Dies Aprum 14 Sextème Léviathale
Lui
Dragonale 8:13-4
« Nos détresses d'un moment sont légères, elles sont vent, elles sont poussières. Mettez y votre être, n'effacez pas vos colères, ne vous départez pas de la tristesse, car c'est dans la douleur qu'advient la persévérance et les bouleversements »
« C'est hors de question, Liam ! — grondais-je fermement — je n'irai pas dispenser un cours devant un auditoire de singe braillard. » Mon collègue était venu me déloger jusqu'à mon bureau, l'air franchement mécontent.
« Ton auditoire – insista-t-il, – t'attend depuis une demi-heure. Nous y sommes tous passés au moins une fois depuis le début de l'année. » Dragon s'acharnait sur moi. Il fallait vraiment que ce soit aujourd'hui.
« Nous pouvons donner un temps d'études et de prières aux élèves, je suis certain qu'un prêtre serait ravi de me délester du poids de cette tâche. » Mon humeur s'assombrissait depuis ce matin ; ne s'arrangeait pas avec les heures. La réception de mon emploi du temps, réarrangé par Liam, avait été la goutte de trop à mon énervement.
« Je suis le chancelier Nathan, je distribue votre temps et tu es le seul que j'avais de disponible pour cet après-midi. L'histoire est une matière importante, les jeunes âmes doivent connaître le passé de Dragon et aujourd'hui, c'est ton tour. » Il était inutile de discuter avec lui. Cela faisait déjà trois ans que la vieille belette n'assumait plus ses cours, réapparaissant et disparaissant au gré de ses maladies imaginaires, le temps d'un cours ou deux. Nous plaidions tous auprès du Pontife pour un renvoi, ou du moins, un remplacement officieux, le temps qu'elle prenne sa retraite ou meure au sein de Dragon, mais le vieil homme s'obstinait dans sa décision, refusant cette solution. Je remettais rarement en question les ordres du Pape, la foi était la foi. Toutefois, pour ce qui était de la gestion du Saint-Siège, Liam avait le plein pouvoir, juste derrière lui, et j'avouais qu'aujourd'hui, la perspective de devoir l'écouter ne m'enchantait vraiment pas. Pas du tout. Nous nous entendions assez bien en général, quelques fois j'arrivais à le faire changer d'avis, déplaçant un cours pour un autre, glissant une heure d'étude, de ci de là, service rendu contre service à devoir, seulement quand il s'agissait de ce cours, je ne pouvais espérer passer outre.
« Allez Nathan, si tu ne veux pas te retrouver avec les corvées du service communautaire, tu y vas maintenant. » C'était une manière comme une autre de me faire bouger. Tous, mais pas les pitres de cette institution. Je pris les documents tendus par Liam en lui chantant pouilles, suffisamment fort pour le faire rire. Il alla jusqu'à attendre que je me sois mis en route avant de me laisser. Je me retrouvais surveillé et grommelant, sur le chemin des grands auditoires du premier étage. Toutes ces ailes, ces salles de cours immenses étaient réservées aux représentations du premier cycle d'apprentissage. De grands et larges bancs taillés dans les pierres étaient faits pour accueillir une masse d'élèves en une fois. Je cherchais le numéro de celle que l'on m'avait attribuée aujourd'hui, car aucune d'entre elles ne se réservait pour un cours ou un autre en particulier. Contrairement aux étages suivants, toutes les salles servaient un même but théorique et se ressemblaient dans leurs agencements. Proche de la porte, j'inspirai profondément pour faire reculer l'agitation du monstre face à tout le vacarme qui en sortait.
« C'est partit », me murmurais-je, ennuyé. Dès mon entrée, un grand silence parcourut l'auditoire. Peu à peu, un bourdonnement de murmures contrariés s'éleva dans la pièce, à mesure de mon arrivée à la table qui me servirait de bureau pour les prochaines heures.
« C'est le Primordial de Loup ! — entendis-je une jeune femme très bas, en fond de salle — On dit qu'il est très dur avec les représentations. »
« Pas lui ! Chuchota une autre – il est tellement sévère ! » Sévère, dur, froid, intransigeant. Tous des adjectifs qui ont accompagné mon nom dès le début de ma carrière. Je n'appréciais pas particulièrement le respect feint qu'on affichait devant moi, mais le monstre se contentait tout à fait de la peur qu'on leur inoculait.
