Dies Aprum 31 Quintème

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Elle

Dragonale 94:3-8

Dragon dit,

« Dans l'impossible fleurit la douceur, de l'ombre naissent les possibilités, de mon pouvoir jaillit l'improbable, car je suis Dragon et par ma volonté tout devient réalisable, du monstre à l'être unifie l'être à l'amour. »


Cela faisait près de deux semaines que la fête du printemps avait eu lieu, treize jours que j'avais rédigé une liste mentale de résolutions à respecter.

La première et la plus simple, ne plus boire autant que ce soir-là. Voir plus du tout. Le trou noir que j'avais eu en fin de soirée m'inquiétait toujours et, même si mes amis avaient mis ça sur le dos de l'alcool, je me souvenais très bien de tout ce qui l'avait précédé. La deuxième, bien plus difficile à respecter, était de ne plus me perdre dans une idylle inventée de toute pièce avec Mon Primordial. Après tout, c'était à cause de cela que j'avais bu autant ce soir-là. Je ne pouvais pas le rendre responsable de mes actions ; mais il me fallait me concentrer sur mes cours, plus que sur les sentiments que je ressentais pour lui. Cela ne m'empêchait pas de lorgner sur son siège vide avec une pointe d'amertume alors que j'écoutais distraitement le débat entre Aurore et Franck. Ils agissaient comme si je n'étais pas là, ce qui, au demeurant, me convenait tout à fait.

 « Je suis d'accord avec toi – argumenta Aurore calmement – le fumier de Pégase est un excellent engrais pour certaines plantes carnivores, mais il ne vaut pas une gemme quand on doit faire pousser des gobeuses ! Elles évoluent mieux entourées de fumier de mouton carnivore. Les vers qu'on y retrouve les nourrissent quand elles sont trop jeunes ! » Certains jours, je jurais que les avoir présentés l'un à l'autre était une idée excellente, et d'autres, comme aujourd'hui, je ne la trouvais pas si judicieuse que ça. Leurs passions communes de la biologie spirituelle prenant trop souvent le pas sur la moindre conversation que nous avions tous les trois, et je n'étais pas particulièrement friande de tout ce qui pouvait me rappeler la Primordiale Moreau.

 « Et moi, je te dis – renchéris Franck, inconscient de mes états d'âmes – que tu devrais lire les parchemins de la spiri-zoologiste Foulbert sur l'effet de l'altitude sur la qualité du fumiers avant de commencer ton expérience ! Ta gobeuse grandira aussi vite et ses feuilles seront plus tranchantes ! » Ils discutaient de ce devoir depuis qu'Aurore était revenue de son cours du matin, nous rejoignant pour manger. Je n'avais donc plus ouvert la bouche, mise à part pour avaler le contenu de mon bol de café, quand ils parvinrent à la conclusion de remettre leur discussion à plus tard.

 « Anna ? – m'appela Aurore, captant mon regard tourné vers l'estrade des primordiaux – tu penses à quoi exactement ? » Son ton soupçonneux étant justifié, je préférai lui mentir, au vu de la présence de Franck.

 « C'est rien, je pensais simplement à la soirée du printemps. » C'était une sorte de mot de passe que nous avions trouvé pour éviter le sujet de Mon Primordial. Nous avions eu une longue conversation, elle et moi, le jour suivant. Elle était passée par tout un tas d'émotions, surtout après que j'eus évoqué le Primordial d'Ours ainsi que le trou noir qui l'avait suivi.

 « Tu as de la chance de ne pas t'être retrouvé dans le lit du Primordial, c'est déjà ça. – m'avait-elle grondé mécontente – Il a dû penser que tu étais trop saoul pour donner ton consentement. Ces mœurs sont douteuses, mais il n'a encore jamais forcé une représentation. » Le savoir m'avait soulagé, jusqu'à ce qu'elle décide d'aborder le sujet fâcheux de ce pourquoi j'avais bu autant.J'aurais pu trouver une dizaine de raisons suffisantes pour pousser quelqu'un à boire jusqu'à oublier, j'en avais envisagé certaines, comme le manque de mes parents ou encore la manière dont on me percevait encore à Dragon, mais après tout, j'avais ressenti le besoin de parler à quelqu'un de mon Primordial, en gardant certains détails, comme la profondeur de mes sentiments, par devers mon cœur en berne.

