Dies Eláfi 27 Septème

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Elle

Dragonale 60:1-14

Ours nous dit :

« Le courage s'est aussi d'admettre que nous avons fait une erreur et d'en comprendre la raison. Continuer à avancer malgré tout, voilà une preuve de force digne de moi »


 « Mademoiselle Torner, serrez vos jambes par pitié, ce n'est pas ainsi que vous resterez en selle ! »

Le professeur Stark, un vieil homme à la peau tannée et au corps sec, vitupérait, une nouvelle fois, contre mes piètres qualités de cavalière. J'essayai tant bien que mal de garder mes jambes le long des flancs de ma licorne, cependant, dès que nous partions au galop, elles finissaient par ballotter dans tous les sens et taper sur les jambes ou l'arrière-train de la bête. Nous repassâmes au pas, du moins je tentais de le faire, moyennant la perte de quelques crins et d'une tentative de morsure de ma monture.

Elle essayait de m'arracher la jambe pour la quatrième fois depuis le début du cours, nous avions dû lui mettre une muselière, sans quoi cette bête carnivore aurait réussi à me la dévorer. Et dire que je pensais toutes les espèces de chevaux inoffensives, je m'étais trompé en voyant les vilaines dents pointues de ces carnassières monocorne. Mon professeur s'avançait vers notre très mauvais duo, l'air excédé par mon manque de performance équestre.

 « Vous êtes consciente qu'en plus de faire perdre du temps à toute la classe, vous n'avez pas progressé, et ce, malgré vos nombreux cours ? Nous étions sensés commencer l’entraînement de riposte magique sur monture, mais vous ne tenez toujours pas le galop ! » Durant mes premiers cours d'équitation, j'avais justifié mon mauvais équilibre par une habitude à prendre, la monte à cheval étant différente de la monte sur griffon. Je m'étais conforté dans l'idée que cela finirait par venir. Désormais, je ne me voilais plus la face. J'étais mauvaise en équitation et les montures de Dragon me le faisaient bien comprendre. Le professeur m'ordonna de retenter le galop, ce que je fis en donnant de brèves coups de talon à ma licorne récalcitrante. Elle secouait la tête indignée, refusant mon ordre en balançant ses crins dans ma figure. À la troisième pression de jambes et plusieurs coups de talons plus tard, elle partit en trombe, si vite que je me jurai d'en faire un steak, une fois la leçon terminée.  Les autres élèves tournaient déjà depuis plus d'une heure sans réel but, s'échauffant eux et leurs montures le temps que le professeur fût enfin satisfait de ma performance.

 « C'était mieux – concéda le professeur Stark quand mon tour de piste se termina – nous n'aurons peut-être pas perdu toute notre matinée à cause de vous. » Le professeur, affichant un air navré, vint tapoter l'encolure de ma monture en commençant l'explication de l'exercice suivant et l'appareillage des groupes de travail.

 « Sachez que les cavaliers de la foi travaillent par groupe de deux, un protecteur et un attaquant. Normalement, je vous aurais fait travailler par groupe de quatre, mais ce sera pour une prochaine fois. Nous commencerons doucement aujourd'hui. Vous préparez vos runes avant de partir au trot et, cela fait, vous les utiliserez, les uns contre les autres. » La malchance me fit tomber sur Sofia comme adversaire, la deuxième meilleure cavalière du groupe après Angie. J'étais certaine d'être meilleure qu'elle en magie runique, seulement à licorne, ma certitude de réussir l'exercice s'envolait. Je choisis d'attaquer en premier, prenant la partie la plus compliquée pour commencer, tant que je comprenais encore comment bien garder mes jambes en place. Je convoquai la rune de la flèche, ceci fait, je prévins Sofia que nous pouvions commencer.