« Bonjour à tous – raclais-je, ma voix durcissant plus que je ne l'aurais souhaité – Je me doute que vous êtes tous très heureux de me voir devant vous, autant que je le suis – ironisais-je, le visage impassible –, mais je vous garantis que si tout le monde reste calme, les heures qui suivront vous paraîtrons simplement ennuyeuses. » Je devais surtout garder mon sang-froid. Maintenir les élèves sous le joug de la peur était ce qu'il y avait de plus sensé à faire. Ma lutte contre le monstre ayant commencé tôt ce matin, je comptais sur le calme ambiant et la monotonie de ce cours pour le garder le plus loin possible des commandes.
Je maudissais cette bête fougueuse qui chamboulait ma vie depuis quatre pleines lunes. « Si tu partageais un peu – grogna la bête, la gueule pleine de l'acier de ses chaînes – je n'aurais pas à faire cela. » Bien sûr. Je reniflais face à ces mots mensongers. Si je le laissais faire, il aurait ravagé la moitié du Saint-Siège, tué la majorité des représentations et probablement possédé plus d'une fois la jeune femme que je protégeais de lui. De nous.
« Je ne suis que ce que tu as fait de moi, n'oublie jamais que tu es moi autant que je suis toi. » Il se retira en silence, les seuls sons de ses crocs rongeant ma magie résonnaient dans mon esprit. Un regard vers l'intitulé du cours assombrit un peu plus mon humeur. De tous les sujets d'histoires, il fallait que ce soit celui-là et aujourd'hui qui plus est.
« Aujourd'hui – continuais-je sur le même ton, tournant le dos à l'assemblée – nous allons entamer l'histoire de la grande guerre sainte. - Concentrant mon regard mauvais sur le tableau, j'y traçais une grande ligne chronologique en commençant à interroger les jeunes élèves derrière moi – qui peut me dire quand - » Le grincement du chambranle de la porte me fit serrer les dents. Ce n'était pas à mon cours que l'on pouvait être en retard, peu importe la matière que je donnais. La bête restait pourtant très silencieuse devant ce manque de respect évident, remarquant ce que je n'avais pas senti plus tôt. Une odeur de fleur, douce et sucrée, reconnaissable entre mille autres, fit palpiter mes narines. Sa présence ici rajoutait un peu de chagrin à mon humeur. Je ne souhaitais pas aborder ce sujet de cours avec elle. Son éducation venant de Manticore, j'avais eu très jeune un aperçu cruel de l'éducation qu'on y donnait pour ne pas vouloir entendre ce qu'elle en pensait.
« Excusez-moi, Primordial, je - Le professeur O'Neil m'a permis de participer à votre cours, il m'a donné ceci pour vous » Son petit bégaiement, quant elle s'adressait à moi, la rendait adorable. Avec elle, je ne voulais paraître ni froid, ni insensible. Même devant l'auditoire.
« Merci, An– mademoiselle Torner ». Je me tournai rapidement vers elle pour récupérer le bout de parchemin de Liam en pestant face au lapsus qui faillit passer mes lèvres. L'appeler par son prénom devant un attroupement de jeunes désireux de ragots, soudainement attentif, n'aurait pas été le plus sage à faire.
« Vous pouvez aller vous installer », l'intimais-je, d'une voix basse et profonde, veillant à ne pas me laisser aller à contempler ses prunelles magnétiques.
« Donc, après ce petit contre-temps – dis-je plus fort, sans toutefois réussir à récupérer un ton totalement froid – qui peut me dire quand a commencé la grande guerre sainte et pourquoi ? » Ce sujet me blessait, la guerre sainte n'était rien d'autre qu'un génocide de masse perpétré au nom d'une soi-disant prophétie.
« La grande guerre sainte a commencé il y a un peu plus d'un millénaire – récita un jeune homme à gros binocle – elle a débuté pour mettre fin à l'âge sombre ! » Je plaçais les dates sur le tableau, comme les prêtres me l'avaient appris, occultant le savoir plus ancien que je possédais.
« Qu'est-ce que l'âge sombre ? » Pointais-je du doigt une élève au hasard « Des mensonges inventés de toutes pièces par les humains, incapables d'assumer leurs propres erreurs », souffla le monstre, plus chagrin que vraiment en colère.