 « Je dois t'avertir – m'avait chuchoté mon amie, surprise et inquiète cette fois – qu'il est interdit d'avoir une relation avec un professeur, cela implique les primordiaux, même si c'est implicite. C'est une loi qui peut t'apporter beaucoup de problèmes. Je ne sais pas pourquoi les… coucheries du Primordial d'Ours ne sont pas sanctionnées, mais tu ne peux pas sérieusement penser à lui. Ça te fera plus de mal qu'autre chose. » C'était après cette conversation que j'avais pris mes résolutions, celle-là même que je n'avais pas tenue une seule fois depuis et que je foulais du pied aujourd'hui encore aujourd'hui.

 « Parlons d'autres choses – soupira Aurore, consciente qu'avec la présence de Franck, elle ne pouvait pas me réprimander – Tiens, tu as réussi à trouver qui était ton inconnu pour la robe ou tu as arrêté de chercher ? » Si j'étais franche, je lui dirai que je n'avais pas commencé à chercher, pas que je n'avais pas envie de le trouver ; mais une part de moi-même préférait garder le mystère d'un inconnu auquel je prêtai volontiers des traits pâles et de longs cheveux noirs.

 « Si tu veux – rigola Franck, – je peux faire savoir, dans ma tour, que tu cherches un certain gars qui t'aurait offert cette fabuleuse robe. Hier encore, j'en ai entendu deux qui parlaient de toi dedans. C'était quelque chose, en tout cas ! »

 « Je », prononçais-je avant d'être coupé par Aurore.

 « Ferme la bouche, Franck, tu baves. — le railla-t-elle avant de se tourner vers moi. — À ta place, je comparerais les écritures déjà, enfin si tu as gardé le parchemin. » S'il était le cas, je le cachais dans ma penderie, comme la robe, mes deux seules précieuses possessions, même si le parchemin n'était que symbolique.

 « Bien sûr, Aurore ! — répondit Franck, à ma place — elle va faire écrire une bafouille à quelque six cent représentations mâles. Sans compter que ça pourrait être un jeune prêtre. Elle en aurait pour les six prochaines années avant de pouvoir toutes les comparer ! » L'extravagance de cette idée nous fit sourire. Une trêve avait été visiblement établie par le corps paroissial, j'étais à peu près certaine que ce message ne venait pas de l'un d'entre eux. La robe me serait arrivée l'année suivante, voire celle d'après, j'aurai pris en compte cette possibilité. Cependant, leur intimité était trop récente pour que cela ait un quelconque sens.

 « On sait déjà que ce n'est pas un Loup. – argumenta Aurore, sans me laisser le temps d'en placer une. – Si ça avait été le cas, il aurait pu lui-même déposer le paquet dans le dortoir d'Anna sans passer par un gobelin du feu éternel. »

 « Le raisonnement est juste, sauf si tu envisages qu'il ne voulait pas qu'on le voit. - dis-je à bout de patience en avançant un autre point de l'histoire – ce qui est étrange, c'est plutôt qu'un gobelin ait accepté la demande d'une représentation. En général, ils n'écoutent pas les élèves. Celui qui est venu a dû être soudoyer d'une manière ou d'une autre. » Un gong retentit dans la salle des représentations, coupant court au nouveau débat qu'ils avaient engagé. Franck me rappela que nous avions cours d'Enchantement spirituel et, après avoir salué Aurore, nous nous mîmes en chemin pour le cinquième étage. La petite porte sombre et fermée du cours d'Alchimie attirait mon regard. J'avais conscience de devoir arrêter tôt ou tard, pourtant j'eus du mal à me détourner d'elle. Ce n'était décidément pas une résolution facile à tenir. Je restais planté là un peu plus longtemps que nécessaire quand Franck me recentra vers la nécessité de rentrer en classe.