Le plus dur fut de viser, le mur de Sofia brillait d'une intense couleur améthyste immanquable, les protégeant elle et sa monture, sans faille dans sa défense. De mon côté, j'avais du mal à tenir les rênes, mener ma licorne et tirer ma flèche de magie. La bête aplatit les oreilles de frustration, accélérait le trot, fit des embardés et me désarçonna presque. Je fini par réussir à viser son bouclier, le brisant dans le même temps dès la première attaque. Je voyais bien que Sofia s'en énervait. Elle détestait être dépassée dans une matière et, même montée, il était évident que ma volonté magique dépassait la sienne, même en partie sonnée. Sous estimant la mesquinerie de ma camarade, je préparai la rune du bouclier quant elle se remit à trotter. Elle ne me prévint pas en lançant une rune enflammée, ma jument se mit à ruer, apeurée par la rapide approche de l'attaque. La panique me fit ériger une sphère de protection pour la mettre en sécurité, mais avant que je ne réfléchisse, la proximité du feu sombre de ma magie l'effraya encore plus. La ruade suivante me fit lâcher prise : tombant à terre, la jument, délestée de mon poids, s'enfuit loin de moi.

Le choc fut rude, je me réceptionnai la main en avant et ce qui devait arriver arriva, l'os de mon poignet craqua sous mon poids, la douleur brûlante se diffusa dans mon bras jusqu'à mon épaule. Me relevant, la douleur me fit flageoler sur mes jambes, une douleur sourde à mon pied s'ajoutant, je haletai, des petits points lumineux voletèrent devant mes yeux.

 « Mademoiselle Garcia, allez vous occuper de la monture de votre camarade. Monsieur Santos, amenez-la à l'infirmerie, je ne pense pas qu'elle pourra marcher seule. » Le ton agacé de mon professeur accentuait mon rictus de douleur. Même dans cet état, il devait penser que c'était entièrement de ma faute. Ma main maintenue contre mon torse, Alexandre vint passer son bras sous mes aisselles et, clopin-clopant, avec difficulté, nous nous mîmes en marche. Chaque pas me faisait souffrir, si ce n'était pas mon bras qui bougeait, je m'appuyais un peu trop sur mon pied et si je tentai de soulager mon pied en m'appuyant sur mon ami, mon bras ne tenait pas en place. Les élans douloureux de mes blessures attisèrent les ébauches d'une sombre colère envers Sofia. J'étais blessé à cause d'elle, j'avais mal à cause d'elle et je voulais qu'elle souffre autant que moi.

Des susurrements froids provinrent de mon esprit.

 « Tu en as le pouvoir. » sifflait l'une des voix désincarnées.

 « Il suffit que tu t'abandonnes au brouillard. Laisse ta colère prendre le dessus » m'appâtait une autre des ombres. Leurs présences me glaçaient les os. Ses voix étaient devenues plus récurrentes depuis mon anniversaire, et si je n'y cédais pas tout à fait, quelques fois elles arrivaient à envenimer le sentiment négatif qui les réveillait. Heureusement, Alexandre attira mon attention d'un ton enjoué, quoi qu'un peu essoufflé, repoussant un peu plus loin le brouillard froid.

 « Nous sommes presque arrivés. Une volée de marche et nous y sommes ! » Unis, soit celui qui avait choisi de mettre l'infirmerie au premier étage et pas plus haut. Bien qu'il n'en dit rien, je savais qu'Alex n'en menait pas large non plus. Mon ami n'était pas un grand sportif, j'étais aussi, assez certaine d'être bien plus lourde que lui. La tant attendue porte fut en vue que nous en soupirâmes. Nous pénétrâmes dans l'infirmerie, l'atmosphère austère aux odeurs de plantes médicinales me prit au cœur. J'avais mal et la douleur me rendait nauséeuse. Le prêtre de soin en poste me prit à Alexandre et partit m'installer sur l'un des nombreux lits vides, placés le long des murs. Il me fit m'allonger sur des draps grisâtres et rêches et le monde se mit à tanguer tout d'un coup.

Le clerc ceinturé d'argent examina en premier lieu mon pied, le bougea, me demanda de juger la douleur ; mais à son évident gonflement, il en déduit qu'il s'agissait d'une entorse. Mon bras déposé sur un support de bois, il usa de magie pour le sonder. Sa main rougissant, il la passa sur ma peau, de l'épaule au bout des doigts, le bougeant le plus délicatement possible, à plusieurs reprises.