« L'âge sombre – avança-t-elle, peu sure d'elle – est la période d'une durée inconnue, euh, indéterminée où les loups-garous engendraient des massacres ? »
« Incomplet – dis-je, récitant monocorde les phrases des livres d'histoire, apprises par cœur – L'âge sombre est la période où les loups-garous agissaient en maître incontesté, perpétrant d'innombrables carnages. » Ils détenaient des pouvoirs immenses pour écraser les hommes, on leur prêtait une sombre magie sur la mémoire et les ombres. Dans les sinistres annales retranscrites par les clercs de l'époque, on désignait la blancheur de leurs crocs comme le symbole de la mort et leurs hurlements instiguaient la peur et les cauchemars dans l'esprit de l'homme. » Je m'arrêtai, la voix du monstre remontait, acerbe et menaçante dans ma tête.
« L'époque sombre des guerres oubliées où les hommes se battaient entre eux pour des bouts de terrains et des pouvoirs. » Il pestait, à raison, même si ce savoir n'avait pas été totalement oublié. Le Pontife m'avait dit un jour que les prélats gardaient précieusement tous les écrits, registres et autres livres et parchemins de cette époque. Même avec mon statut de cardinal de Loup de substitution, je n'avais jamais pu mettre un pied dans la bibliothèque qui recelait tout ce savoir. J'avais eu la chance de connaître ces histoires grâce à ma mère.
« Qu'est-ce qui fut le précurseur de la Grande Guerre sainte ? » Les réponses bourdonnaient dans mes oreilles, les savoirs d'antan s'entremêlant dans mon esprit. La papesse de Manticore, pontife païenne pour le Dragon, avait élevé sa voix en s'appuyant sur l'avenir présageé par une corneille maudite, en désignant qu'un loup créerait le plus grand bouleversement que le monde allait connaître. L'effroi que cela créa fut suffisant pour unir les quatre spiritualités sous une même bannière. Les peuplades de créatures magiques telles que les elfes, les trolls, les dryades et même les gobelins, se joignirent à la lumière créée par la Papesse en s'élevant contre un ennemi commun.
« Les loups-garous étaient des créatures maudites, un fléau envoyé pour punir les pécheurs et les hérétiques », récitais-je sans timbre.
« Nous avons été réduits à l'état d'animaux – aboyait la bête – On nous a chassés, tués, exterminés ! » Réduisant la voix du monstre, j'enchaînais mon cours sans prendre en considération les torsions de mon ventre, dégoûté par mes propos.
« Ils ont rasé des villages entiers. Encore aujourd'hui, on peut trouver les vestiges des cimetières d'autrefois, témoignant de leurs nombreux massacres. Combien de temps a duré la grande guerre ? » demandais-je en arrêtant mon doigt sur un grand gaillard, peu attentif.
« Euh – environ un siècle ? » Je me pinçai l'arrête du nez, laissant mon exaspération prendre le dessus sur les bouffées de tristesses qui gonflaient douloureusement dans ma poitrine.
« Ce sont les croisades qui l'ont suivi qui ont duré autant de temps - reniflais-je, peinant à rester patient. – Cent vingt ans pour être exact. La grande guerre sainte n'a duré qu'une trentaine d'années. La fin de la dernière d'entre elle marque d'ailleurs le début de notre calendrier. » Taisant ce qui me rongeait intérieurement, je sentais toutefois ma voix devenir plus rauque à la mention des croisades. Combien de vies innocentes ont été massacrées, d'un côté comme de l'autre ? Des millions de vies gâchées, de familles massacrées.
« Les hommes vainquirent l'engeance maudite – continuais-je – l'année zéro débuta et, avec elle, le démantèlement de l'armée des quatre clergés. Les croisades, elles, ont perduré pendant cent vingt ans officiellement.» Même après autant d’années, je réagissai de la même façon aux massacres. La spiritualité de Dragon avait continué d'envoyer ses troupes armées sur tout le territoire, tuant les femelles et les petits. La moindre personne suspectée d'en être un fut brûlée sans procès. Tant de mort pour une stupide prophétie.