Ressentir l'ambiance sereine qui y régnait me fit du bien. Malgré le bruit des représentations déjà présentes, l'atmosphère y était aussi douce et apaisante que dans le dôme d'astronomie. La Primordiale de Chouette, l'une de mes professeures préférées, nous rendait l'endroit le plus accueillant possible : les assises étaient toutes rembourrées et moelleuses, d'épais tapis moelleux recouvraient le sol de pierre froide et sur les murs s'étendaient des tapisseries de scène du Dragonale, majoritairement représentées par celle de Chouette. Même les bureaux de deux à trois places étaient gravés de motifs travaillés ainsi que de nombreuses runes, destinés à la prière et à l'apaisement de soi.

J'en aurai sûrement profité plus longtemps si le ton arrogant de Tyler n'était pas arrivé jusqu'à mes oreilles.

 « Hey Torner ! — me salua-t-il en me fixant de ses yeux bleus — tu t'assieds à côté de moi ? Entre membres de représentations, on devrait se retrouver plus souvent, tu ne crois pas ? » Avant la fête du printemps, Tyler ne m'adressait la parole qu'assez rarement, principalement pour se moquer de moi avec ses amis, comme il le faisait avec beaucoup d'autres. Son revirement d'attitude depuis la fête améliorait considérablement les cours que j'avais en commun avec lui, je n'appréciais toutefois pas vraiment la manière dont il me regardait parfois ni ses manières.

 « Je suis certain que ça ne dérangera pas Dubois que tu ne sois pas avec lui aujourd'hui, n'est ce pas que ça ne te dérange pas de partager Dubois ? » Le pauvre Franck, c'était un nounours parmi les Ours, absolument pas enclin à se quereller avec qui que ce soit ; il trouva plus judicieux de m'inviter à m'asseoir avec lui, après s'être toutefois assuré que ça ne me dérangeait pas. Je ne cherchai pas non plus d'hostilité à Dragon, surtout pas avec des membres de ma propre représentation, je lui fit donc un grand sourire en m'installant avec lui, sans vraiment faire attention à l'air trop satisfait qu'il affichait. Nous n'eûmes pas longtemps à attendre le début du cours, la Primordiale Riidh étant toujours à l'heure. Elle sortit de son bureau avec d'épaisses cernes violacées sous les yeux en nous saluant avec un grand sourire qui contrastait avec l'éclat terne de son regard.

 « Mes petites représentations – nous dit-elle de sa petite voix aiguë et calme – jusqu'à présent, nous avons travaillé les différentes manières de construire une prière, la façon dont vous percevez votre lien avec votre spirituel ainsi que vos formules de déférences envers lui. Aujourd'hui, vous allez apprendre à invoquer l'élément de votre Esprit. » Les années précédentes, le cours d'évocation par la prière avait été ma bête noire, car il témoignait sans cesse de mon absence de lien spirituel, j'avais beau travailler ; prier ; pleurer rien n'était jamais sorti d'aucune de mes prières. Maintenant que j'étais à Dragon, j'avais Loup et si je n'avais, pour l'instant, rien prié de plus que les prières plus sommaires et impersonnelles que l'on nous apprenait, je me rappellerai à jamais de mes larmes de joie en obtenant, pour la première fois, l'équivalent d'un petit soleil dans mes mains.

 « Demandez l'élément de votre Esprit et l'utilisez correctement : c'est la base de votre apprentissage magique. Plus tard, vous aurez l'occasion d'utiliser tous les éléments, mais vous apprendrez bien vite que celui de votre Esprit est celui qui vous sera le plus facile à manipuler et à maintenir au moindre coup énergétique. » Elle nous tendit la main, sans même regarder sa paume, et en une poignée de seconde, une flamme apparut, brillant intensément, avant qu'elle ne referme son poing sur elle, l'éteignant, sans se brûler.

 « Je sais que mon collègue Liam, - enfin - votre professeur de Runes, vous apprend que les runes sont un meilleur moyen de défenses, qu'il est plus rapide de recourir à des runes ainsi qu'à votre volonté. Je vais vous dire un secret – nous chuchota-t-elle sur le ton des cachotteries – C'est faux. Votre professeur a juste un très mauvais lien spirituel. Mais ne lui dites pas que je vous ai dit ça. » C'était certainement une vieille blague entre eux. Je voyais mal nos professeurs se tirer mutuellement dans les pattes avec ce genre d'informations. Elle eut toutefois le mérite de nous faire rire autant que de raviver un peu d'éclats sur son visage.