 « Vous avez une grosse fracture du poignet – m'annonça-t-il après cet examen douloureux – un os fêlé ainsi qu'une rupture partielle du tendon de votre épaule. » Tout ça pour une chute de licorne ? Je ne monterai plus jamais, c'est décidé. Dépité, j'attendis la suite du diagnostic, que le prêtre entame des prières de soin, mais il se dirigea tout d'abord vers une grande table massive au centre de la pièce recouverte de tout un tas d'objets coupants, de bandes de tissus pliés et de morceaux de bois.Prenant un bol en argile, il partit chercher plusieurs flacons sur les étagères fixées au mur, mélangea le contenu et revint vers moi, me tendant le bol.

 « Buvez ça. Les soins de ce type ne font jamais du bien, cela aidera à calmer la douleur, vous allez être dans un état un peu extatique. Ne vous inquiétez pas, c'est passager. »Ça sentait la poire pourrie. L'odeur qui s'en dégageait ne fut pas assez convaincante pour m'empêcher de boire. Le goût, en revanche, aurait certainement pu, si j'en avais eu connaissance avant.

 « Pour votre pied, je peux vous soigner sans problème. Vous ne ressentirez qu'une légère gêne durant l'heure qui suit. Par contre, je n'ai pas les capacités nécessaires pour votre bras. Je vais le stabiliser pour qu'il n'empire pas, ensuite je préparerai votre attelle et irai chercher mon maître d'apprentissage, mais même avec lui, vous serez immobilisé deux à trois jours. » Un apprenti ? Cela devrait m'effrayer, son infâme mixture devait déjà faire son petit effet sur mon corps. Je lui souris bêtement, ma tête devint légère, si légère qu'elle me donnait l'impression de flotter dans une mer de laine. Alexandre et l'homme de foi furent partis tant que je ne m'en rendis pas compte, mon esprit s'enfonçant dans une marée brumeuse. Je dormais ? Je ne pensais pas m'être endormie, ni même avoir fermé les yeux, pourtant je me retrouvais plongé dans une étrange vision au contour étrangement familier. J'étais debout dans un amas de brume moins opaque qu'à l'accoutumé. J'y discernai des formes floues, les contours des arbres, jusqu'aux effluves très diffus de l'eau.

Mon corps savait où je me trouvais , mais mon esprit l'ignorait. Je me déchirai de l'incompréhension entre les deux quand mon collier se mit à chauffer autour de mon cou. Je me saisis instinctivement de la lune d'onyx, vibrante contre ma paume. La vision devint plus nette, des couleurs apparurent ça et là, la silhouette sombre de mon Primordial se trouvait proche de moi, d'un seul coup. Des phrases sans timbre me parvinrent, venant d'un peu partout dans ce décor embrumé, enflammant une intense émotion dans mes entrailles.

 « Tu n'es pas obligé de tout abandonner, Anna ».

 « Tu es toi, dans toute la complexité de ton être ».

Je fus prise d'une soudaine et irrépressible envie d'embrasser mon Primordial. Ce n'était pas la première fois que je le souhaitais, je pouvais même avouer que j'en avais envie à chaque fois que je le voyais. Dans ce décor embrumé, je cédai à ma pulsion, prenant l'homme que je désirais tant par surprise. Son étonnement vite passé, il répondit à mon baiser avec une ferveur décuplée. Et Dragon, cet homme ! J'arrivais à sentir la chaleur de sa peau contre la mienne, la texture de ses cheveux raides entre mes doigts. Je.. J'avais l'impression de reconnaître le goût de ses lèvres, la sensation de ses mains fermes qui m'étreignaient. Ce rêve était merveilleux, si seulement j'osais faire de même dans la vraie vie. L'écran de brume s'opacifia ; ce morcela, brisé en certains endroits. L'avertissement du loup de fumée résonna dans ma tête.

