Dies Ursum 7 Septème

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Elle

Dragonale 70 :6-2 Lynx nous dit : « La patience est une clef à la persévérance. L'impatient ne perdura pas tandis que le patient demeure. À lui, j'accorde mon aide ; pour lui, j'ouvre la voie qui dure, celle que tous recherchent, mais à laquelle très peu accèdent. »

Crapahutant dans les bois, je cherchais la plante idéale pour cette nuit, soulagé de pouvoir m'éloigner de l'excitation d'Angie. Les préparatifs de ce soir la mettaient dans un tel état d'euphorie que je m'effrayais déjà de ce qui était prévu. Sous le couvert des arbres, je savourais l'ombre des grands pins, me protégeant des rayons écrasants du soleil d'une fin d'après-midi. Je suivais furtivement la piste, ancienne, d'un sanglier, souhaitant qu'elle me mène vers le buisson qui me trottait dans la tête. Je m'enfonçais loin dans la forêt, il serait facile de monter dans un arbre et d'y passer la fin de cette journée, jusqu'au lendemain. Je pourrai toujours prétendre m'être perdu ou avoir été pourchassé par un sanglier, souriais-je au vent. Aurore m'avait fait promettre de rentrer, j'étais contrainte par le respect de ma parole et puis, ça fera plaisir à mes amis. C'était pour moi qu'ils organisaient tout ça. Me forçant à maintenir le bonheur de mes amis comme principale source de motivation, j'écoutais le pépiement d'oiseaux invisibles ; le bourdonnement des insectes dans l'air, j'inhalais les fragrances de la forêt sauvage. Entouré par la nature, mes pensées flottaient autour de moi, effaçant les visages de mes amis pour ne laisser que des mots, coucher sur du papier.

« Pense à toi, à tes propres émotions. Fie-toi à elles, » m'avait écrit mon inconnu, dans l'un de nos premiers échanges. Il était prévenant, doux, s'intéressait à ma vie, peu importe sa période ; répondait en retour à mes questions ; à mes interrogations, sauf quand je lui demandais qui il était, à ça il ne répondait jamais. J'entretenais encore une certaine réserve sur la manière dont je tournais mes propos. Bien que je me laisse aller à tous les sujets, je ne mentionnai pas explicitement le nom de Manticore, ni celui de mon Primordial. Je l'avais baptisé sommairement « N » et me tenais à ce surnom, sauf quand j'écrivais sous le coup de l'émotion, comme au lendemain de ma rencontre tardive avec lui. Je rougissais à un bourdon, rien qu'au souvenir du moment qui m'avait fait le qualifier de « l'homme le plus séduisant du territoire de Dragon ». J'avais manqué de considération pour les sentiments de mon inconnu, mais ce torse ! Je rêvais encore de passer mes doigts dans sa toison sombre.

Plusieurs buissons de petites fleurs blanches apparurent enfin, au bout de ma piste. Mon attrait pour les mûriers datait des premières huiles parfumées que nous avions créées en cours d'herboristerie. J'aimais l'odeur douce des fleurs, la saveur sucrée des fruits et le piquant des ronces. Prendre un souvenir qui me venait de là bas et le planter au Saint-siège de Dragon, ce serait un nouveau rituel, rien qu'à moi. Un mélange de mon moi d'avant et de celle que je deviendrais.

