meilleure représentation ? » me demanda trop soudainement Oreus, ce qui me fit lui répondre tout aussi prestement, sans aucune réflexion.
« Anna est ma meilleure représentation - mentionnai-je, rendant tout le monde silencieux autour de la table – enfin, c'est la meilleure en Alchimie. » Ajoutai-je, quelques secondes trop tard.
« On a commencé un peu de pratique – avança Amélia – elle a une excellente mémoire et son pouvoir spirituel semble grand. » Je voulais l'embrasser de gratitude, tant son soutien était important, surtout dans ce cas-ci.
« C'est vrai qu'elle est exceptionnelle en Runes – ajouta Liam – je n'ai jamais vu une volonté pareil. J'ai même arrêté de la tester moi-même, sinon je passe pour un imbécile devant les autres élèves ». Je lui fit un petit signe de remerciement silencieux, trop précoce. Les remarques fusèrent, la première, venant d'Alaric. Le septuagénaire qui avait quitté son siège pour se joindre à l'effervescence de la tablée.
« Elle est terriblement mauvaise en équitation. Elle ne tient pas en selle et n'arrête pas de jurer sur je ne sais quoi à propos de griffons à monter. » Jugea-t-il peu amène. Dans les livres d'histoires, on apprenait que les griffons étaient les montures privilégiées de Manticore, ils étaient plus faciles à élever sur les terres gelées. Aux yeux de beaucoup, cela jouait en sa défaveur de simplement évoquer quoi que ce soit venant de son ancien territoire. Comprenaient-ils qu'elle vivait une forme de deuil, elle aussi ?
« Continue à t'énerver – murmura le monstre au fond de moi – pense à elle, anime ta colère contre eux. »
« On peut aussi ne plus parler du travail ? — jugea Liam, certainement conscient que l'ambiance autour de la table devenait orageuse. — Tenez, j'ai appris un fait fort intéressant sur le cardinal de Cerf. » De mon côté, je n'écoutais pas les conversations m'entourant, le monstre me faisait bouillir de l'intérieur. Les prémices de la colère étant jetées, il l'enflammait, autant par l'amplification de l'assentiment de certains collègues envers Anna, que pour l'intérêt qu'il créait de toutes pièces des représentations présentes avec elle en ce moment.
« Je sens que tu veux aller la voir, c'est ce que je souhaite aussi. Cède à tes pulsions, la lune nous appelle ». Je venais de boire ce qui devait être ma dernière lampée de la soirée, mais j'étais nerveux, les émotions du monstre me troublaient les idées, l'attrait de la lune se faisant plus grand dans mon être, je regardais sans cesse vers l'horloge, les secondes s'égrainant telles d'interminables minutes. Je ne compris pas immédiatement pourquoi Amélia venait de m'attraper le bras, jusqu'à sentir le pouvoir qu'elle tentait de me transmettre, glissant sur moi sans que j'en ressente le moindre effet. Au moins, la potion était encore active, et ce, malgré la présence de l'astre dans mon esprit. L'ambiance était revenue à des discussions plus facilement abordables autour d'une tablée avinée. Plusieurs des professeurs s'étaient éclipsés, quand Oreus finit à son tour par s'excuser pour une affaire pressante. Ce fut le commentaire de John, venu s'attabler avec nous, qui fit angoisser réellement le monstre, sentiment que je ne l'aurais jamais pensé capable d'avoir, quelques mois plus tôt.
« Oreus devrait vraiment perdre cette détestable habitude. Une représentation n'est pas une compagne acceptable pour un Primordial, même pour un soir. C'est indécent, surtout à son âge. »
Mon sang se figea.
J'avais déjà pris connaissance à plusieurs reprises des attraits du Primordial d'Ours, il s'en vantait assez régulièrement et, si j'étais plutôt d'accord avec une partie du discours de John, je le laissais faire ces affaires tant qu'il ne touchait pas aux miennes. Mes représentations étaient intouchables. Je le lui avais déjà dit. Pourquoi le monstre gémissait-il ? Inconsciemment, je pris la petite main d'Amélia, serrant si fort les mâchoires que je m'en faisais mal aux maxillaires.
J'avais besoin de descendre.