 « Mea essentia, rappelle-toi, retrouve ce que tu as perdu. Aide-toi de ton collier. Tu ne peux pas encore maîtriser le brouillard. » Que je me rappelle ? Mais de quoi ? Je suis en pleine transe, je n'ai pas mon collier, je –

Le brouillard sombre remplaçait la brume, lentement, la silhouette de mon Primordial se fondit dans l'ombre, la texture de ses lèvres me quittait, le froid me prit, glaçant, douloureux.

 « Ça n'a jamais existé ».

Mon monde est souffrance.

Les grognements de l'être de fumée me sortirent des ombres, me ramenant sur le lit de l'infirmerie.

Pendant tout ce temps, mes yeux étaient restés ouverts.  Revenu à la réalité, je vis, assis au bord de mon lit, un bel homme complètement inconnu, vêtu assez spécialement d'une longue tunique bleu marine ainsi que d'une grande et large écharpe de lin de la même couleur passée négligemment autour de son cou. Je songeai qu'il devait s'agir d'une représentation à la vue de la couleur de ses vêtements. Son âge, approchant de la trentaine, me fit penser qu'il devait être sur la fin d'un cycle particulièrement complexe. L'étrange inconnu avait une peau olive, des cheveux courts et bouclés de la couleur du chocolat assortis à un collier de barbe entretenu, une bouche rieuse et un nez droit. Le plus surprenant chez lui étaient les colobomes de ses iris bleu glacier qui leur donnaient un aspect d'œil de chat, accentué par leurs formes étirées. L'inconnu me parla d'une voix grave à l'accent chantant, ses yeux vrillant dans les miens.

 « J'ai été attiré ici par une forte douleur – dit-il en inspirant une grande bouffée – Tu as vraiment des yeux magnifiques, petite louve – me sourit-il l'air avenant – Je ne sais pas ce que tu as eu comme vision, mais tu avais l'air d'en souffrir énormément. » Une présence alerte figea mes lèvres, laissant mes mots se perdre dans ma gorge. Le loup de fumée grondait dans mon esprit, attentif à l'homme en face de moi. L'inconnu ne se départit pas de son sourire, malgré mon manque de réponse.

 « Je vais te soigner – finit-il par me dire, me prenant la main – pour tes beaux yeux ».

L'entité sépulcrale amplifia son grondement, se tenant prêt à agir, me donnant mal à la tête. Plus rien ne bougea. Une lueur confiante brillait dans ses étranges pupilles. Un halo de magie verte nuancé de bleu sombre l'entoura, ensuite vint la délicieuse sensation d'une brise de midi rafraîchissante, de rayons de soleil réchauffant mes muscles, d'un léger parfum océanique s'élevant dans la pièce. Le soin dura à peine une minute et en un instant, tout disparut, les odeurs, les sensations et la magie. L'inconnu quitta enfin les abords de mon lit, sans avoir l'air de souffrir d'aucune once de fatigue.

 « Tu es guéris, petite louve – il me fit un clin d’œil taquin – je dois y aller, mais j’espère que nous nous reverrons. »

Guéris ? Complètement ?

Le corps toujours empâté, j’écarquillais les yeux, soulevant mon bras sans douleur, bougeant le poignet en le regardant comme si c’était la première fois que je voyais mes doigts bougés.

Le rire clair de l'inconnu résonnai déjà de la porte quand il ajouta,

 « Au fait, je m'appelle Tomas, Tomas Pereira. »

Son nom ne me disait rien, ce qui était certain, en revanche, c'était que si je le recroisais, il faudrait que je le remercie pour son aide. Le reste du breuvage dans mon organisme me garda dans un état de somnolence semi-consciente qui conduisit à une petite sieste bénéfique. Ce fut le gong d'un changement d'heure qui me réveilla. Mon ventre criait famine, je ne sais pas combien de temps j'avais dormi sans le moindre rêve, mais j'espérais qu'il serait encore temps d'aller manger. Quelques gestes brusques me suffirent à comprendre que la mixture n'agissait plus, je pus me lever et apprécier à nouveau les soins prodigieux que ce fameux Tomas m'avait prodigués.

J'en parlerai à mon inconnu, songeais-je, de ça et de mon étrange rêve.

