Dies Drákon 15 Octème
Elle
Dragonale 68:1-3
« Avec l'été, la terre se fendille ; l'ardeur du jour fait peser sur le monde son manteau de feu. Soudain, l'air tremble ; oppressant d'une lourde pesanteur. Léviathan est là et avec lui la tempête et les pleurs.
L'été se réinvente, dans son ballet de fureur. »
Le paysage se déroulait sous mes yeux tandis que nous approchions enfin de la ville. Des hectares de champs prêts à la moisson s'étendaient à perte de vue, j'écoutais distraitement les filles discuter de leurs visites chez une modiste de la ville et n'avais qu'une seule impatience, quitter au plus vite l'habitacle étouffant de la calèche. Dès notre départ du Saint-Siège, Sofia s'était sans nul doute arrogé la mission de me faire me sentir la plus minable possible. Cela avait commencé avec des plaisanteries sur mon uniforme. Les filles étaient toutes les deux habillées, avec de jolies tuniques brodées qu'elles appelaient de simples tenues de voyage.
Elle s'était ensuite amusée à étaler ses moyens devant moi.
De l'obtention d'une calèche coûteuse pour seulement trois à la discussion du prix exorbitant qu'elle allait investir dans des vêtements pour une seule journée. Sofia ne m'insultait pas ; mais ses sous-entendus suffisaient à me faire comprendre que nous n'étions pas dans la même catégorie sociale. Excitée comme elle l'était par son futur rendez-vous avec Ryan, Angie réussissait à peine à tempérer le venin de Sofia et moi, je tenais mon humeur en laisse pour ne pas me jeter sur elle. Je ne voulais pas d'ennui ni d'ennemi, le mieux qu'il me restait à faire, était d'exceller dans le rôle du suiveur docile.
Sofia finirait par se lasser.
Malgré cette hypothèse, je regrettais de ne pas avoir accepté d'aller à ce festival avec Aurore. Nous nous voyons beaucoup moins depuis mon anniversaire, elle m'avait expliqué ne plus pouvoir supporter l'attitude superficielle de Sofia, ce que je comprenais assez et tolérait à peine Angie quand nous n'étions que toutes les trois. Ce qui n'arrivait que très rarement, vu que Christophe accaparait mon temps libre, au grand bonheur de sa sœur. Je prévoyais de le repousser officiellement à mon retour du Festival. Il était adulte et responsable, rien ne s'était encore passé entre nous, il comprendrait que je ne veuille pas aller plus loin. J'avais déjà une excuse toute trouvée.
Mais...
Je scrutai furtivement Angie du regard. Elle qui m'avait jeté dans les bras de son frère, je la soupçonnai même de planifier ma future unification à leur famille.
Ce sera elle, la plus dure à convaincre.
Notre cocher nous arrêta aux portes de la ville, les bruits d'une grande foule s'entendant au dehors.
« Tu es certaine que tu ne veux pas nous accompagner chez la modiste ? – tenta à nouveau de me convaincre Angie – il ne faudrait pas que tu te perdes, tu n'es jamais venue ici. » Je ne me voyais pas passer le reste de la journée à les regarder, se faire prendre leurs mesures ou choisir du tissu. Mon amie finirait par me convaincre de me prêter au jeu et je n'avais aucune envie de me déshabiller devant une dame ou de me faire tripatouiller pendant des heures. Les sons que j'entendais au loin m'intéressaient bien plus que de rester plusieurs heures en compagnie de Sofia.
« Tu m'as laissé l'adresse de l'auberge, je vous y retrouverai aisément. J'ai envie d'aller faire un tour au marché, mais vous devriez y aller, sinon, avec ou sans magie, elle n'aura pas le temps de faire vos tenues. » Saluant les filles, je partais de mon côté, des paillettes pleins les yeux. L'air se saturait d'une musique entraînante, des tambours battaient un rythme régulier, au loin des échos de lyres s'entendaient alors que je traversais les rues de la ville. Certaines des habitations se paraient de la couleur bleu marine du Léviathan, sur les portes des couronnes tressées d'épis de blé habillaient les entrées. La musique me guidait plus à l'est de la ville, loin de son cœur et de la place de l'église où se déroulerait la cérémonie du festival. Des odeurs de bonnes cuisines me firent penser que j'approchai, les appels animés des marchands également.
