Dies Lyncis 05 Octème

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Lui

Dragonale 13:2-8

« L'esprit triste peut assécher les os ; le cœur douloureux peut noircir l'âme ; le regard de colère peut vous consumer et la solitude vous étreindre de froid ; mais jamais votre foi ne vous abandonnera. Dragon est là. Du début à la fin, car telle est sa voie. »

Les dossiers de quelques élèves sous le bras, je m'engageai dans les couloirs en direction du troisième étage. J'affichai une attitude neutre pour mon rendez-vous avec le récemment nommé Primordial de Sanglier et professeur d'arcanes. Arrivé depuis dix jours, je ne l'avais que très brièvement aperçu, surtout aux heures des repas. Son attitude charmeuse et désinvolte ne tendait pourtant pas à me le rendre sympathique. La seule bonne nouvelle à son arrivée dans le tableau, c'est qu'Élise semblait avoir trouvé une nouvelle proie.

Rien que pour ça, je lui souhaitais bon courage.

Des tapisseries de Dragon habillaient la plupart des murs de cet étage. Je n'avais plus pris cette aile du donjon depuis fort longtemps. Les tableaux de Sanglier avaient été réinstallés sur les murs, menant à la salle de cours d'arcanes. Nous avions pris tant de fois ce chemin, Amélia et moi y retournant me rendaient nostalgique des moments que nous passions avec Sêbb. À la mention de mon défunt ami, je me recueillis, la paume face au visage et les yeux fermés, devant la peinture qui avait été sa préférée. Le tableau, très simple, représentait, sur fond de forêt, Chouette volant dans le ciel derrière Sanglier, courant vers l'extérieur de la peinture. Il m'avait souvent dit que ce tableau comptait pour lui, car il était le seul à juste les peindre, Amélia et lui, sans aucun autre Esprit.

Où qu'il soit, songeais-je, parmi les étoiles ou à sa place dans la couverture d'écaille de Dragon, j'espérais que son âme était en paix. Passant dans la salle de cours vide, je remarquais déjà les quelques changements opérés. Le grand bureau en chêne teinté avait disparu, plus de la moitié de ceux à disposition des élèves avaient été débarrassés. Ce nouveau devait avoir les mêmes principes que moi pour sa spécialisation, car il n'y avait plus qu'une dizaine de sièges pour les nombreux élèves que Sêbb avait laissés derrière lui.

Je venais à peine de toquer à la porte que Tomas vint m'ouvrir, souriant, amusé à ma vue.

 « Ah ! Voilà le dernier paquet de candidats pour mes cours ! Vous êtes mon dernier rendez-vous de la journée. »

Amélia devait déjà être passée. J'imaginais assez le chagrin qu'elle devait ressentir à venir ici.

Il m'invita à entrer et à m'installer à son bureau, lequel était si désordonné, presque autant que le reste de la pièce, que mon vieil ami aurait fait un arrêt cardiaque rien qu'en le voyant. Des pilles de livres aussi hautes que moi jonchaient le sol, les étagères pliaient sous le poids de plusieurs milliers de documents. Je n'avais jamais vu autant de parchemins réunis en une si petite pièce.

 « Je m'installe encore, j'espère que vous excuserez le désordre, j'ai amassé beaucoup de connaissances ces… dernières années. Installez-vous, ce ne sera pas long. »

 « Je suis désolé – lui dis-je, conscient d'avoir été malpoli – Je repensais à la dernière fois que j'étais rentré dans ce bureau. » L'étrange regard de chat de mon collègue me mettait mal à l'aise, tant sa froideur contrastait avec son visage souriant.

 « Je suppose que vous êtes venu m'apporter une dizaine de dossiers de vos merveilleuses représentations aux qualités magiques indéniables, tous très méritant d'accéder à la pratique délicate et contraignante des arcanes ? »Si on remplaçait le mot arcanes par alchimie, j'aurais aussi bien pu prononcer cette phrase, avec le même ton moqueur. Je devrais m'excuser, au moins auprès d'Amélia, parce que cet homme venait de me donner envie de lui mettre un coup de patte dans le visage.

 « À vrai dire, je n'ai que trois dossiers à vous proposer, dont un appuyé par notre collègue Liam. Vous serez seul juge de les prendre ou non. Je n'ai qu'un seul dossier qui mérite vraiment l'accès à vos cours. » J'hésitai à mentionner Anna directement, elle m'avait écrit la visite particulière de Tomas à l'infirmerie. Je savais qu'il ne connaissait pas son nom, mais son attitude étrange me mettait sur mes gardes.