« Tu as existé avant d'arriver au Saint-Siège, tes souvenirs sont précieux, ils font de toi la femme que tu es. » Déterrant un jeune plan que je pourrai camoufler dans mon sac, je songeai à nos nombreuses lettres. Mes échanges avec cet inconnu m'aidait à faire face à la solitude que j'éprouvais, même entouré de mes amis, et cela me faisait un bien fou. Je n'en restai pas moins curieuse de qui il pouvait être. Mon précieux fardeau délicatement emballé, je me résignai à redescendre vers les hautes murailles de Dragon. Ce n'était qu'une fête après tout. Elle n'allait pas durer. J'avais prévenu que je ne manquerai pas un nouvel office, c'était ma dernière chance de le croiser aujourd'hui. Étrangement, Angie avait été d'accord de repousser le début pour après la messe, ce qui me laissait suffisamment de temps pour profiter de mes amis et m'éclipser le moment venu. Je cachais mon plan de mûrier dans mon armoire, pensive, sur le chemin vers les dortoirs. Plusieurs représentations de Loup m'avaient souhaité un joyeux anniversaire, des gens avec qui je n'échangeais jamais les autres jours. Les coutumes insolites de Dragon me stupéfiaient, allais-je devoir leur dire bonjour dès demain ou me rappeler de faire de même à leurs anniversaires ? J'avais tellement l'habitude que cet événement soit vécu en privé que l'entendre à répétition me faisait souhaiter avec empressement la fin de cette journée. Concentré comme je l'étais, je n'entendis pas arriver la gobeline du feu qui m'appela d'une petite voix grêle.

  « Louve Torner – me dit-elle bas – Celle-ci a été envoyée pour vous remettre ceci ». Me retournant vers elle, j'avisais sa peau carminée, plissée et striée de quantité de petites ridules, sa canine brisée et ses grands yeux bruns rougeoyants et vifs. J'étais stupéfaite, c'était la première fois qu'un gobelin s'adressait directement à moi.

  « Qui t'envoie ? » Lui demandais-je, lorgnant vers le paquet grossièrement emballé qu'elle me tendait ainsi que sur le parchemin qui l'accompagnait. Le regard brillant de la gobeline se troubla en me répondant.

 « Louve Torner, celle-ci ne peut divulguer le nom de l'envoyeur à la Louve Torner. » Je me doutais déjà de sa provenance, l'emballage ressemblait bien trop à celui du cadeau que m'avait envoyé mon inconnu à la fête du printemps. La petite gobeline garda les mains tendues vers moi, je la relevai de son fardeau, plus lourd que je l'avais pensé.

  « Tu peux m'appeler Anna, je ne te dirais rien. - lui dis-je, souriant à sa manière de parler. – Tu t'appelles comment ? Et pourquoi ne peux-tu pas me divulguer qui t'envoie, comme tu dis ? » Si s'était bien mon inconnu, peut-être qu'elle pourrait m'apprendre une information que j'ignorai, comment le trouver par exemple ?

  « Louve Tor- An- » bafouilla-t-elle en me scrutant timidement.

 « Anna » l'encourageais-je.  

  « Louve Anna – prononça t-elle, baissant encore le ton – celle-ci se nomme Silmi et celle-ci a juré sur le feu sacré de Dragon de ne pas divulguer quoi que ce soit au sujet de ceci. Louve Anna doit savoir que celle-ci ne doit pas frayer avec les élèves, celle-ci ne peut pas se permettre d'appeler Louve Anna autrement, mais elle espère que vous ne serez pas trop fâché sur celle-ci. » Sa bouche se tordit en un rictus d'effroi, frayeur qui ne me semblait pas m'être tout à fait destinée. Qui que ce soit, elle craignait son courroux.

  « Celle-ci – enchaîna-t-elle – a promis oui, un serment sur le feu, elle devait attendre que vous soyez seule. Celle-ci a attendu que Louve Anna rentre, mais la Louve Anna n'a pas été souvent seule. Pas fâché ? »

  « Bien sûr, je ne suis pas fâché, ce n'est pas ta faute si je n'étais pas au Saint-Siège cet après-midi, Silmi. Je ne suis pas fâché, d'accord ? Merci de me l'avoir apporté. Et moi, je te dis que, si nous sommes seulement toutes les deux, tu as le droit de m'appeler Anna. » Elle m'observa étrangement, probablement dû à mon insistance. Pourtant, quelle que soit la loi stupide qui les obligeait à nous respecter ainsi, je ne me jugeai pas supérieur à elle et n'étais personne pour qu'elle ait besoin d'avoir une attitude pareil envers moi.