 « Mademoiselle Torner ? Que faites-vous debout ? »

Le plus jeune des deux prêtres, celui qui m'avait ausculté à mon arrivée, me regardait horrifié, passant son regard sur mon pied bien ancré dans le sol à mon bras levé. Son maître d'apprentissage portait un regard accusateur sur son apprenti.

 « Pour quelqu'un avec les nombreuses lésions que vous m'avez décrite, elle semble aller fort bien. N'avez-vous pas surestimé votre diagnostic ? » Je me sentais gêné pour le pauvre clerc qui se faisait rabrouer sans raison. Après tout, ce n'était pas sa faute si quelqu'un m'avait soigné avant eux.

 « Prêtres, excusez mon intervention, , mais votre apprenti a eu un bon diagnostic. Simplement, quelqu'un m'a soigné avant que vous n'arriviez. » La brève lueur de soulagement passant dans le regard du jeune clerc me convainquit qu'il n'était pas nécessaire de mentionner qu'il ne s'agissait que d'une représentation. Sans doute ce Tomas faisait des études poussées de guérisseur, j'étais loin de connaître tous les cursus proposés au Saint-Siège. Le clerc plus âgé m'interrogea sur la personne qui m'avait soigné en soulignant, après vérification, que rien n'était mentionné sur le registre de l'infirmerie. Je leur expliquai qu'avec le breuvage, je ne me souvenais pas de la personne qui m'avait prise en charge et, cette explication en valant une autre, il me laissa enfin partir, avec une permission pour le reste de la journée.  La salle des représentations ne servant des repas que jusqu'à quatorze heures, je m'y rendais prestement.Une forte agitation s'y animait pour l'heure, des éclats de voix aux murmures stupéfaits, beaucoup de monde s'y trouvait encore.

Je trouvais mes amis Angie et Alexandre ainsi que son frère Christophe, accompagné d'une prêtresse gardienne que je ne connaissais pas, attablé à la table de Lynx, en face de Sofia et de quelques autres membres de sa représentation. Cette dernière me jeta un regard courroucé quand je vins m'installer à côté d'eux.

 « Qu'est-ce qu'il se passe ici ? — demandais-je. — Pourquoi tant de monde est encore là à cette heure-ci ? » M'étant assise à côté de Christophe, il mit sa main dans mon dos, geste qu'il avait pris l'habitude de faire et affichait un air des plus surpris.

 « Je m'apprêtai justement à venir te voir avec Iris – il me montra de la tête sa collègue prêtresse, une petite brune à la peau olive et aux yeux bruns, qui me salua d'un bref sourire – Alexis nous a dit que tu avais de nombreuses fractures, mais je suis content de voir que tu vas mieux. »

 « C'est Alexandre — râla ce dernier, un éclat mauvais posé sur Christophe — et pour te répondre, Anna, nous avons assisté à l'ascension du nouveau professeur d'arcanes au rang de Primordial de Sanglier ! » L'événement encore frais, tous voulurent me décrire la scène, de la moindre effluve d'herbes et de terres qui ont envahi la salle à la couleur vert forêt qui a teinté l'air et les flammes. On m'expliqua qu'un immense sanglier immatériel, pourvu de chaînes de défense, avait foncé droit sur le nouveau professeur et s'était fondu en lui. Les filles présentes le trouvaient toutes extrêmement beau et attirant, mais j'étais surtout déçue d'avoir manqué l'événement. Une ascension de Primordial, ça n'arrive pas tous les ans. Mordant rageusement dans mon sandwich, ce fut à mon tour de lancer un regard assassin à Sofia qui affichait un petit air supérieur et satisfait. Pour m'avoir fait rater ça et pour ma chute, elle ne payait rien pour attendre.

 « Sinon, Anna – m'appela Alex, me détournant de l'objet de ma vengeance – le prêtre avait bien dit que tu allais être immobilisé pour quelques jours, non ? Est-ce que c'était moins grave que ce qu'il avait prévu ? » Les yeux de chat du mystérieux Tomas me revinrent, vu l'âge que je le pensais avoir. J'allais profiter d'avoir Christophe sous la main pour lui poser la question.

