Dies Lyncis 01 Septème
Lui
Dragonale 72 : 3-8
Ne crains pas le jugement de Dragon : si tes actes sont guidés par la droiture, la confiance et le cœur pur, sache que Cerf accompagne tes gestes et t'unis de sa présence.
« Croire en soi, ce n'est qu'un pas de plus sur la voie de la foi. »
Je soufflai le loup de parchemin vers la fenêtre ronde aux fines tentures vertes et effiloché, un sourire tendre étirant mes lèvres en pensant à sa belle destinataire. Le soir de mon arrivée, je n'avais pas été certain que ses lettres me parviendraient ici, jusqu'au lendemain où j'avais été heureux de trouver un petit loup de papier remuant, m'attendant sur les draps rêches de mon lit. Penser à ma correspondance avec Anna rendait la distance encore plus dure à supporter, j'entrepris donc avec joie de rassembler le peu d'affaires pris avec moi, principalement des vêtements sans apparats rangé dans un, trop bas, coffre en bois. Voilà bien une chose que je n'allais pas regretter de mon voyage. La taille du lieu et l'inconfortable matelas de paille, taille moustique. Quatre jours plus tôt, j'étais parti du Saint-Siège à dos de pégase, sobrement vêtu, le minimum nécessaire dans mon sac et un objectif bien précis en tête. J'avais volé pendant six heures, vers une ville cartographiée à proximité du territoire Manticale et connue pour sa diversité raciale. Un atterrissage plus tard, j'avais laissé ma monture aux écuries de la ville et entamé ma recherche encapuchonné et l'odorat aux aguets en évitant les artères principales des rues pavées et entretenues. Un fragment de gemmes et un renseignement plus tard, j'avais descendu une ruelle boueuse jusqu'à l'angle d'un chemin sinueux.
De loin, le vieux bâtiment se confondait avec les constructions en pierre qui l'entouraient. Ce n'est qu'après m'être rapproché que j'avais vu les ferronneries ouvragées qui le consolidaient. L'enseigne suspendue à une potence en fer représentant un marteau et une gemme m'avait, quant à elle, confirmé qu'il s'agissait bien d'une tanière de gobelin. Une ambiance glaciale avait accueilli mon arrivée, bien que le gobelin soit l'espèce surnaturel la plus toléré sur le territoire de Dragon, la majorité d'entre eux subissait régulièrement le spécisme généralisé des hommes et si le monstre m'avait enjoint à déchirer quelques petites gorges grisâtres pour l'exemple, j'ai préféré me présenté comme un herboriste demi-elfe, ma grande taille, mes longs cheveux noir et mon visage glabre aidant, la tension ambiante s'était assez rapidement atténué pour ne laisser que des petits visages mornes et fatigués.
« J'ai besoin d'une chambre pour quelques jours, de discrétion, ainsi que d'un renseignement », avait-je demandé à l'aubergiste, une vieille femme grisonnante d'à peine un mètre – je cherche un orfèvre gobelin. » Elle avait mis du temps à me répondre, me toisant sans vraiment savoir si j'avais mérité une quelconque confiance ou un intérêt particulier de sa part. Un morceau de gemme avait suffi à faire luire ses petits yeux noirs et finalement, j'avais obtenu mon information ainsi qu'une clef de chambre. La petite suite rustique avait sa propre salle de douche, un poêle sommaire posé sur un plancher de bois poli par les passages, un vieux tapis verdâtre à la couleur fanée, du mobilier spartiate renforcé de ferrailles et un lit simple en pin robuste. La pièce en elle même était très propre, malgré ça, une chose lui faisait défaut. Tout était à échelle de gobelin. Si je pouvais en parler à Amélia, j'étais certain qu'elle serait morte de rire à m'imaginer, les jambes dépassant largement du lit. Seulement, lui raconter cette histoire ne ferait que l'engager sur une suite de questions auxquelles je ne voulais pas répondre. J'avais supporté ce lit minuscule pour la même raison que celle qui m'avait empêché d'aller dans une auberge humaine. Anna valait bien plus que ce léger désagrément.