Si la potion ne fonctionnait pas si bien, je me serais déjà téléporté ; mais cela aurait éveillé des soupçons. J'avais le cœur au bord des lèvres quand je me penchai vers Amélia, ma voix habitée par le ton caverneux du monstre.
« Tu peux nous faire partir ? Je vois bien que tu t'amuses, mais je dois partir, je t'en prie. »
Je la sentis presser ma main, signe qu'elle avait compris. Elle me fit attendre encore une longue minute, le temps de mettre fin à sa conversation avec Vittoria
« Excusez nous, on va vous laisser. Je suis fatiguée et Nath', toujours très galant, a bien voulu me ramener. » Dans sa phrase planait un tas de sous entendus, surtout triste, appuyé par l'air malheureux qu'elle se peignait sur le visage, aussi doué qu'Élise à ce petit jeu. Nous partîmes rapidement, des yeux de biche furieuse dans notre dos. La porte se refermant derrière nous, Amélia a quitté son masque pour prendre un air inquiet. Je ne la laissais toutefois pas me ralentir.
« Attends ! Nathan ! Prend une minute, explique-moi pourquoi tu dois courir ! » Le plus facile à expliquer pourrait avoir des conséquences sur ce que je lui dirais dans le futur, pourtant cela restait toujours plus simple de mentir autour de cette ébauche de vérité que de lui donner la raison complète.
« J'ai un mauvais pressentiment au sujet d'Oreus, je ressens une agitation, je dois y aller. » Elle, en tant que professeur d'enchantements spirituels, connaissait mieux que beaucoup d'autres la volonté des Esprits. Loup était la protection, il devait être naturel à ses yeux que j'ai ce genre d'instinct.
« Fais vite – me dit-elle avant de me crier plus fort –, mais tu ne me dis pas tout, je le sais ! » À cet instant, je me trouvais déjà à l'étage en dessous, je cavalai, sautant les marches, bondissant sur plusieurs mètres. Cela me prit une minute pour me trouver dans les petits escaliers donnant sur les coursives. La mélodie d'une danse lente s'entendait du haut des marches, un saut plus tard, je retrouvais Oreus, dos à moi, la main tendue vers Anna.
« Oreus – gronda le monstre dans ma voix, si féroce que je doutais même d’avoir participé à ce grondement – Tu ne touches pas à ma – mes représentations. Va-t-en avant que je n'en réfère à Dragon. »
Un très bref instant, le libidineux Oreus se gonfla de la férocité d'Ours.
Personne ne faisait face très longtemps au monstre, surtout pas un arrogant gonflé d'un pseudo sentiment de dangerosité comme lui. Nous n'eûmes qu'à le regarder, ce fut suffisant pour qu'il se dégonfle.
« Sans rancune, Nath, je ne sais pas trop à quoi je pensais. Je – je m'en vais d'accord ? » Il n'attendit pas mon accord pour se téléporter, laissant derrière lui sa brume orangée. Je me précipitai auprès d'Anna, choquée, elle se laissa approcher, le monstre la prenant contre nous, sans aucune attention sur les alentours.
« J'ai tant souhaité vous voir » balbutia-t-elle, levant la main vers ma joue que je pressai contre elle, en savourant un instant qui n'aurait pas dû exister.
« Tu es saoul, tu ne devrais pas dire ce genre de choses », lui intimais-je alors que je reculais gardant les yeux baissés, évitant le moindre contact visuel avec ces pupilles.Je savais déjà ce que j'allais faire, surtout, j'avais conscience des secondes qui me rapprochaient de la magie lunaire, autant que du monstre.
« Loup, je t'invoque – priais-je en mon âme – Esprit, je t'appelle, répond à ma demande. Accède à ma requête, offre-moi un flux de magie, offre-moi la faveur d'un répit. À la lune je ne dois céder, aide moi à l'en protéger. » Vu les circonstances, je ne pensais pas pouvoir faire mieux tant le monstre réveillait des tentations grandissantes en moi. Cela sembla toutefois suffire à l'Esprit.