  « Louve Anna est une représentation étrange. Celle-ci aura plaisir à revoir son Essence. » Elle disparut au milieu d'un petit nuage de brume rougeâtre brillant, me laissant seule avec mon cadeau et ses mots étranges. Quelle représentation avait réussi à convaincre un gobelin de faire un tel serment ? Et pourquoi ? Je lu le petit mot associé au cadeau, avant de l'ouvrir. J'y reconnus avec joie l'écriture de mon inconnu.

« Chère Anna, Je sais que tu ne voulais pas de cadeau d'anniversaire, prend ceci comme un cadeau, dont le seul but est de te rendre heureuse, arrivé inopinément ce sept Septème. J'ai demandé à Loup de l'unir, tu ne peux donc plus le refuser , mais je sais qu'il te plaira. J'aimerais tant le fêter avec toi. Avec toute mon affection Ton cher inconnu »

Fermant les yeux un court instant, je laissais des bouffées d'affection m'envahir de petites vagues de chaleur dans l'abdomen. Je savais qu'il m'enverrait quelque chose, je m'étais attendu à un petit mot ; mais son cadeau me rendait inexplicablement heureuse. M'imaginant qu'il m'avait peut-être conçu une autre robe, j'ouvris le paquet étonnamment dur et y découvris un élégant écrin sombre en velours, très doux au toucher. J'étais ébahis par la richesse du coffret et un peu hésitant, je m'attendais presque à y trouver une parure bien trop sophistiquée pour moi. Ma curiosité l'emporta. Soulevant le couvercle, je découvris, trônant sur un coussin de soie, une chaîne ouvragée en métal sombre, à l'apparence simple, à laquelle pendait une superbe pierre noire taillée en un épais croissant de lune. Le bijou était magnifique. Bien moins tape à l'œil que son boîtier le laissait. Le prenant dans mes mains, j'admirais de près, la finesse de chacune des mailles s'entrelaçant, formant une chaîne en épis complexe, détails invisibles de loin qui me plutaient énormément. Je caressais les courbes de la pierre quand je sentit les effluves de magie picoter sous mes doigts, animant mon lien avec Loup.

Mon inconnu avait écrit avoir fait unir ce présent par mon tutélaire. Il l'avait fait pour moi. J'aurais pu lui en vouloir, ce n'était pas à lui de m'offrir mon bijou de représentation. Pourtant, je ne ressentais aucune émotion négative pour ce présent plein de douceur. Au contraire, je l'aimais énormément. Enfilant le collier autour de mon cou, le métal, d'abord froid, reposant sur ma poitrine, produit une très brève chaleur agréable et diffuse le long de la chaîne. Je perçus une mystérieuse vibration de la lune de pierre noire. À cet instant, le loup de brume m'apparut, bruissant de magie sombre. Il ne dit rien en arrivant, se contentant de me faire ressentir sa satisfaction par un grondement léger qui fit palpiter ma magie spirituelle. Ensuite, je l'entendis me dire.

  « J'espère que tu apprécieras la magie de cet onyx, mea essentia » tandis que sa brume se fondit dans mon corps. Mon Esprit tutélaire avait uni mon bien d'un pouvoir ? Voilà une chose en plus que je pourrai raconter dans ma prochaine lettre. Oserais-je aussi lui demander de m'expliquer comment était son propre lien avec son spirituel ? Ce sujet m'intriguait depuis longtemps, bien que je connaissais son caractère très intime. Mon inconnu acceptera peut-être de répondre à mes questions. Je résistai à l'envie de lui envoyer un mot dans l'immédiat, ne sachant pas si mon amie allait passer. Je préférai qu'elle ne me surprenne pas en pleine écriture. Je la connaissais assez pour savoir que, d'une manière ou d'une autre, elle n'approuverait pas ma discussion avec un inconnu. Elle prendrait assez mal que je préfère m'épancher avec quelqu'un que je ne voyais pas plutôt qu'avec elle et finirait par retourner tout le Saint-Siège pour trouver celui à qui j'écrivais. Hors de question qu'elle mette la main sur ma correspondance. Ni sur mon correspondant. J'eus le temps de me rendre présentable pour la messe, quant Angie déboula dans mon dortoir, tel un petit éclair de cheveux blond.