Au moins, je semblais l'avoir surpris.

 « Vous êtes le seul à être venu avec aussi peu de dossier. Les quatre primordiaux qui vous ont précédés sont venus avec une dizaine de dossiers chacun. La Primordial Riidh m'a proposé presque la totalité de ses représentations de second cycle. » Ça ne m'étonnait pas d'Amélia. À ses yeux, tous ses poussins méritaient d'accéder aux meilleurs des cours. Nous avions dû la recadrer plusieurs fois à ce sujet, Sêbb et moi, car elle ne jugeait pas assez durement les représentations.

 « Je vais être franc avec vous, de la même manière que je l'étais avec nos collègues – enchaîna-t-il – je vais revoir complètement la méthode d'accès à mon cours. J'ai déjà commencé à faire un écrémage strict des représentations déjà présentes. La plupart d'entre eux ont accédé à ce cours trop facilement et je n'ai pas de temps à perdre avec des élèves moyens ou trop peu investis. Comprenez-vous ? »

 « Je comprends très bien, je pratique moi-même ce genre de méthode restrictive pour l'Alchimie. Qu'avez-vous en tête pour la révision de l'entrée au cours d'arcanes pour le parcours de vœux ? » La façon dont ses iris de chat me scrutaient me fit tester la solidité de mes barrières mentales, juste au cas où il lui prendrait l'envie de faire le curieux, un peu comme Oreus avait tenté de l'être un jour.

 « Je suis fort content de constater qu'il y en a au moins un d'entre vous qui ne le prend pas personnellement. Le travail, c'est le travail, n'est-ce pas ? J'ai prévu de venir faire plusieurs inspections des talents moi-même, sans doute courant Novème voir Décème. Je ferais avec mon emploi du temps. » Je doutais que mon amie donne son accord pour qu'un extérieur vienne déranger la sérénité de son cours, cela dit, je lui laissais le soin de découvrir qu'Amélia n'était pas la gentille petite demi-gobelin qu'elle semblait être quand on la dérangeait.

 « Je testerai moi-même les soi-disant élèves qui candidatent pour mon cours – ajouta-t-il railleur – ceux que je jugerais compétents pourront avoir accès à l'examen d'entrée en arcanes. Les autres… Je leur conseille d'avoir tous une voie de repli. »

 « Et bien, - concédai-je, - votre politique ressemble fort à la mienne, je ne vois pas ce que je pourrais trouver à y redire. Je vais vous laisser les dossiers et vous les testerez en temps voulu. » Compte tenu de sa posture nonchalante ; de son irritant sourire espiègle, le rendez-vous ne se passait pas trop mal. Je n'avais pas de crainte quant au pouvoir d'Anna, j'avais la certitude que, parmi les trois dossiers, elle était la plus amène à impressionner ce Tomas.

 « Nathan, c'est ça ? On va se tutoyer, ce sera moins cordial. Nous avons l'air de nous comprendre. J'ai une dernière chose à voir avec toi avant que tu t'en ailles. » Le monstre grogna son premier avertissement face à ce manque de respect. Son comportement nous rappelait celui d'Oreus, ce qui ne plaidait pas en sa faveur.

 « Quelle est cette chose que tu veux voir avec moi, Tomas ? » Restant impassible, je maîtrisais la tonalité de ma voix pour la faire paraître la plus neutre possible. Tomas ne serait probablement pas un ami, mais j'allais attendre avant de le classer dans la catégorie des collègues indésirables.

 « Deux de nos collègues m'ont parlé d'une de tes représentations, le Primordial Han de Cerf et la petite Riidh. Tous les deux m'ont demandé de m'assurer qu'elle ferait partie des dossiers que tu me proposes. » Avant qu'il ne la mentionne, je savais déjà de qui il me parlait. Le soudain ton très intéressé qu'il utilisait nous déplut très fortement.

 « Dit-moi, Nathan, qu'a de si spécial cette Anna Torner pour que deux autres Primordiaux me pressent à la prendre en arcanes ? » L'accent exact que mon nouveau collègue utilisa au nom d'Anna m'interpella, toutefois, je maudissais bien plus Amélia et John. Je ne savais pas ce qu'ils avaient dit à Tomas ; mais le monstre grondait dangereusement face à ce visage fermé et attentif. Prenant un instant de réflexion, j'envisageai les différents scénarios de ce qu'ils avaient pu lui dire. Je ne souhaitais pas aviver l'intérêt de Tomas pour elle et, si j'en avais eu le temps, j'aurais souhaité prier Loup pour éclairer ma voie à ce sujet.