Libérant les lieux, je payais bien trop cher la vieille gobeline en sortant enfin, ma tresse camouflée sous ma cape, la capuche rabattue et mon sac sur les épaules. Je pris la direction de la rue marchande, suivant le même chemin que trois jours plus tôt, vers une rue marchande à l'aspect plus vieilli et délabré que le reste de la ville. Cela devait être le jour du marché, car des étals de bois au maigre contenu s'étendaient le long des rues, se plaçant devant quelques boutiques aux devantures défraîchies. J’entrevis deux trois enfants, pas plus haut que mes genoux, se battre dans les rues en soulevant des nuages de poussières, juste avant d’entrer dans un atelier affichant gravé sur sa porte le symbole du marteau et de la gemme. Rien ne se trouvait en exposition, aucun objet ne faisait étalage de la qualité de l'artisan. Toutefois, j'en avais eu une assez bonne idée en y étant venu, trois jours plus tôt. J'attendis donc patiemment l'orfèvre gobelin à qui j'avais passé commande. Dix heures était l'heure de mon rendez-vous et c'est à dix heures que je le vis arriver, une boite en velours de la taille de ma main, dans les bras.
« Vous avez mon payement ? » me demanda-t-il, le ton abrupt, en déposant la boite sur le comptoir. Sortant une bourse bien remplie de mon sac, je lui dévoilai son contenu, rempli de fragments de métaux précieux et de gemmes.
« Le serment avant le payement », grondais-je toutefois, sa petite main grisâtre approchant d'un peu trop près. C'était ce pourquoi j'avais choisi un artisan gobelin plus qu'un humain : outre leurs habilités, je les savais plus prompts à accepter un échange qui engageait un serment sur la vie. Les humains avaient la mémoire courte. Eux, non. Il était nécessaire que ma venue et l'objet de ma visite reste un secret, jusque dans sa tombe, s'il le fallait. Pour ma sérénité et l'avenir d'Anna. Et son sourire aussi. Un court instant, je pensais l'avoir vu tressaillir, hésitant, mais il entama son serment sans que sa voix ne fléchisse.
« Je jure – prononça-t-il, adoptant un ton bien plus respectueux – sur le feu de l'éternel, pour ce qui est précieux et pour mon âme, que jamais je ne mentionnerai votre venue ni l'objet que j'ai créé, et ce, peu importe la manière, jusqu'à mon retour à Dragon. Puissiez-vous accepter mon serment. Une fine bande de magie rouge, retraçant les mots prononcés, s'entoura autour du gobelin, donnant à sa peau grise une teinte rougit.
« Je l'accepte, prononçais-je, la magie du serment pénétrant mon être, finalisant le processus. La bourse sur la table, la boite en velours glissée dans mon sac, je quittai les lieux aussi rapidement que j'y étais descendu, sans plus un mot, ni un regard en arrière. Dans les quartiers plus aisés de la ville s'étendaient le grand marché principal, les étals pleins d'épices aux odeurs étrangères me piquaient le nez pendant que des foules s'entassaient autour d'éventaires pleins d'animaux en cages et d'étoffes luxueuses. À la faveur du nombre, je me glissais parmi eux, sans prendre le risque de baguenauder. Rien ne me retenait plus dans cette ville désormais et plusieurs heures de vols m'attendaient pour, enfin, rentrer au Saint-Siège.
« Et retourner auprès d'elle », jappait la bête, bien plus joyeux et excité que les quatre derniers jours que nous avions passés loin d'elle. Six heures de vol, c'était trop long, surtout quand on fait voler son pégase au dessus des nuages sur la majorité du trajet. Ces animaux étaient très intelligents, ils pouvaient retrouver leur chemin vers leur box de partout. C'est pourquoi je l'avais fait voler de nuit la première fois et sans repère la seconde. Je fus néanmoins soulagé de retrouver le décor familier des montagnes de Dragon, d'avantage quand ses murailles m'apparurent.
« Bestiole – grognais-je au Pégase une fois que nous eûmes atterri vers les écuries – je sais que tu comprends ce que je dis. Ne t'avise pas de mentionner que je suis allé acheter un cadeau pour Amélia, sinon je fais de toi mon prochain repas. » L'animal dirait tout à Élise, si celle-ci le lui demandait. C'était son pouvoir de Primordiale qui lui conférait cette faculté. J'avais décidé de ce subterfuge pour l'induire en erreur autant que par désir mesquin de la mettre en colère. Après tout, je lui en voulais toujours pour les mots cruels et inutiles qu'elle avait eu envers Anna.