  « Tu te dépêches ? On va à la messe ! J'ai tellement hâte, j'espère que l'office ne sera pas trop long ; la cardinale d'Ours est une vraie pipelette, à ce qu'on m'a dit. » Angie m'accompagnait à la messe ? Mon espoir de pouvoir passer un peu de temps avec mon Primordial s'envolait en fumée. Je fus presque soulagé de voir qu'il n'était pas là. Après tout, il ne devait même pas savoir que s'était mon anniversaire aujourd'hui. Le voir était pourtant le seul cadeau que j'avais osé espérer avoir aujourd'hui. Un instant, juste lui et moi. Mon amie avait tourné la tête dans tous les sens durant tout l'office, elle cherchait quelque chose, mais ne voulait pas me dire quoi, et, l'unification reçue, elle me traîna littéralement de la cathédrale.

  « Je n'allais pas te laisser rester là bas indéfiniment ! - Riait-elle, en me menant vers l'étage de la tour où se trouvait sa chambre plutôt que la mienne. — J'ai des cadeaux pour toi ! » C'était prévisible, je l'avais su dès que je leur avais fait part de mon désir de ne rien recevoir. Son air de lutin espiègle l'avait trahi ce jour-là et je m'y étais préparé depuis lors.

  « Ça, c'est pour ce soir – me dit elle d'un ton ravi – tu vas être magnifique là dedans, j'en suis certaine ! » Ces jolis yeux gris pétillaient de malice en me tendant le paquet. Un air joyeux placardé sur le visage, je défis l'emballage, craignant ce qui pouvait se trouver. Considérant les choix vestimentaires de mon amie, je m'imaginais déjà affublé d'un morceau de tissus beaucoup trop révélateur, mais je l'avais sous-estimé. La robe entre mes mains était simple, faite d'un coton tissé noir, elle se découpait en trapèze cintrée sous la poitrine par un joli jeu de tissus froncés. Sa simplicité lui conférait un charme différent, bien qu'elle ne fût pas aussi belle que celle offerte par mon inconnu. Je devais admettre qu'Angie me connaissait mieux que je ne le pensais.

  « Merci, elle est vraiment très belle – lui dis-je, souriante d'embarras – je vais aller l'essayer et je reviens te la montrer ? » Elle me regarda confuse ; une moue d'agacement crispa son visage.

  « Tu peux te changer ici, je vais tirer les rideaux et tu me préviendras quand tu auras terminé ». Sans même attendre que j'accepte sa proposition, elle s'en allait, refermant le lourd tissu derrière elle. J’avais confiance en mon amie, elle ne viendrait pas tant que je ne l’appellerai pas. Mon sceau me brûlait d'angoisse. Et si elle entrait ? Le dos collé à la porte de son armoire, je me débarrassais si vite de la première partie de mes vêtements que mon coude heurta à plusieurs reprises les portes en bois. Ma chemise encore ouverte sur le dos, je tremblai comme un faon qui faisait ses premiers pas en l'ôtant.

 « J'ai confiance en mon amie », me maintenais-je intérieurement. La peau dévoilée, je ne pouvais empêcher mon ventre de ce tordre d'appréhension en m'éloignant de mon gage de défense ; une fois le tissu protecteur contre mon dos, elle s'estompa. Appelant mon amie à revenir, j'observai ma silhouette dans le miroir à pied de son coin de chambre. Les manches évasées camouflaient l'arrondis de mes bras épais, la longueur de la jupe et sa forme en trapèze, tombant au genou, cachait mes cuisses épaisses et mon ventre charnu. Seul le décolleté en V révélateur dévoilait un peu de peau, mettant en valeur mon bijou spirituel, la lune noire ressortant sur ma peau trop clair. La robe m'allait incontestablement ; elle dissimulait mes courbes trop rondes, flattant les seuls valables que je possédais.