 « Mais, reprit-elle plus professionnellement, - la magie spirituelle est distribuée inégalement entre vous. Ours n'a pas donné la même part à chacune de ses représentations, tout comme Chouette ou Lynx. Nos spirituels ont des volontés propres, la magie qu'ils vous donnent à un sens. C'est votre travail de le trouver et d'ainsi entretenir votre lien pour ne pas passer dix minutes à devoir allumer un feu ou remplir un réservoir d'eau. » Ces explications faisaient écho au discours du Primordial de Cerf, sur l'importance pour nous de comprendre les attentes de nos Esprits. Mon devoir à ce sujet avait obtenu une très bonne note, pourtant, après sa relecture, je lui trouvais un caractère, incomplet.

 « Dragon dit qu'un enchantement spirituel est un instant éternel. Un rien qui est tout à la fois. – nous cita-t-elle, respectueusement – Votre lien spirituel est semblable à tous et unique pour chacun. Ne vous inquiétez pas si il ne s'adresse pas directement à vous. Les manifestations spirituelles sont nombreuses, telles les étoiles dans le ciel, cependant seuls les Primordiaux et les Cardinaux échangent réellement avec les Esprits. C'est la principale raison de nos existences. »

Elle secoua la tête avant de reprendre.

 « Nonobstant, ce sera pour une autre fois. Si je continue comme ça, vous n'aurez rien commencé que le cours sera terminé. Écrivez une prière, demandez à votre Esprit une manifestation de son élément. Ne soyez pas trop gourmand et n'oubliez pas que je récupère vos parchemins à la fin du cours. » J'appréciai particulièrement les cours de la Primordiale Riidh, car ceux-ci étaient très introspectifs, nous travaillions dans l'absolu silence qu'elle nous réclamait à chaque cours, ce qui nous permettait d'être totalement concentrés sur nos ébauches d'écritures et notre apprentissage. N'étant pas une chahuteuse ni une adepte des bavardages, je ne lançai qu'un seul regard d'avertissement à Tyler, son coude se plantant dans mes côtes pour la deuxième fois déjà, tout ça pour un simple clin d'œil.

Ne lui accordant pas plus qu'un haussement de sourcil, je me concentrai sur le parchemin vierge, posé devant moi.

La formation d'une prière n'était pas un exercice à prendre à la légère. Si la conception en elle même n'était pas la partie la plus ardue, ce qui l'était en revanche venait de la bonne formulation de notre demande. La Primordiale nous avait appris qu'avec le temps, les mots nous viendraient naturellement, une fois focalisée sur ce que nous voulions. Cependant, il existait des codes pré-établis, que nous pouvions suivre, affectionnés par chacun des Esprits. Durant mes lectures de rattrapages sur les tutélaires de Dragon, j'avais lu que Loup attendait une extrême déférence de ses représentations et qu'on lui donnait énormément de titres, ce qui pouvait me donner une piste sur la manière de m'adresser à lui.

Une impression de sourire naissait dans mon être, suivie de deux grands yeux sombres fumant de noir, attentifs à ma réflexion. La présence brumeuse ne se montrait qu'assez peu, je ne comprenais pas tout à fait son existence, mais, avec ses apparitions, venait la présence de mon Primordial. Dans le cœur de mon être, je ne pouvais pas me mentir, ni m'empêcher de penser à lui. Le regard de brume m'évoquant trop le sien, ce fut suffisant pour qu'il m'envahisse complètement.

Les mots jaillirent alors, poussés par une force invisible conquise par deux onyx.

La Primordiale Riidh passait entre nos bureaux pour murmurer très bas à l'un ou l'autre de mes camarades une petite aide, une idée ou l'autre avant que Sofia ne l'interpelle fièrement, son écriture terminée. Nous la vîmes fermer les yeux en se concentrant, une fois qu'elle eut choisi de la réciter intérieurement et pendant une bonne main de minutes, il ne se passa rien. Son front se perlait de sueur quand enfin, une très légère brise au parfum de lavande s'éleva dans la classe, venant mettre le désordre dans ses boucles brunes et ce dissolvant, bien plus vite qu'il n'apparut.