« Depuis combien de temps les loups-garous ont-ils disparu de nos terres ? »
« Les livres d'histoire mentionnent que ces monstres furent éradiqués complètement vers l'an cent cinquante trois – me dit la voix fluette d'une représentation que je ne regardais pas, prise au hasard – mais la dernière apparition connue à Dragon remontent plutôt autour des années trois cent soixante. »
« Si longtemps que nous sommes devenus des contes pour effrayer les enfants, des légendes d'aïeux enterrés par les grands parents de leurs arrières grands parents », grogna le monstre, bien plus en colère cette fois. Les humains d'aujourd'hui ne savent rien des loups-garous, aucun ne prête attention aux vieilles chansons d'antan, personne ne se souvient. J'avais vite découvert qu'à Dragon, aucun livre ne mentionnait plus notre existence, en dehors de vieux livres d'histoires.
La capacité à oublier des humains faisait peur. La peur des humains pour ce qu'ils ne connaissaient pas me terrifiait bien plus encore.
« Comment appelle-t-on l'éradication des loups-garous ? — demandais-je, la voix si froide qu'elle en devenait glaciale — vous ? » Je permis à une jeune Lynx de répondre, écoutant à peine sa réponse sur la grande purge spirituelle. Au rang juste devant elle, je regardais Anna, la tête baissée sur son parchemin, ses magnifiques cheveux roux voilant à moitié un visage qui rougissait. J'imaginais qu'à Manticore, les choses étaient mentionnées différemment. Après tout, elle devait avoir entendu les rumeurs du massacre d'un village entier, vingt-cinq ans plus tôt. La perte de ma mère avait laissé, ce jour-là, l'une des plus sombres créatures du Nord. Un petit garçon d'à peine sept ans, à la chevelure noire et aux yeux sombres. Ce jour là, j'ai renié la bête et n'ai plus eu de famille.
« Moi, je trouve ça triste », murmura une petite voix douce et éraillée qui me sortit de mes sinistres pensées. Anna venait de relever les yeux vers moi, des yeux luisant de quelques larmes contenues. Je la regardais bien plus tendrement que n'importe qui d'autre, comme le petit trésor que je voyais en elle.
« Qu'est-ce que vous trouvez triste, Mademoiselle Torner ? » Lui demandais-je, plus profondément qu'à son arrivée, complètement conscient que tout le monde pouvait entendre ce timbre à l'opposé de celui utilisé quelques minutes plus tôt.
« Et bien, je ne peux pas dire que je connais bien l'histoire à Dragon – prononça-t-elle avec précaution – Les grandes guerres des civilisations ont eu ravagé le monde en tout temps, mais… je pense sincèrement que le massacre d'innocents, de quelques espèces que ce soit, est une faute indigne de la foi. Ce n'est pas une purge spirituelle – finit-elle par dire – c'est un génocide. » Ce n'était pas la première fois qu'elle devait tenir ce genre de discours, car elle garda la tête haute, obstinément fixée sur moi. Seul son menton tremblait quand les hueurs agressives se transformèrent en invectives sur son statut d'apostat.
« J'ai ordonné de ne plus jamais utiliser ce mot pour ma représentation – grondais-je sourdement à l'assemblée, les calmant instantanément — C'est une opinion impopulaire qu'elle évoque, pourtant ce n'est pas la première, un peu de culture ne vous ferait pas de mal. De nombreux sages et savants durant les siècles ont évoqué le désastre écologique de la grande purge. » Je savais aussi que tous les travaux de ces gens avaient été réfutés, remisés au placard et jugés comme hérésie, toutefois elles avaient eu le mérite d'exister.
Une sonnerie retentit, mettant fin à ce cours de supplice.
« Ce ne sera pas avec moi que vous verrez la suite, je vous note toutefois un devoir à rendre sur les impacts socio-économiques de la grande guerre sainte sur notre spiritualité. Deux rouleaux de parchemins par personne devraient être suffisants. » Je me permis de l'embrasser des yeux, elle qui, de ses mots, touchait jusqu'à la colère de la bête, appliquant un baume plein de douceur sur mon cœur en berne. « C'est une bénédiction pour nous – gémit le monstre en s'abreuvant de sa vue – Je la veux ». La paix qu'elle instaurait entre moi et la bête se rompit avec le désir grimpant du monstre, l'électrochoc nécessaire à me faire quitter l'endroit sans me retourner.
Je ne le laisserai pas l'avoir ni la faire souffrir.