Suivant mon nez, j'arrivai enfin à l'entrée du marché. Salivant aux effluves de la bonne mie de pain chaude, d'épices inconnus et de ragoût marinés, je me sentais déjà bien plus à ma place ici. Les conversations des clients formaient un murmure constant, ponctué d'éclats de rire et de cris joyeux d'enfants courant partout entre les étals.
C'était ce genre d'ambiance que j'avais connu ces dernières années à De Manticore. La nostalgie de certaines festivités, que j'avais évoquées dans mes lettres, me revint. Les concours de sculpture de glace de fin Octème, les tresses de ronces que l'on offrait à l'heure de Léviathan au minuit des mois d'été. Je me mordillais une petite peau gênante au pouce. J'avais à cœur de pouvoir mêler mes anciennes traditions à ma nouvelle vie, toutefois, en plein mois d'Octème, il était aussi peu probable que je trouve de la neige que quelqu'un qui accepterait une ronce tressé.
Mon estomac me ramena à la réalité en gargouillant.
Trêve de songeries moroses J'avais un marché à visiter et des achats à effectuer. Ma bourse en cuir bien enfoncée dans la poche, ma première action fut d'aller m'acheter une délicieuse brochette de tout petits poissons grillés. Je souperai certainement d'avantage ce soir avec les filles, mais manger me réjouissait et j'avais à cœur de découvrir quelques-unes des saveurs locales. Mon uniforme mis à part, je me fondais bien mieux dans ce paysage rural qu'au Saint-Siège. Il y avait tant de monde que personne ne portait d'attention particulière sur moi. Aujourd'hui, j'étais une étudiante comme les autres qui découvraient, comme une enfant captivée, des étals de marchant rivalisant d'ingéniosité pour attirer les regards. Je papillonnai au gré de mes envies, émerveillé par des bocaux d'herbes séchées étalés sur des draps rouges usés à même le sol, intrigué par des scintillements de bijoux miroitant au soleil sur des présentoirs en bois vernis. De grandes cages présentaient des oiseaux venus de partout à Dragon, des couples d'oiseaux chanteurs aux plumages gris à la jeune pie qui s'endormait sur son perchoir.
De partout à la fois, j'entendais crier des prix rivalisant de compétitivité, les marchands encourageaient l'achat de leurs étoffes précieuses, d'autres vantaient la qualité des métaux rares de ses colliers de gemmes. Des épées à une main élégamment forgées dans de l'acier noir usèrent ma résistance. J'aimais les jolies choses ; mais je devais être avant tout réaliste. Ce qu'il me fallait, s'était quelques tenues civiles, une série de fioles différenciable de celle de Dragon, un mesureur thermique et, si je pouvais me le permettre, un mortier.
Je ne fus pas difficile, la journée passait tranquillement, je visitais chaque étal, comparant les textures, la qualité ; je vérifiais jusqu'à l'épaisseur du verre des fioles qui m'intéressait. Aucun fragment de gemmes ne sortit de ma bourse avant d'avoir été mûrement réfléchi ; je n'achetai rien sans avoir évalué ou négocié le prix. Au bout de la journée, mon sac était presque plein et ma bourse à peine plus vide qu'à l'arrivée. J'avais pu acheter plusieurs paires de chausses, des tuniques et une ceinture en cuir muni d'un baudrier et d'attaches à anneaux avec des sacs à ingrédients assortis. La seule chose qui me manquait de ma liste était un bon mesureur thermique. Ceux que j'avais pu avoir entre les mains ne m'avaient pas convaincu par leur qualité ni pour le prix qu'ils m'en avaient demandé.