 « C'est bien pour une première Sofia - lui dit la Primordiale, une fois sa lecture du parchemin effectuée – Tu as demandé un peu trop, peut-être. Ton corps n'est pas assez entraîné et tu as dû utiliser ta propre énergie pour canaliser celle de ton Esprit, mais c'est normal pour des débutants » Connaissant ma camarade, elle ne devait pas être ravie d'avoir été la première à faire une erreur, toutefois sa maigre réussite encouragea d'autres représentations à tenter l'expérience, chacune à son tour, motivées par la Primordiale.

 « Les erreurs sont le lot de tous – nous dit-elle, quand les prières de deux élèves se montrèrent inefficace. – Vous apprendrez à utiliser votre lien, chacun de vos échecs vous montrera les chemins que vous ne devez plus prendre. Nous l'avons tous fait une fois et le ferons tous encore. Tel est la voie de Dragon ». Le cours s'écoulait, bientôt, la plupart de mes camarades eurent prié. La nervosité grandissante, je voulais relire, changer un détail à mon parchemin, quelque chose qui le rendrait moins personnel ou même plus précis.

Je n'en fis rien.

Tyler venait d'invoquer, au bout de chacun de ses dix doigts, des petites flammes qui dansèrent autour de sa peau, rejoignant ses paumants en éclairant ses mains de teintes d'oranges et de jaunes.

 « Très bien, Tyler, tu as su faire comprendre ce que tu voulais à Loup. Remarquablement bien exécuté, vraiment. Anna ? — m'interrogea-t-elle alors. — Tu as fini à ce que je vois, es-tu prête ? » Non, je ne l'étais pas. Passer dans les derniers impliquait que tout le monde me regardait, attendant ma réussite ou mon échec.

Déglutissant, j'opinai en fermant les yeux, les mots encrés dans ma tête.

Tâtonnant, je cherchai d'abord le lien qui m'unissait à lui. Représenté par une corde, aussi solide que le plus indestructible des alliages gobelins, le regard de fumée se fixait sur moi avec intérêt quand j'entamai enfin, le lien entre les mains, mon poème prié.

« Ö spiritus, vocate mea, Grand Loup des ténèbres.

Par tes titres, je t'appelle. Aimé de la Lune. Porteur de la mort

Gardien du feu. Détenteur de l'ombre

Ô Grand Loup de brume. Toi qui est un peu de moi

Moi qui suis tout grâce à toi. Répond à ma prière.

Par la foi que je t'offre, unis moi de ta force,

Primordial de mon être, offre moi ton élément »

Dans le sanctuaire de mon esprit, les sons extérieurs me parvenaient assourdis par un voile de fumée noire. Chacun des endroits où je posais les yeux, j'y voyais mon Primordial, debout devant moi, une main tendue, un regard noir et tendre brillant des sentiments que je rêvais de le voir ressentir. Sa vision allumait ce feu brûlant, si ardent qu'il réchauffait tout mon corps en partant de mes entrailles. Et tandis que je le voyais me sourire, les yeux de fumée sombre se transformèrent en un grand loup noir au regard de feu, m'apparaissant comme le fameux soir de mon arrivée, de la même façon que dans mes rêves.

Une profonde voix sépulcrale retentit, me faisant frisonner malgré la chaleur de mon corps.

 « Suis le chemin, Essentia mea, cherche en toi, je suis toujours là ».

Les paroles du loup de brume s'évanouit et avec lui la chape de brume se fondit pour ne plus laisser que des hurlements autour de moi.

Des hurlements ?

J'ouvris les yeux pour en comprendre la portée quand de grandes flammes noires, ténébreuses et éclatantes, similaires à celle qui avait brûlé le Primordial de Cerf, léchaient mon corps, m'entourant sans me blesser, carbonisant ce que je touchais sans que le feu ne se répande ailleurs que sur moi. Les flammes me subjuguaient, un instant, je me sentais investit d'une puissance colossale, l'appel bref de la Primordiale me ramenait à la réalité qui m'entourait.