Les couloirs du donjon passèrent trop vite, je courrais presque pour rejoindre mes appartements. Tout y était déjà prêt pour cette nuit, je pris tout de même le temps de revérifier, une fois arrivé. Avec elle à nouveau loin, je pouvais me remettre à respirer. Si j'avais un minimum de jugeote, je prendrais la potion maintenant. Tant pis pour la Messe. Les chocs cessèrent dans mon âme, je la sentais bouillir de la haine qu'il éprouvait à cet instant , mais il recula, réduisant son existence à un filet de sentiments haineux, à peine perceptibles. Ce n'était pas une menace en l'air, son exécution était à ma portée. J'hésitai. Je voulais être auprès d'elle, autant que la bête. Les offices où nous pouvions être proches étaient bien trop rares pour en gâcher un potentiel.
J'étais égoïste de la mettre ainsi en danger.
Les journées duraient plus longtemps en ce milieu de sextème, j'attendis donc d'interminables heures à m'occuper de choses futiles, évitant même l'heure du souper pour ne pas avoir à croiser Amélia, Élise ou quiconque pourrait vouloir m'accompagner ou me retarder pour la messe. Prenant le petit flacon du philtre dans ma poche par excès de prudence, je descendis vivement les grands escaliers, mes pas résonnant jusqu'au haut plafonds des couloirs vides du donjon. Il n'y avait aucune raison que je croise un collègue. C'était les jours de messe de Sanglier, personne n'y allait plus chez les professeurs. Quelques représentations traînaient dans la coursive, quelques loups de haut-cycles me saluèrent et me ralentirent, toutefois j'arrivai tout de même avant que la messe ne commence.
Il y avait bien plus de monde que je ne l'espérais. Le fond de la salle était plein, de l'extérieur du Saint-Siège venaient de nombreux pèlerins et villageois. Le vieil homme sur l'estrade entamait l'accueil, la voix forte et enrouée, quand je longeai les murs cherchant l'être à la chevelure de feu que la bête et moi réclamions. Différentes odeurs se mélangeaient dans l'air, la sueur de nombreux voyages, les bétails, les plantes et arbres frôlés. Mon flair était pris par un trop grand nombre d'effluves, je doutais qu'elle soit aussi près des grandes portes ouvertes de la cathédrale quand, une fois celle-ci passée, des doigts agrippèrent le dos de ma chemise. Nous étions au milieu d'un entassement de gens inconnus et je me mis à reculer vers elle, avec précaution. La situation m'enhardissait, de là où nous nous trouvions, notre position étant complètement camouflée, je n'hésitai pas un instant à la tenir par la main. Le sentiment étrange et agréable se reproduit une fois que je la touchais. Je ne ressentais plus toute cette colère, la haine disparaissait pour ne laisser qu'un sentiment de quiétude à l'intérieur de mon âme.
Ma hardiesse soudaine ne lui fut toutefois pas indifférente, je sentais, sous mes doigts, son pouls s'accélérer et son souffle se raccourcir. J'aurais pu faire plus, la tourner vers moi, la prendre dans mes bras. L'embrasser. Ma respiration devint plus lourde durant ma tentative de réprimer ces envies quand je compris leurs provenances. La messe avait duré plus longtemps qu'un Dies Aprum habituel, loin des quinze minutes. Nous dépassions la demi-heure quand le Pape appela, trop tard, à l'unification. La pression de la lune se fit sentir, m’enivrant de sa présence en donnant des prises à la bête. Occupée à me battre contre son emprise, la foule nous bougeait, se dirigeant vers le Pontife. Les masses nous bousculaient sans prendre garde, nous rapprochant l'un de l'autre, ce qui donna une idée au monstre. Ses émotions déferlèrent sur moi avec force. Entre l'amour bestial et le désir féroce, mon corps réagissait pour moi. Je le sentais la déplacer par à coups, une seconde aux prises avec moi, l'autre au commande, jusqu'à ce que nous nous trouvions derrière elle. Nous inspirâmes le délicieux parfum de sa crinière rousse quand, contre toute attente, elle s'adossa à moi, le dos collé contre ma poitrine en poussant un plaisant soupir de satisfaction. Une seconde, une deuxième. Tendu comme un câble, la honte que j'éprouvais d'abord contre mon évident désir pour elle se transformait tandis que je perdais un peu plus de terrain sur mon propre corps en me battant avec de moins en moins d'ardeur.