« Tu ne m'avais pas emprunté Bestiole que pour trois jours ? — grommela Alaric, la monture pansée et remise au box — heureusement que le Saint-père t'a à la bonne, tu as raté un jour complet de cours sans prévenir. Tout le monde te cherchait et personne ne savait où tu étais parti. D'ailleurs ? »
« D'ailleurs ça ne regarde personne. Je m'arrangerai avec le Pontife pour les cours que j'ai raté.» Les ragots faisaient vivre les résidents du Saint-Siège comme le sang dans nos veines. Même si je ne disais rien au vieux maître d'équitation, j'avais la certitude que, d'ici demain, le volatile à sabots aura vendu son crin. « Je dois te dire que les femmes veulent te parler », crut-il bon de me dire. Les femmes. Quand il s'agissait de moi, les femmes associaient le nom d'Amélia et d'Élise. Si les deux me cherchaient, j'avais tout intérêt à me réfugier chez moi jusqu'à demain.
J'allais aussi devoir écrire une bafouille d'excuses au Pape. Une joyeuseté dont je me serais bien passé. Serrant mon sac contre moi, je me téléportai à mon bureau. partagé entre les quelques parchemins scellés qui y traînaient et l'envie de prendre une vraie bonne douche chaude dans laquelle j'aurais l'espace de me tourner. Si je m'occupais de mon travail tout de suite, la rumeur de mon retour n'aura pas encore atteint toutes les oreilles. Une fois dans mes appartements, personne ne me dérangerait plus, sauf peut-être être Amélia. Les premiers parchemins venaient de la prêtresse qui avait chapeauté des heures d'études silencieuses avec mes élèves aujourd'hui, me mentionnant simplement les plusieurs sanctions spirituelles qu'elle avait émises. Le second, portant le sceau d'Élise, je le mis à brûler quand j'y lu les mots « accompagné » et « messe ». Je n'allais à la messe de Lynx que pour y trouver Anna et celle-ci ne voulait plus y aller justement à cause d'Élise. Je n'avais donc aucune raison d'y retourner, surtout pas accompagné de cette dernière. Je fus surpris de n'en trouver aucun cacheté par le Pape.
D'après Alaric, il avait eu vent de mon manquement, il attendait certainement que je lui fournisse une explication détaillée à mon absence imprévue, du moins, si je ne voulais pas me retrouver à nouveau dans son bureau, à lui mentir en face. J'avais tout intérêt à étayer la version donnée au pégase. Il serait malvenu que les deux rumeurs divergent. Rédiger une missive au Saint-Père prenait toujours plus de temps, le courrier pouvant parfois être lu par des tiers. Les formules et salutations de rigueur étaient de mises, autant qu'une calligraphie soignée. La lassitude de cette tâche accomplie, je me réjouis de pouvoir enfin m’exiler dans mes appartements, loin de l'attention, pour les dix à douze prochaines heures, quand le dernier rouleau apparut de derrière mes bouteilles d'encres. La peinture le tâchant, je n'eus pas besoin de l'ouvrir pour en connaître le contenu. Vittoria m'invitait parfois à venir voir les « nouvelles œuvres fantastiques » de nouvelles fournées de représentations. Je n'y étais jamais allé, sa mauvaise mémoire la desservant. Je m'arrangeai pour avoir une bonne excuse sous la main pour ne pas y aller, pourtant pas cette fois-ci. C'est une curiosité intéressée qui me poussa à mettre le nez dehors alors qu'une heure avant, j'avais souhaité me barricader chez moi. Vittoria mit d'ailleurs un moment avant de comprendre ce que je faisais devant sa salle de cours.
« Entre Nathan ! J'avais oublié que tu devais passer, m'as-tu fait envoyer un parchemin ? Enfin, qu'importe ! Viens ! » En quinze ans, elle n'avait décidément pas changé, ni elle, ni sa salle de cours.
« Tu es venu voir quelque chose en particulier ? - me questionna-t-elle. – Peut-être souhaites-tu voir le travail de tes Louveteaux ? » En disant cela, Vittoria m'emmena vers le fond de la pièce, dévoilant une porte par magie, cachée par une tapisserie.