 « C'est ainsi », chuchotai-je, mettant fin à mon enchantement, le feu noir se coulant dans ma peau, sans aucune douleur. Les effluves empyreumatique du bois carbonisé m'agressaient les narines, la fumée irritait mes yeux, s'accrochait dans ma gorge, me faisant réprimer une quinte de toux. La Primordiale regarda un à un les élèves qui se trouvaient autour de moi quand j'eus pris feu. Une fois qu'elle se fut assurée qu'aucun de mes camarades ne soit blessé, elle décréta la fin du cours en invitant Tyler, le seul qui avait vraiment été touché par la fumée irritante, à aller faire vérifier ses voies respiratoires à l'infirmerie. La situation qui venait une nouvelle fois d'échapper à mon emprise se repassait dans ma tête, bousculant les mots du loup de fumée. Que voulait-il dire par « mon essence » ?

La primordiale n'avait-elle pas dit que les Esprits ne parlaient pas aux élèves ? Mais qu'était ce loup dans ce cas ?

 « Anna – m'appela prudemment la Primordiale, venue s'installer à côté de moi une fois que tous furent partis – tu viens de nous faire une remarquable démonstration de magie. Est-ce que tu peux me réécrire ta prière ? »

Muette, je retranscris mot pour mot mon texte avant de le lui tendre plein d'appréhension.

 « Vais-je être renvoyé pour ça ? » Finis-je par demander, la voix tremblante. Ce ne serait que justice, j'avais brûlé le Primordiale de Cerf et je venais de carboniser les bancs de mon cours d'enchantement. Je l'aurais mérité.

Je me mordillai la lèvre à cette triste conclusion.

 « Bien sûr que non – s'étonna-t-elle – Anna, ma chère, si l'on devait renvoyer chaque représentation qui fait sauter une tasse ou brûle un bout de bois, il ne resterait pas grand monde au Saint-Siège. » Ne t'en fais pas pour ça. » Elle déposa sa petite main sur mon genou, que je pris comme une consolation qui apaisait les battements trop rapides dans ma poitrine. Je la vis lire le parchemin, relire une deuxième fois, fronçant les sourcils, relevant les yeux vers moi pour s'y replonger une nouvelle fois. Elle semblait s'imprégner de chacun des mots, sans doute pour comprendre pourquoi sa classe avait failli brûler.

 « À quoi pensais-tu quand tu as récité ta prière ? »

Comment lui dire ? Je pensais à lui, à ses regards de braises aux sentiments brûlant jusqu'à mon âme. Que pourrais-je dire ? Je n'étais pas doué pour mentir.

 « Je.. Je pensais à quelqu'un – finis-je par avouer – à un sentiment très fort de… de feu qui brûle. » Mes balbutiements donnèrent à son regard une douceur qui n'était pas présente plus tôt, toutefois elle n'avait pas tout à fait l'air convaincue.

 « Tu me dis que tu es rentré en toi, tu as puisé dans le lien de ton spirituel, tu as prié, en pensant à quelqu'un d'autre que Loup ? Et il t'a donné son élément ». Elle marmonna quelque chose d'incompréhensible à propos de Feu sombre. J'eus presque envie de lui parler de ce loup de fumée, de tous les événements qui s'étaient déroulés avec sa présence. Je sentais qu'elle pourrait me croire, avec toutes les informations dans les mains. Pourtant, si je faisais ça, je lui avouerais par la même occasion mes sentiments pour mon Primordial.

 « Primordiale Riidh - avançais-je – j'ai cru entendre quelqu'un m'appeler « essentia mea », ça veut bien dire mon essence n'est-ce pas ? Qu'est-ce que - ».

 « C'est très peu probable, Anna. - me trancha-t-elle, un peu trop dur, le teint bien plus pâle – tu as dû rentrer dans un état méditatif un peu trop profond. C'est la seule explication. » Me tapotant la jambe nerveusement, elle murmurait : « Ça ne peut pas être ça ». Tout en regardant l'heure, je n'eus pas le loisir de demander ce qu'était le « ça » dont elle parlait qu'elle m'invitait à sortir.