« Pourquoi ne pas glisser nos mains sur ses hanches ? Tu en meurs d'envie, autant que moi. » La transe lunaire plus forte, le désir de l'étreindre faillit me faire succomber. Faillis. Je me mordis la joue, suffisamment fort pour me faire saigner. La piqûre de douleur fugace me fit me ressaisir, juste avant que mes doigts ne frôlent ses courbes généreuses.
La porte était la seule solution. Quittant son dos, j'usais du reste de ma magie ainsi que de ma haine retrouvée, en y ajoutant la colère de la situation, pour m'enfuir. Sans aucune hésitation, ni aucune réflexion, ma course m’entraîna vers les hauteurs, ma silhouette disparaissant à la lisière d’une sombre forêt. Je luttai le plus longtemps que je pu, courant à en perdre haleine à travers les arbres, jusqu'à sentir s'écouler le dernier filet de volonté qu'il me restait. J'étais suffisamment loin. Aucun animal sain d'esprit ne s'approcherait d'une si forte odeur de prédateur, j'avais l'assurance de pouvoir m'endormir dans la forêt, sans être remarqué. Mon ultime action fut d'avaler le contenu du flacon. En partie. La magie lunaire m'enveloppa, le verre du flacon, à moitié rempli, finit par briser sur un arbre quand mes ongles se courbèrent en de longues griffes noirâtres, mes bras s'allongeant, mes jambes s'arquèrent et mon corps épaissit, déchira le reste des vêtements sur mon dos, rejoignant les morceaux de tissus éparpillés sur le sol. Le vent dans notre fourrure, nous gouttâmes l'air frais, imprégné de milliers de senteurs qui nous firent saliver.
« Nous pourrions courir après un cerf ou… » Il se rendit compte que j'essayais de gagner du temps.
« Non ! - Hurla-t-il d'une voix portante et caverneuse – je vais la voir ! » Horrifié, je le regardais user de la téléportation pour rentrer à nos appartements. Il n'avait pas beaucoup de temps, mais si quelqu'un le voyait ainsi, ce serait le début de la fin. Il me relégua dans la cage que je lui avais si bien forgée, aidé par l'astre-mère. La seule chose qui me restait, fut de le regarder user de l'invisibilité des ombres pour chercher après elle. La tour de Loup était son objectif. L'odorat bien plus fin sous cette forme, la célérité de nos mouvements s'amplifiait par l'absence de vêtements ; de couches superflus. Il savait que la moindre seconde comptait. Le sédatif s'activait dans nos veines.
Prenant le même chemin que nous avions emprunté plus tôt dans la soirée, il nous fit arriver à la coursive en plusieurs mains de secondes, aussi silencieux qu'en pleine chasse. Les instincts primitifs de notre espèce l'aidaient plus qu'il ne m'aidait, car la truffe levée, il repéra l'odeur délicieuse et fraîche d'Anna. Ombre parmi la plus sombre d'entre elles, nous nous glissâmes dehors, suivant le fumet flottant dans l'air de la jeune femme. La piste nous menait jusqu'au petit bois bordant l'étang de l'enceinte extérieure du Saint-Siège. La tête nous tournait, mais peu lui importait que notre vie soit brisée par son entêtement, car nous la trouvâmes à l'orée des arbres, les yeux levés vers la lune.
Elle sentait les larmes. Nous voulions guérir le cœur qui pleure. Nous quittâmes l'invisibilité sans nous approcher.
«Qu'est-ce que tu fais maintenant ? C'est interdit. Prohiber même. Si on le découvre, elle risque d'être chassé. Tu veux qu'elle souffre encore une fois ? » Ne réprimant pas tout à fait son gémissement plaintif, il attira l'attention d'Anna qui se retourna vers nous, apercevant notre être mêlé. L'instant ne fut pas aussi bref que je l'aurais espéré, car nous eûmes le temps de voir ses beaux yeux, ébahis et troublés, avant de nous téléporter.
« Si nous l'aimons autant, alors nous attendrons », chuchotai-je au monstre, acceptant enfin la nature du sentiment qui faisait vivre notre âme en nous abandonnant au sédatif, partagé entre l'homme et le loup.
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