« Je ne gardes pas tout, tu t'en doutes – ria t-elle – sauf celles que j'aime le plus. J'ai encore ta —»
« Oui, je sais – la coupais-je, le sourire vaguement amusé – ma représentation stellaire dans ton bureau, je veux bien voir le travail des Loups. Tu m'avais dit avoir quelques représentations sortant du lot ? Des seconds ou troisièmes cycles, peut-être ? » Sans être trop expansif, je devais moins surveiller mes tournures de phrases avec elle, sachant qu'elle finirait par oublier, sans doute jusqu'à ma venue.
« J'ai médité devant quelques unes des toiles de tes représentations dernièrement. Regarde, celle-ci, par exemple, est une création d'un jeune Ours très pro- » Dragon tout puissant.
« Mes loups, Vittoria. - la recentrais-je avant qu'elle ne me présente toute la galerie. – Les deuxièmes et troisièmes cycles suffiront. » Ma collègue n'aimait rien de plus que l'art et sa compréhension dans toutes ses formes. Si le mouvement artistique d'un élève lui demeurait incompréhensible, elle méditait devant, jusqu'à le comprendre. Du moins, c'est ce qu'elle nous expliquait faire quand on ne la voyait plus pendant des semaines.
« Je n'ai pas eu à méditer sur le travail d'un Loup dernièrement – m'avoua-t-elle penaude –, mais j'ai encore les travaux du Sextème, si tu veux ? J'allais m'en débarrasser dans les prochains jours. » Sans attendre ma réponse, elle nous mena vers un mur orné d'un grand Loup peint en noir, contre lequel se posaient diverses toiles peintes, une caisse de dessin au charbon ainsi qu'une trentaine de mini-sculptures.
« Je te laisse regarder à ton aise, j'ai deux ou trois créations à ranger avant d'aller manger. » Vittoria repartant papillonner, je m'accroupis, en premier lieu, vers les horribles petites sculptures de terres cuites. Mon propre souvenir de ce cours me fit adresser un pauvre sourire navré aux tas de terres informes posés sur le sol. Mon ancienne professeur et aujourd'hui collègue avait un mantra particulier qui impliquait qu'un artiste accompli utilisait ses cinq sens pour la création. Sentir les couleurs, goûter la matière, représenter les formes sans les voir… Que des notions assez abstraites menées par la visualisation de l'artiste. C'était aussi un cours de premier cycle de mémoire. Je cherchais quelque chose de précis, consciemment. J'aimais dessiner depuis mon enfance, peut-être qu'Anna aussi ?
Tout ce qui la concernait m'intéressait aujourd'hui. Une main tendue vers la caisse en bois, j'en retirai de nombreuses illustrations, des paysages de montagnes forestières, des villes animées aux hameaux de bord de lacs. Le talent de certaines de mes représentations était indéniable. Les portraits de gens inconnus me mirent toutefois un peu plus mal à l'aise. L'impression vive de plonger dans l'intimité de la vie de mes élèves me déplut. J'avais moi même un portrait d'Anna datant pratiquement du jour de son arrivée et je n'aimerais pas qu'un regard indiscret le voit ou pire, le juge. Rien toutefois parmi ces dessins ne réveillait une quelconque sensation, ni même la moindre réaction. À quoi m'attendais-je, au fond ? Ne me restant plus que les tableaux, la réticence suspendit mon geste, partagé entre une possible découverte et perdre plus de temps ici. Il n'y a qu'une trentaine de tableaux à peine, les parcourir me prendrait dix minutes, si j'allais vite. Je n'eus pas besoin de tous les retourner.
« Vittoria – appelais-je – tu m'as dit que tu allais tous les détruire, c'est ça ? Je peux en prendre ? »
« Hmm, oui oui – me répondit-elle distraitement – ce que tu veux. » Prenant une deuxième toile au hasard, je la saluai vivement avant de disparaître vers mes appartements. Une fois dans mon salon, la deuxième toile fut laissée de côté, tandis que j'admirai fasciné l'œuvre d'Anna. Le coup de pinceau, volontairement plus flou, sûrement poussé par son sceau d'apostasie, dépeignait un paysage de montagnes enneigées entourant de grandes étendues gelées. Ce n'était pas là un spectacle qu'un élève de Dragon connaissait ; mais le plus étonnant dans cette peinture demeurait l'étrange finesse de l'ombrelle de minuit. La même petite fleur dont Loup m'avait fait me souvenir en pensant à elle. Les coïncidences n'existaient pas quand les Esprits s'impliquaient dans nos vies. Que comprenais-je des intentions de Loup ?