 « Nous pourrons en reparler une autre fois ; mais, jusque là, évite d'utiliser ton lien spirituel, du moins pas pour du feu, d'accord ? » Le temps d'acquiescer, nous nous retrouvâmes dehors, la petite Primordiale filant à toutes jambes dans les escaliers.

 « Anna ! - m'interpella Franck, inquiet et confus — tu n'as pas eu trop de problèmes avec la Primordiale ? Qu'est-ce qui t'est arrivé exactement ? J'ai eu super peur pour toi. » Encore un peu chamboulé, je n'avais pas grand-chose à lui raconter, mise à part que je n'allais recevoir aucune sanction pour avoir mis le feu.

 « Tu veux venir à la serre avec moi ? - me demanda-t-il pendant que nous descendions le grand escalier. – ça te ferait sûrement du bien de prendre l'air, non ? J'ai mon projet de biozoologie à faire. » La grimace que je fis à la mention de la serre devait lui paraître suffisamment éloquente, car il n'insista pas quand je préférai rentrer à mon dortoir « après les émois de l'après-midi », avais-je dit. Je repoussais mon ami, j'en avais bien conscience, mais je me sentais étrangement seule dans cette histoire. Je pouvais toujours en parler à Aurore, seulement elle ne faisait que me rappeler d'être prudente, de ne pas alimenter mes émotions et tout un tas de propos trop difficiles à entendre.

M'étendre sur mon lit et réfléchir me semblait la meilleure chose à faire, s'était comme ça que je fonctionnais depuis toujours, dans la solitude. Aucune réponse ne vint à moi entre les murs de pierre grise de mon dortoir, seul le sommeil me rejoint, peuplé d'étranges cauchemars dans lesquels les cris de mes camarades m'attendaient. Vingt heures avait sonné son gong quand je me réveillai en sursaut, transpirante et fébrile, tirée de mon cauchemar par les cris de ceux que j'y carbonisais.Un bref instant, j'envisageai de rater la messe. C'était le jour de Sanglier, le Pape donnait un court office. Qu'était un quart d'heure de manqué ? Personne ne verra mon absence. Sauf Dragon.

Maudit sois mes volontés pieuses.

J'allais être en retard ; mais tant pis. Mieux vaut un retard qu'une absence.

Me recueillir avec Dragon et Sanglier calmera sans doute le tourment causé par mon cauchemar de massacre.

Tout le monde n'était pas encore assis quand j'arrivai dans la cathédrale, ce qui me permit de me faufiler à l'arrière, accolé à une colonne de pierre proche de la statue de Sanglier. La douce fraîcheur régnant dans le haut bâtiment me vivifia, le brin de vent provoqué par les grandes portes ouvertes soufflait mes inquiétudes de fin de journée, me laissant profiter de l'instant pieux. Debout derrière les bancs de prière pleins de clercs, j'inspirais au écho des voix du chœur de prêtres, expirant avec les silences rythmés, les yeux fermés, mes bras pendant le long de mon corps, je m'abreuvais du ton apaisant de notre Pape, prononçant l'accueil quand une présence familière se fit sentir. Très proche.

Je rêvais de cette présence, sans vouloir ouvrir les yeux.

Ça ne pouvait être lui.

C'était un souhait qui ne devrait pas être.

Le musc de sa peau était inimitable, le mélange de fragrance qui m'entourait n'appartenait qu'à lui.

Mais ce n'était pas lui. Les yeux fermés, mon bras collé à un autre, je voulais avoir le courage de prendre la main que je sentais frôler la mienne, me procurant un millier de battements de papillon dans l'estomac.

Les conséquences m'en empêchaient.

Écouter sa tête ? Bah.

Ma main reproduit un geste qui me parut familier. Très doucement, les yeux ostensiblement fermés, je glissai ma main contre sa paume tremblante. Son bras bougea, le tissu se froissait, ce que j'imaginais être des cheveux, vint me chatouiller la peau. Mon cœur battait la chamade quand ses longs doigts rugueux pressèrent ma peau.

Un instant, j'entrouvris les yeux.

À moitié camouflé par sa silhouette, ses longues mèches noires caressaient mon poignet et, dans sa main tendrement pressée, se cachait la mienne.

Souriante, je refermai les yeux.

Unis soi mes volontés pieuses.

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