  « Tu es superbe ! - Me complimenta Angie – Il est superbe ce nouveau collier ! Tu l'as eu comment ?» Zut. Comment n'avais-je pas pensé à ça ? Je détournai le regard de mon amie, ce changeant impudique devant moi.

  « Oui, c'est mon bijou de spiritualité Je- je l'ai échangé contre des travaux De-d'alchimie, pendant les vacances. Je vous l'avais écrit dans les lettres que vous n'avez jamais reçues. » Elle suspendit son geste, je crus avoir fait une nouvelle bévue en mentionnant l'alchimie.

  « Ah. Oui, c'est dommage que tu n'as pas réussi à maîtriser la magie soufflé , mais je suis contente que ton problème de pierre spirituel soit réglé ! » N'ayant pas l'air de forcer son ton enjoué, je m'apaisai quelque peu de mon mensonge. Si d'aventure elle apprenait que mon bijou de spiritualité était un cadeau, elle me le reprocherait sans hésiter. Mon amie insista pour me maquiller, malgré ma réticence, d'un trait sombre sur les yeux, brossant mes cheveux jusqu'à être satisfaite de l'état de ma crinière de boucles incoiffable. Une fois que nos sandales furent lacées, nous mîmes la tour de Loup derrière nous, Angie nous guidant vers le premier étage.

  « Où allons-nous ? L'interrogeais-je inutilement, car elle nous arrêta devant une porte, appartenant à l'usage du clergé – une salle de prière ? Mais comment ? » Je ne tenais pas à avoir d'ennui avec les clercs, maintenant qu'un armistice existait entre nous. Je faisais tout pour rester dans leurs grâces.

  « J’ai tiré quelques ficelles – me chuchota-t-elle avec un clin d’œil – tu es prête pour ton second cadeau ? » La pièce fermée assourdissait beaucoup les bruits intérieurs, j'entendais malgré tout l'agitation qui y régnait.

  « Il y a combien de personnes là dedans ? » Pas beaucoup m'avait-elle dit. Nous allions devoir revoir la notion de "beaucoup". J'avais redouté le nombre d'invités. La salle bondée comptait plus de personnes que le pire de mes scénarios et ce n'était même pas seulement des représentations ! Plusieurs prêtres discutaient naturellement, dispersés dans la salle, un verre à la main. Dans cette foule, je localisai mon amie Aurore, coincée avec Franck et Alexandre. Elle me fit un pauvre sourire contrit, je la vis articuler "Je suis désolée" en donnant un coup de menton vers Angie. Cette dernière avait un but précis dans cette pièce, nous menant directement vers un groupe de prêtres en bure, dont deux d'entre eux s'habillaient de la soutane noir et or des prêtres gardiens.

  « Angie », la suppliais-je. Sourde à ma requête, elle nous rapprocha suffisamment pour qu'ils remarquent notre arrivée.

  « Chris ! » S’esclaffa-t-elle tout sourire, visiblement très heureuse de les voir ici. L'un des gardiens du groupe se tourna vers elle, suivi par le reste des clercs, son visage illuminé par la vue de mon amie. L'homme était mignon dans le genre canaille, il ressemblait à des demi-elfes que j'avais pu rencontrer à Manticore, sans les oreilles en pointes.

  « Tu m'as fait attendre, petite sœur ! Ce n'est pas très poli – se moqua-t-il gentiment, un sourire charmant s'épanouit sur ses lèvres, lui révélant une fossette – tu fais les présentations ? » Sœur ? Je savais qu'Angie avait un frère, mais je le pensais parti de Dragon depuis des années.