« Enfant de pleine lune – dit-il dans ma tête de sa voix sépulcrale – je n'ai pas l'habitude d'interférer avec la volonté de mon aimée. Je te laisse quinze. Fais en l'usage que tu juges nécessaire. » Quinze minutes, s'était tant et si peu tout à la fois, mais c'était encore plus que tout ce que j'aurais pu espérer.
« Anna, on va te ramener à ton dortoir, d'accord ? N'ai pas peur et ne me lâche pas, je vais nous glisser dans les ombres. » Je la pris par la main, tentant d'oublier la chaleur qui s'accentuait dans mon corps à son contact.
« Je ne – je n'aurai jamais peur avec vous », articula-t-elle, une chape d'invisibilité nous recouvrant désormais. Cette affirmation tenait plus des affres de la boisson que d'une réalité, le monstre devait bien le savoir, pourtant il restait étrangement silencieux. La tirant par la main, je me dépêchai de l'amener jusqu'à sa chambre. Mon pouvoir sur l'invisible ne camouflant pas tous les sons, je gardais le silence en m'abreuvant de cette si douce odeur de fleur. Le poids des mots me pesait, il y a tant de choses que j'aurais aimé lui raconter, tant de choses que je voudrais savoir, mais à quoi bon lui dire quoi que ce soit ? Elle oubliera. Elle doit oublier. Dans la tour du Loup, l'atmosphère était calme, aucun bruit ne s'entendait, si ce n'était ceux provoqué par les ronflements de certaines de mes représentations endormies dans les communs. Je sentais qu'il me restait moins d'une main de minutes, j'osai croire qu'elle se prolongerait, s'étirant à l'infini, mais une minute, aussi unique soit-elle, ne durait qu'une minute. Arrivé à son dortoir, les rideaux noirs étaient tous tirés, à l'exception d'un petit lit simple, sans aucune fioriture ni possession l'entourant, vers lequel elle m'amena, plus que je ne l'emmenai.
« S'il vous plaît, je – je – chuchota-t-elle – je voudrais savoir, j'aimerais savoir si vous, vous m'acceptez tel que je suis ? » Le sens de sa question englobait bien plus que ce qu'elle était là, sous mes yeux, mais je ne pus résister à la détailler, des pieds, qu'elle avait adorble et menus, jusqu'à ses si beaux yeux.
Dragon, ses yeux !
J'avais la chance qu'elle ne soit pas nyctalope comme moi, pourtant, si elle pouvait voir le regard de désir que je portais sur elle à cet instant, je ne crois pas qu'elle se poserait ce genre de question sur son apparence.
« Anna, tu ne te souviendras jamais de ça, mais j'ai besoin de te le dire avant de partir. – murmurais-je, si bas que je doutais même qu'elle ne m'entende. – J'unis chaque jour que Dragon fait que tu ai choisis la voie de l'apostat. Tu mérites d'être ici. Tu l'oublieras ; mais ça restera gravé dans ton âme. Tu as ta place à Dragon. » Galvanisé par mes mots, par l'odeur de sa peau et par la profondeur de ses deux lacs scintillants, je me penchai vers son oreille, inspirant une dernière bouffée de son parfum.
« Tu es aussi la plus belle créature que porte cette terre. Chacun des regards que je porte sur toi devrait t'en faire prendre conscience. » La voix du monstre me motiva à déposer un chaste baiser sur sa tempe avant de placer ma paume sur sa joue.
« Tu vas oublier maintenant Anna », soufflai-je, lui apposant un sceau de Loup sur la mémoire. Elle s'évanouit sur son lit, j'eus à peine le temps d'amortir sa chute que l'urgence de mon départ se fit sentir. Une seconde me suffit pour être dans ma chambre, l'astre plein la tête, le monstre ne m'empêcha pas d'attraper la flasque sédative, ni de la vider d'une traite. Ce que nous avions vécu ce soir le chagrinait, je ressentais cette émotion aussi fort que la mienne, un double chagrin pour la même peine. J'avais presque de la compassion pour lui, si ce sentiment avait eu un sens à ses yeux.
J'eus le temps de m'installer à mon arche-nêtre, la poitrine gonflée de chagrin, des yeux embués, tournés vers l'astre-mère, un œil d'onyx, un œil de braise, la même prière muette coincée dans la gorge en m'endormant le front contre les carreaux de verre.
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