 « Elle se trouve bien dans les dossiers que je t'ai fournis. C'est elle que j'appuie pour entrer à ton cours. D'après Liam, elle a une volonté assez exceptionnelle et Amélia juge son lien spirituel comme excellent. En tant que son tutélaire et professeur d'Alchimie, je suis assez fier de ces notes à mon propre cours également. » Je jugeai que la meilleure chose à faire dans ce cas était de la vendre comme une élève brillante, telle que l'on s'attendait à ce que je fasse pour tout autre prodige de ma représentation. Il n'avait rien besoin de savoir en plus. L'air se réchauffait, une odeur légère d'algues salines s'élevait dans la pièce. L'effluve autour de nous me semblait familière, bien que je ne situe pas où j'avais bien pu la sentir. Tomas me sonda du regard, les yeux étrécis, l'air passablement mécontent. Aussi vite que s'était venu, l'émanation disparut, la chaleur retomba. Tomas paraissait tout aussi souriant qu'au début.

 « Bien, si tu n'as rien d'autre à me dire à son sujet, nous pouvons mettre fin à ce rendez-vous. Ce fut un plaisir de te recevoir. Je me renseignerai moi même sur qui est cette Anna Torner. » Nous échangeâmes les formules de politesses habituelles, je me levai pour partir, que Tomas me suivit en m'attrapant l'épaule, ce contact m'ébouillantant au travers de mes vêtements. Je me reculai brusquement de lui tout en réprimant le grondement caverneux du monstre.

 « Ne me touche pas – l'avertis-je, – je déteste ça. Ne recommence plus. »

 « Je suis désolé, je suis plutôt tactile en général, mais j'essayerais de m'en rappeler. Je souhaitais te demander si tu voulais m'accompagner en salle des professeurs. » J'aurais plutôt voulu me rendre chez Amélia, mais pour éviter la proximité prolongée de Tomas, je préférai lui dire que j'avais encore du travail à faire chez moi.

 « Une autre fois dans ce cas », me sourit-il comme si de rien n'était. Une seconde plus tard, j'étais dans mon salon, occupé à ôter ma chemise en marchant vers la salle de bain pour m'examiner l'épaule. Aucune brûlure ne s'y trouvait, pas la moindre trace d'une quelconque utilisation magique. Son contact me répugnait-il tant que j'avais imaginé cette sensation ? Je ne réagissais pas si mal habituellement, s'était assez étrange. Je me résonnais toutefois, quoi qu'il soit posé sur moi, cela serait inefficace. À moins de forcer mes barrières, rien ne se passerait.

 « Il est étrange – aboya le monstre – Nous devons la tenir éloigné de lui, il sent le danger. »

Je ne l'appréciais pas plus que ça non plus, mais je ne souhaitais pas m'en faire un ennemi, tant que je ne comprenais pas les intentions qui le motivaient, je ne déclencherais pas les hostilités sur les suppositions d'une bête. En attendant, nous nous comporterons avec lui comme avec n'importe lequel de nos collègues.

Oreus mis à part.

Je devais discuter avec Amélia.

À la vue de l'heure, je songeais qu'il était tant d'aller rendre une petite visite de courtoisie à mon amie, en espérant qu'elle ne soit pas en salle des professeurs. Amélia m'ouvrit la porte, les yeux gonflés et rougis. J'étais tellement concentré sur Anna que j'en oubliais que cela devait être dur pour elle aussi.

 « Je nous sers un verre ? — demandais-je, adoucissant le ton — et après tu me racontes. »

Je connaissais l'appartement d'Amélia aussi bien que le mien, il ne fut pas compliqué de trouver de nombreuses bouteilles entamées dans son placard peint en bleu. Amélia s'assit dans ce qu'elle appelait son canapé, une mystérieuse chose duveteuse qui nous happait dans ses tréfonds dès qu'on osait s'y asseoir. Il était aussi d'une taille immense, comparé au reste de l'appartement.