  « Tu n'as pas besoin de moi pour te tenir la main, n'est-ce pas Chris ? Je te présente la fameuse Anna et, pour le reste, je te laisse te débrouiller. » Me lâchant prestement, elle me poussa vers son frère et, surprise par son geste, je le percutai, sonné par cette soudaine brusquerie. J'avais les mains sur son torse lorsque je l'entendis glousser ; glissant parmi la foule, elle évita mon regard courroucé.

  « Veuillez m'excuser – tout en parlant, je me reculai, quittant cette proximité forcée – je ne sais pas ce qu'elle essaie de faire, mais surtout, ne tenez pas rigueur de son comportement, s'il vous plaît. » Qu'essayait-elle de faire exactement d'ailleurs ? Mise à part me mettre mal à l'aise. Serrant mes bras autour de moi, je baissais la tête face à eux, faisant preuve d'humilité vis-à-vis de leurs titres de prêtres.

  « Ce n'est pas toi qui devrais t'excuser, ne t'en fais pas. Ma sœur a tendance à jouer les entremetteuses avec moi, mais elle n'est pas méchante. » Entremett-quoi ? Je fronçais les sourcils en relevant les yeux vers son frère. Un clerc et moi ? Je ne voyais que la folie pour justifier cette idée aussi saugrenue qu'irréaliste.

  « Je n'étais pas au courant qu'elle cherchait à me caser avec quelqu'un – grinçais-je mécontente – Je suis désolée qu'elle vous ait dérangé avec ça. » Et demain, elle allait entendre ce que je pensais de ces coups-bas ! Le prêtre en bure le plus âgé du groupe, un brun charpenté aux joues pleines, se mit à rire, le ton amical et moqueur tourné vers le frère de mon amie.

  « Ce n'est pas la première fois qu'elle te jette une fille dans les bras Chris ! Sois chanceux que cette fois ce ne soit pas une jeunesse à peine sortie des couches ! » Cela semblait être un sujet de raillerie entre eux, car ils en rirent tous.

  « Ne prête pas attention à mes amis quand ils ont un peu bu, ils ont tendance à dire des bêtises. D'ailleurs, pour ce faire pardonner, Tristan va aller te chercher à boire et nous allons reprendre des présentations plus civilisées, qu'en dis-tu ? » Qu'en pensais-je ? Quelques minutes plus tôt, j'aurais sauté sur la moindre occasion de m'éclipser, maudissant Angie sur les trois prochaines générations. Maintenant ? L'atmosphère me tendait un peu moins. Consciente que j'allais peut-être passer pour une imbécile, je le pris au pied de la lettre.

  « Je m'appelle Anna – me présentais-je d'une voix douce, fixant deux prunelles grises luisantes de malice.- Pas de fameuse, juste Anna. » J'échappai un petit rire surpris, mal dissimulé, quand il s'inclina galamment, se représentant à son tour, attirant une nouvelle salve de rire venant de ses amis.

  « Tu peux m'appeler Christophe – se relevant, il ajouta – ou Chris, si le cœur t'en dis. Pas de déférence avec moi, s'il te plaît, je ne suis pas beaucoup plus vieux que toi. » Je voulais notifier que mon respect ne venait pas de son âge, mais bien de son titre. Cependant, mon verre arriva, coupant ma volonté de le contredire. Christophe me nomma les prêtres restants et, cela fait, il plaça une main dans mon dos, m'incluant implicitement à rejoindre leur conversation. Le regard baissé vers ma boisson, intacte, j'écoutais gênée des hommes discuter, non pas de cours, mais de problèmes sur le territoire, de la simple escarmouche au meurtre de plus d'une vingtaine de villageois. Clovis, un petit barbu aussi roux que moi, le second prêtre gardien présent, protestait un peu plus vivement contre les non-mesures du Pape.