Il m'avait fait l'accepter au sein de Dragon, s'était manifesté durant des messes en nous mettant en contact, me demandait de me fier à mes émotions, du moins, celles liées à Anna, mais jusqu'à quel point ? Toutes les actions des Esprits avaient un but. Je pourrai tenter de lui poser des questions dans nos prochaines correspondances. Regardant autour de moi, je choisis d'aller suspendre le tableau, sur l'un des pans de mur que l'on ne voyait pas directement de la porte d'entrée. Avant ce soir, mon appartement ne présentait aucun signe distinctif particulier, je n’émettais aucune envie de le décorer futilement. Les seules choses accrochées étaient des calendriers lunaires ainsi que plusieurs horloges, m’indiquant quant la lune allait apparaître dans le ciel. Maintenant, il y avait un peu d'Anna chez moi, ce petit fragment d'elle assouvissait l'amour dévorant du monstre. Du nôtre. L'autre, j'allais le faire fondre dans l'acide. Ou le brûler. Mes obligations terminées, je pouvais passer à la suite de mon programme. Manger, laver, dormir. Pas forcément dans cet ordre. Finalement, je me douchais avant de manger et, mon repas, bien meilleur que ce que j'avais avalé ces derniers jours, englouti, je pensais avec délice à me rouler dans les draps frais d'un matelas moelleux, mais mon ouïe m'appris que quelqu'un toquait à la porte de mon bureau. C'était Amélia et sa petite voix fluette. J'enfilai une chemise sans prendre la peine de la boutonner, dans l'idée de la renvoyer aussi vite qu'elle était venue.
« Dragon ! — s'écria Amélia en s'absolvant du signe d'unification, à ma vue — tu aurais pu t'habiller un peu plus, tu ne m'as pas entendu ? »
« J'allais me coucher – bougonnai-je – ça ne pouvait pas attendre demain ? » Mon amie affichait une moue vexée qui s'accentua quand je l'empêchai de rentrer dans mon bureau.
« Il n'est même pas vingt et une heure – bouda-t-elle – tu as eu le temps d'aller voir Vittoria, mais moi non ? Tu ne m'as même pas dit où tu partais. » C'était ça. Elle fulminait de jalousie parce que j'avais visité notre collège et pas elle. J'aurai pu m'en douter.
« Vittoria m'a fait porter un parchemin. C'était pour le travail – mentionnais-je, le ton évasif – j'ai eu un long vol, je suis assez fatigué. »
« Justement, je pensais qu'on pourrait peut-être en discuter ? Je voulais savoir comment ça s'était passé. » L'attention du monstre me détourna d'Amélia vers la porte, en une main de grandes enjambées. Pied nu et la chemise toujours ouverte, j'ouvris à Anna. Elle sentait la terre, le sang et les bois, une plume noire traînait encore dans ses longs cheveux roux tressés à la va vite et de nombreuses taches parsemaient ses habits. Je la trouvais encore plus attirante que la semaine précédente, quand je l'avais croisé dans le même état, et bien plus ce soir, car ses prunelles vertes et or ne quittaient pas mon torse.
« Fait partir l'autre », grognait le monstre, avide du désir qu'il voulait voir dans le regard que posait Anna sur nous.
« Je peux t'aider, Anna ? — lui souriais-je, bien plus chaleureux que je ne l'avais été avec Amélia. — Tu as quelque chose pour moi ? » Je ne me lassais pas de la voir rougir, comme de son petit bégaiement adorable quand elle s'adressait à moi.
« Je – je – oui, voilà – me dit-elle, me tendant une outre en cuir qu'elle devait avoir dans la main depuis le début – on m'a conseillé de vous faire valider ce philtre et – je, enfin, pour avoir une lettre de votre part et – », elle s'arrêta net quand j'attrapai l'outre, me penchant vers elle pour la regarder dans les yeux.