 « Tu n'as pas à faire ça – dit-elle en chuchotant, la voix faible et enrouée – tu as sûrement mieux à faire que de venir t'enquérir de moi. » Ne répondant pas, je pris le temps de nous servir un verre chacun à ras bord et partit m'installer près d'elle sur sa monstruosité bleue. Je me rappelais d'une promesse dont je l'avais souvent menacé en m'enfonçant dans le duveteux rembourrage

 « Je déteste ton canapé, Amel', un jour je t'en débarrasserai. » Quand avais-je passé une soirée avec mon amie pour la dernière fois ? À simplement m'installer avec elle, boire et rire.

L'enterrement.

 « Sêbb adorait mon canapé, il a décuvé tellement souvent dedans. — Elle ferma les yeux, une seule larme roulant sur sa joue. — Il me manque Nathan, c'était dur aujourd'hui. » Voir quelqu'un occuper ce bureau s'était un peu comme une page qui se tournait pour le Saint-Siège, sans prendre en compte les sentiments de ceux qui n'y étaient pas prêts.

 « Tu sais très bien pourquoi il aimait dormir sur cette chose plutôt que de rentrer directement dans son lit. » Je m'arrêtai de parler un moment, le temps de boire et d'apprécier le feu liquide qui se propageait dans mon estomac. Je lui laissais le temps de pleurer, de boire, de parler et de se souvenir. Nous restâmes là longtemps, à évoquer des mois heureux et vider ses fonds de bouteilles, assez pour rater le souper.

 « Tu ne vas pas à la messe aujourd'hui ? » Me demanda-t-elle d'une voix pâteuse.

 « On est Dies Lyncis, non ? Je ne vais plus à la messe de Lynx. » Je ne savais jamais quand Élise y allait et je ne voulais plus qu'Anna nous y vois ensemble. Tant que je ne pourrai pas lui montrer qu'elle avait tort de me croire avec elle, je ne prendrai plus ce risque. À cause d'elle, je faisais une croix sur de nombreux jours d'opulence villageoise. Les routes menant au Saint-Siège ne resteront pas éternellement dégagées. Au mieux, notre manège pourra continuer jusqu'à début Décème.

 « Nath', d'où te vient cette nouvelle ferveur pieuse ? Tu es certainement allé à la messe plus souvent ces deux derniers mois que sur les sept dernières années. » Même éméchée, mon amie se montrait terriblement curieuse. J'aurais voulu pouvoir lui partager quelque chose, lui dire que j'étais amoureux, parler de la bête.

 « J'ai des secrets, Amélia, des secrets dangereux à partager et pas seulement pour moi. Tu es ma meilleure amie, accepte que je ne puisse pas tout te dire pour le moment ». Plus que tout, je comprenais Anna d'avoir ressenti le besoin de se confier à quelqu'un. La solitude pesait plus lourd que je ne le pensais.

 « Je sais que je suis une grande bavarde, mais je sais garder un secret, j'espère que tu le sais. Chouette dit que Le fardeau des non-dits est un poids terrible. Je ne te mettrais jamais en danger. Ni toi, ni ce que tu essaies de protéger. » Je me demandais parfois ce qu'elle comprenait par elle-même, tant elle se montrait perspicace. Nous continuâmes de discuter une partie de la nuit, d'un peu de rien et de beaucoup à la fois. Le ciel nocturne s'éclaircissait, elle finit par s'endormir sur d'épais coussins tout mous. Rentrant chez moi, j'écoutais la petite voix embrumée par l'alcool qui m'incitait à écrire, portée par une puissance dans mon ventre.

La plume grattait le parchemin, juste un petit mot. Mes doigts plièrent un loup, ma magie le fit courir dans les airs, aux dernières heures de la nuit.


« Ma douce Anna,

Il m'arrive aussi de me sentir seul, même avec mes amis. Tu n'es pas la seule à devoir cacher des choses aux autres et souvent, je le déplore.

J'espère pouvoir tout te dire en face un jour, c'est sûrement mon plus grand souhait. En attendant, je me contente d'apercevoir ton reflet dans la surface de la lune, elle me fait penser à toi, claire, lumineuse, ronde et parfaite. Excuse mes élans lyriques, j'ai passé une soirée un peu particulière, ne m'en veux pas trop (ni pour mon écriture !) Tu ne devrais pas t'en faire pour la Primordiale de Lynx et profiter, même le Dies Lyncis, que la cathédrale soit encore pleine, cela ne durera plus très longtemps.

J'ai hâte de te voir demain.

Je t'embrasse,

Ton cher inconnu »

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