  « Je reviens de Fort-Céleste, tu n'y étais pas ! Ces pauvres gens craignent pour leurs vies ! – vitupéra-t-il – nous manquons de monde à envoyer et les paroisses locales ne sont pas aussi bien formantes qu'elles le devraient ! » Je ne connaissais pas encore la carte complète de Dragon par cœur, le nom du village m'évoquait quelque chose, je l'avais lu quelque part, mais où ?

  « Tu n'aimes pas l'alcool ? » Me chuchota Christophe, se rapprochant un peu pour ne pas attirer trop l'attention. Deux mois plus tôt, je m'étais promise de ne plus boire d'alcool, plus autant que pour la fête du printemps, cependant je ne voulais pas parler de mon trou noir à quelqu'un que je connaissais à peine, surtout un prêtre, aussi gentil avait-il l'air.

  « Si, si, j'écoutais simplement, c'est – euh – fascinant de vous entendre parler de votre travail respectif. Je ne pensais pas que la vie de prêtre serait si mouvementée. » Je n'allais pas boire beaucoup, un verre ou deux n'allait pas me faire du tort, après tout, c'était mon anniversaire, je devais festoyer comme un membre de Dragon. La boisson goûtait le miel et l'anis avec une effluve délicate de cannelle, c'était si bon que j'eus du mal à ne pas la terminer d'une traite.

  « Tu n'étais pas obligé de me le prouver en le vidant si vite, tu sais. Et pour ton information, la vie au sein du clergé n'est pas toujours si mouvementée. C'est même plutôt calme au Saint-Siège ». À mes yeux, la vie de prêtre n'était qu'une suite d'études et de prières, d'entretien et d'une démesure de dévotion. Du moins, c'est comme ça que je me l'étais imaginé, avant d'en côtoyer.

  « Je ne sais pas, avant vous, je n'avais pas encore eu l'occasion de parler à un seul prêtre depuis mon arrivée. » Je ne les blâmai pas, après tout, qu'étaient quatre ou cinq hommes face à des centaines ?

  « Ah non ? – s'étonna-t-il. – C'est dommage pour eux, c'est moi qui te parle maintenant. » Et quel beau parleur ! Il se soucia de me faire passer une bonne soirée, son humeur fraîche et joyeuse m'accaparant. Il me parla de lui, me racontant ses premières années de services et la ville dans laquelle il les avait effectués, proche du village dans lequel Angie et lui avaient grandi. J'eus même droit à quelques anecdotes sur mon amie et son enfance qui firent envoler ma gêne précédemment ressentie. L'heure Manticale approchait sans que je ne m'en rende compte, Tristan retournait régulièrement remplir mon verre et la compagnie de Christophe, loin d'être désagréable, me faisait apprécier un moment plus simple : il était facile de discuter avec lui, rien ne m'empêchait d'être proche de lui, c'était un homme accessible, qui, d'après la main chaude toujours posée sur mes reins, flirtait avec moi.

  « Quelque chose ne va pas, Anna ? Tu n'arrêtes pas de tripoter ton collier depuis tout à l'heure. » Consciemment, je me battais contre un sentiment de faux, un murmure me chuchotant que je faisais une erreur. Une minute, c'est le temps que dura mon envie d'oublier mon rituel, de rester avec tous ces gens et de simplement profiter de ce qu'on m'offrait. C'était réaliste. La pensée d'un beau regard d'onyx balaya tout le reste.

  « Je pense que j'ai un peu trop bu – m'excusai-je tanguant un peu pour donner le change – la sagesse veut que je rentre à la Tour. » Tous me dirent au revoir, Christophe faisant fi de mes protestations, me raccompagna sur le court chemin entre la fête et la tour de Loup.