« Je reviens vite, d'accord, Anna ? » Chuchotai-je, conscient que le monstre perçait dans mes yeux, plein de désir pour elle. Je tenais ma parole après tout, chacun de mes regards servaient à lui prouver à quel point je la trouvais belle. Ses doigts lâchèrent l'outre sans me quitter et je filai, sans la moindre attention pour Amélia, la déposer chez moi, tout en prenant soin de récupérer une bourse de cuir que je remplis d'une bonne quantité de pépites et de gemmes précieuses. Je fus déçu de trouver Amélia, discutant avec elle, la tête baissée vers ses pieds.
« Normalement, c'est une somme juste, Anna – lui tendis-je la bourse, me rapprochant bien plus que je n'aurais dû le faire devant mon amie – je te rendrais ton outre quand j'aurais fait le transfert en fiole, ça te va ? » Le monstre voulait que je nous débarrasse d'Amélia. À la façon dont Anna nous avait embrassée du regard, il était certain qu'elle nous désirait. La caresser ainsi des yeux n'en demeurait pas moins risqué, surtout que mon amie ne perdait pas une miette de cet échange.
« Vous – je – vous n'étiez pas obligé », elle déglutit difficilement, je l'entendais, ça et sa respiration saccadée. Je devais mettre fin à cette entrevue, sinon j'allais céder à une pulsion irréfléchie.
« Grâce à toi, je ne vais pas devoir partir à la chasse d'un corbeau moi-même. Tu m'as évité un long travail, j'apprécie beaucoup. N'hésite pas à recommencer. » Lui adressant un sourire tendre, je contractai mon bras à l'impulsion de lui retirer cette plume, surtout après qu'elle a enfin pris la bourse, sans même regarder son contenu.
« Merci – bafouilla-t-elle, rougissant un peu plus, elle me sourit timidement. – Je vous remercie de m'avoir reçue si tard. Primordial Nolan, Primordiale Riidh » nous salua-t-elle en partant bien trop vite à mon goût.
« Depuis quand tu évalues des philtres frauduleux à tes élèves ? Tu avais vraiment besoin de le lui acheter et, puis, depuis combien de temps appelles-tu tes représentations par leurs prénoms ? Vous êtes proches, elle et toi ? » Je n'évaluais pas de philtre, de potions ou d'élixirs, pas jusqu'à ce soir. s'était moi qui avait conseillé à Anna de faire évaluer son travail par son Primordial Alchimiste pas plus tard que dans ma lettre du matin, je ne pensais simplement pas qu'elle viendrait en même temps qu'Amélia. Ni ce soir.
« Je le fais rarement. – mentionnais-je prudemment, l'inflexion bien moins amène qu'avec Anna. - Je n'avais pas besoin de lui acheter tout. Mais elle en avait besoin. Elle est ma représentation, je l'aide comme je peux. » La contrariété du monstre grimpant, je l'invitai à ce qu'on en rediscute, un autre jour, tout en lui tenant la porte.
« Tu me caches des choses – me dit-elle tristement, l'air peu convaincu par mes réponses – avant, tu me disais tout, ça me désole que tu n'ais pas plus confiance en moi. » Fermant derrière elle, je soupirai. Non, je ne lui disais pas tout, loin de là. Je mentais depuis tant d'années que s'en était devenu une seconde nature. Il sera facile d'inventer un nouveau mensonge à ce sujet aussi. Mon amitié avec Amélia était trop importante pour que je la perde, cependant, ce que j'éprouvais pour Anna croissait de jour en jour, sans qu'aucune limite ne soit réellement établie. Anna. Je commençais à interpréter les nuances changeantes de ses yeux. J'aimais particulièrement les voir verts et pailletés d'or. Une fois au lit, je repensai à la présence d'Amélia et à la réaction d'Anna face à moi. Que se serait-il passé si mon amie n'avait pas été là ? J'avais vu le désir d'Anna, j'espérais qu'elle ait pu comprendre le mien.
Mes pensées vagabondèrent, m'entraînèrent vers des fantasmes de son corps nu, de la peau douce de ses joues au galbe de ses courbes sous mes doigts, gouttant à la saveur de ses lèvres. À ce stade, je cédais à mon désir de la voir allongée dans mon lit, pensée figurant dans beaucoup de mes fantasmes priés. Je ne m'endormis pas tout de suite, ce soir-là.
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