 « Non, j'avais bien plusieurs fractures, tu as raison, Alex. Mais, justement, vu que je te tiens, Chris – appelais-je – c'est une représentation qui m'a soigné, mais il avait l'air d'avoir à peu près ton âge. Tu ne connaîtrais pas un certain Tomas Pereira ? » Sa main se crispa dans mon dos, ses sourcils se froncèrent, il me regarda attentivement, en me demandant de le décrire, ce dont je m'exécutai, jusqu'à l'étrange forme de ses pupilles.

 « Je ne sais pas ce qu'il faisait à l'infirmerie, mais ce n'est pas une représentation, Anna, tu as rencontré le nouveau Primordial de Sanglier. »

Pardon ? J'entendais mal ?

Sofia fulminait dans son coin. Elle savait que je ne pouvais pas l'avoir inventé, il venait d'arriver et ma description en était suffisamment précise pour ne pas pouvoir ce leurrer.

Angie s'était tournée vers moi, les yeux étrécis à la mention du nouveau Primordial. Je n'avais plus abordé le sujet depuis longtemps, pourtant, dès qu'on associait mon nom à celui du mot « Primordial », elle ne pouvait s'empêcher d'avoir une réaction. Mais qu'elle se tranquillise à ce sujet. L'homme que j'avais vu était certes très beau, quoi que d'un charme un peu trop tapageur. Je n'aimais qu'un seul Primordial, et ce n'était certainement pas lui.

Je ne savais pas comment gérer Angie, elle était tellement investie dans la relation qu'elle voulait me voir prendre avec son frère qu'elle en devenait possessive à sa place. Cela ne faisait que rajouter à l'impression que je finirai par la perdre, quand elle comprendra qu'il ne se passera rien de plus entre son frère et moi. Christophe était un homme charmant, gentil et drôle, mais il n'était pas celui dont je rêvais.

 « Nous devons retourner travailler – me chuchota Chris – Je peux m'attendre à te voir après la messe ? » L'attention de sa sœur à ma réponse me fit acquiescer, alors que j'avais d'autres plans en tête.

 « Nous aussi, nous avons cours de transmutations, nous pouvons faire un bout de chemin ensemble ! » Bouse de buffle ! J'étais prête à râler à la perspective d'un nouveau cours avec le Primordial d'Ours, cependant je me souvins avoir eu une permission pour le reste de la journée.J'en fis part à notre petit groupe, une fois dans les coursives et, de là, je leur faussai compagnie. Dormir n'était pas mon but. Ma blessure derrière moi, je pouvais consacrer mon après-midi à l'étude de mes leçons, aux devoirs et, surtout, à la réflexion. Penchez sur la construction d'une prière en vers. J'avais déjà passé plus de temps qu'il n'en fallait à travailler, la concentration commençait à me faire défaut. Au bout d'un parchemin raturé, j'abandonnai cette prière et quittai le dortoir. Mon ventre, comme une vraie horloge sur patte, me rappelait que les heures s'étaient écoulées et qu'il était déjà temps de souper.

Les températures chaudes de cette fin de Septème ; le nombre de représentations dans la salle rendaient l'atmosphère suffocante de chaleur. Angie, déjà installée à nos places habituelles, m'accueillit avec un grand sourire aux lèvres.

Plus tôt que tard - pensais-je en la regardant – il me faudra mettre fin à son idée idyllique de nous voir ensemble, Christophe et moi. Avant qu'il ne commence à éprouver quoi que ce soit et qu'elle n'ait une vraie raison de m'en vouloir. Une douce chaleur entoura ma nuque, un sourire illuminant mon visage.

Il n'était pas loin.

J'attrapai la lune d'onyx, vibrante entre mes doigts, en résistant à l'envie de le chercher du regard. Aucune sensation n'égalait celle que je ressentais avec lui. Ma vision de tout à l'heure me rappelait à quel point, même dans un rêve ou assise à plusieurs mètres de lui, mon Primordial faisait réagir chacune des cellules de mon corps.

J'avais beaucoup de choses à raconter à mon cher Inconnu.

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