  « Anna – m'appela-t-il, brisant le silence de la coursive – rien ne nous oblige à aller plus loin. Je suis prêtre, j'ai des devoirs envers l'unification. – Il s'arrêta, donnant l'impression de chercher ses mots, et plongea de jolis yeux gris dans les miens. – Nous pouvons juste être amis. – Effectuant un respectueux baisemain, il ajouta, son souffle chatouillant mes doigts. – Ou commencer par l'être. » M'empourprant de cette proposition à peine voilée, je balbutiai un au revoir concis en me précipitant vers mon dortoir. La chaleur de son contact était tout ce que je ressentais, il n'éveillait rien d'autre qu'un sentiment flatteur de ce sentir voulu. Rien d'équivalent à ce que j'éprouvais au contact de Mon Primordial. Je me sentais troublé en prenant la plante. Pour ce que je connaissais des relations, les sentiments s'épanouissaient parfois avec un peu de temps.

Ce que me proposait Christophe était réalisable, simple et accessible. Vérifiant que la voie était libre, je sortis en moins de rien vers le lac. Je savais déjà où je voulais planter ma pousse de buisson de mûrier. La nuit dégagée m'éclairci un peu les idées. Il fut un temps où j'étais dehors toutes les nuits, emmitouflé dans des fourrures, à prier minuit. Le quartier de lune éclairait la nuit, l'air frais m'apportait les odeurs du bois et le sol meuble sur lequel je m'agenouillai m'emplit de la douce tristesse que la quiétude du lieu faisait ressortir. Plongeant mes mains dans la terre, ma tête me tournait en creusant des larmes coulant sur mes joues. Ce n'était pas quelque chose que je pourrai faire avec qui que ce soit. Je pouvais abandonner tout ou passer ma vie à cacher une partie de ce que j'étais. Était-ce mes seuls choix ? Le regard tourné vers la lune, je pensais à mon inconnu, ces traits flous empruntés à ceux de mon Primordial. Lui savait. Il l'aurait peut-être planté avec moi, si je le lui avais demandé.

Mon primordial le ferait-il également ? Une chaleur réconfortante émise par mon collier me réchauffa la peau. La sensation s'accentua en déposant le plant dans son nouvel habitat. L'une de mes larmes vint abreuver la terre retournée, j'étais seule pour déposer les premières poignées de terre, seule pour planter. Ce sera une nouvelle tradition, pensais-je, prenant la première poignée de terre. Ma prière dans mon cœur, j'offrais les premiers mots à mon passé à Manticore. À toi qui m'a vu naître, je t'offre cette terre à ton heure. Toi qui a été la première, je dépose les graines de cette fleur en ton sein. Manticore, unis-moi à ta prome - » Mon geste se suspendit dans l'air, la lune d'onyx à mon cou oscilla, vibrant contre mon torse, ma vision se floutant d'ombres une main de secondes. Mes yeux retrouvant lentement leur acuité, je sentis mon cœur battre la chamade ; mon corps brûlant d'une excitation intense et familière ; Ma respiration courte, je m'interrogeai sur la réaction magique unie dans mon collier en réprimant un cri. Mon plan était complètement recouvert.

Combien de temps avais-je été absente ? Me mordant la joue, je pensais aux nombreux verres bu ce soir ainsi qu'à mon mal de tête. Ce n'était pas suffisant pour provoquer un trou noir. Ce pouvait-il que ce soit une émanation du pouvoir de Loup ? Mon nouveau collier avait réagi à l'intensité de mes pensées pour sa représentation Primordial et ma prière se finissait pour lui. Peut-être qu'il me montrait à sa façon que je ne serai plus jamais seule désormais ? Comme pour valider mes dires, le regard de brume et d'ombre apparut en mon sein, m'accompagnant sur le chemin de retour. Les rideaux de mon coin de chambre fermés, je fis le moins de bruit possible pour ne pas réveiller mes camarades de dortoir. Je du mettre la robe à lavé, bien que je pensais avoir fait attention, de nombreuses traces de terre la tachaient. J'en avais même dans les cheveux et sur les joues ! Songeant qu'il me faudrait changer les draps demain, je me glissais dans mon lit, épuisée par les émotions. Le sommeil m'enveloppa bien vite, suivi par le délicieux rêve d'une étreinte langoureuse avec mon Primordial. Ce n'est qu'après que vint la brume.

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