Je songeai à faire sans quand je me rappelai des marchands herboristes vers l'entrée du marché.
Cheminant en sens inverse, les bruits des rues se calmaient petit à petit, la fin de l'après-midi approchant. L'effervescence villageoise quittait les artères commerçantes pour rentrer et, avec ce lent départ, les marchandises se faisaient remballer. Les bonnes effluves de nourritures quittaient l'air ambiant, seule restait une poignée de commerçants hélant les derniers badauds, se promenant comme moi, peut-être à la recherche du bien manquant. Sur ma route, un grand étal large et profond aux couleurs vives m'arrêta dans mon élan. Je l'avais repéré à l'allée, avec ses longs portants de vêtements. La structure en bois couverte de toile abritait encore une petite foule de clients à cette heure plus avancée de l'après-midi. Je pensais à demain, aux tenues que les filles ne manqueront pas d'arborer. Je n'avais pas dépensé la moitié de la somme que je m'étais allouée pour le marché. Les étoffes colorées avaient raison de moi. Pragmatique, j'envisageai que cela ne me ferait pas de mal d'avoir une jolie robe pour pallier toutes éventualités.
Je me mordai la lèvre d'envie.
Au fond, je voulais aussi pouvoir me sentir belle, même si ce n'était pas des vêtements coûteux.
À l'ombre de la toile tendue, il faisait bien plus frais, la marchande, une grande dame replète très souriante, conseillait un couple de clientes sur l'achat d'un rouleau de tissus. Des femmes discutaient devant l'une des larges tables sur lesquelles étaient présentés des dessous habillés de dentelles, des chemises de nuit satinées, tous très différents de ceux en coton épais qui m'avaient été fournis avec mon uniforme.Mes doigts glissaient sur un portant de longue tunique estivale aux couleurs claires, les chuchotis alentours se faisant plus prononcés, une discussion me figea, mon oreille à l'affût.
« Je vous le dis, le Cardinal de Cerf est trop malade pour descendre ! Une prêtresse l'a dit à ma boulangère ce matin même ! » Mes mains sautaient négligemment d'un article à l'autre en m'approchant du trio de femmes ragotant. Ce n'était un secret pour personne au Saint-Siège que le vieux Cardinal paresseux et aigris ne faisait plus grand chose depuis longtemps. Les messes qu'il prodiguait faisaient partie des plus courtes de toutes, hormis celle du Pape.
« Paraîtrait que c'est le Cardinal de Loup qui se charge de l'office de cette année. » Chuchota l'une d'elles, sur le ton de la confidence.
Mon cœur rata un battement. Allait-il réellement être là demain ?
« Ce sera bien lui ! — confessa l'une des voix, se donnant un air plus important. — J'en ai eu la confirmation par le boucher ! Sa fille était la cochère qui avait été mandatée pour ramener le Loup parmi nous ! Mais il paraît qu'il viendra par ses propres moyens. » Les femmes semblaient scandalisées par ce bouleversement des traditions villageoises. De mon côté, je rougissais autant que s'il s'était trouvé à proximité de moi. L'ordre de mon intérêt pour le festival venait de changer du tout au tout. Là où j'avais seulement souhaité découvrir de nouvelles festivités, je me sentais fébrile de le savoir présent demain. Soudain, trouver une jolie robe m'apparut d'une importance capitale, je me rongeai de nervosité de paraître moins apprêté devant lui, tout aussi futile que soit cette pensée.
« Mademoiselle ? - m'interpella la marchande toujours aussi souriante. - Je peux vous aider ? Vous cherchez quelque chose en particulier ? » La profusion de vêtements me donnait le tournis, mon cerveau faisant la grève de l'esthétique.
« Oui, s'il vous plaît – baragouinais-je, – je cherche quelque chose qui m'irait bien pour le festival de demain. » Je fixai mes pieds, les joues écarlates à imaginer les prunelles de braises de mon Primordial, me détaillant dans une tenue qui ne plairait qu'à lui.
« Ah oui, je vois – la dame eut un petit ton complice en baissant la voix – mademoiselle veut se sentir belle pour voir son futur uni ! C'est pas ti' touchant ça ? On va vous trouver q'q chose qui vous mettra en valeur ! » Deux heures plus tard, après des essayages chaotiques, je sortis enfin avec les remerciements de la marchande, la bourse bien plus légère et le sac débordant. Je m'étais laissé avoir par la fièvre acheteuse. La commerçante vendait ses produits avec une telle dextérité qu'elle avait réussi à me convaincre d'acheter des ensembles de dessous. J'étais si gêné que je lui en ai pris cinq pairs. Ils étaient fourrés dans le fond de mon sac, suffisamment loin pour qu'Angie n'aille pas farfouiller jusqu'au bout de mon bric à brac. J'imaginais déjà tout le théâtre qu'elle me ferait en les voyant. Elle envisagerait forcément que j'avais acheté ça pour séduire son frère. Rien que de penser à la scène me fit grimacer. J'allais mieux les cacher en rentrant. Sûrement dans les jambes de mes nouvelles chausses.
Baguenaudant dans les rues, je découvrais les quartiers plus aisés de la ville, en demandant, ça et là, mon chemin. Je battais le pavé polis de rues entretenues, donnant sur des maisons en pierres, dont certaines façades s'ornaient de bas-reliefs de Dragon. J'arrivai à l'adresse de ce que les filles m'avaient mentionné comme étant une auberge, me trouvant devant une élégante maisonnée, pas plus différente des autres demeures du quartier. Peu sûr de moi, je fus soulagé de les voir arriver, peu après moi, toutes joyeuses et portant une grande house de vêtements chacune. Au moins, elles seraient plus intéressées par me montrer leurs folies que par mes achats utilitaires. Je me sentais sale à marcher sur les beaux tapis moelleux de l'auberge. À côté des filles, on voyait que j'avais passé la journée dehors dans des rues plus poussiéreuses. Une tâche de gras ornait le bas de ma chemise, sans que je l'aie remarqué, du moins, jusqu'à me retrouver avec elles. Sofia partit récupérer les clefs de notre chambre tandis qu'Angie me relata en détail la moindre partie de leur journée chez la modiste.
« Tu aurais dû être là ! Ça m'aurait aidé d'avoir ton avis sur le tissu ou la couleur. J'ai hâte de te montrer ce qu'on a acheté ! » Doutant de la moindre contribution notable que j'aurai pu apporter à leurs achats, je ne souhaitai pas contrarier Angie et lui souris gaiement en promettant que je l'accompagnerai, une autre fois. Une clef pour chacune d'entre nous, c'est mon amie qui prit le soin d'ouvrir la porte de notre « modeste » demeure pour la nuit. La pièce faisait bien deux fois la taille de mon dortoir. Deux grands lits doubles à baldaquin prenaient la longueur de la chambre, séparés par une grande fenêtre à haute tenture en velours. Un plus petit lit fonctionnel avait été poussé contre un mur.
Naturellement.
J'y installais mon sac, avant même que Sofia décide de la répartition des coins de nuit. Je connaissais si bien le comportement suffisant de cette dernière qu'il m'a simplement fallu évoquer les fioles que je m'étais offertes pour que le sujet de mes achats soit balayé et qu'on en revienne aux leurs. Ça allait être une longue soirée , mais je m'en fichai bien : demain, nous irons toutes au festival, je leur fausserai compagnie et passerai un peu de temps avec Aurore. Angie ne m'en voudra pas, d'autant que son frère ne serait pas là et qu'elle-même passera sa journée avec Ryan.
Je caressai l'arrondis de ma lune d'onyx en ponctuant mes réponses de « oh » et de « hmm », évocateurs à l'écoute distraite d'une conversation de satins et de frou-frou.
« As-tu hâte d'être à demain et de découvrir ton premier festival des Moissons de Léviathan ? »
La question me fit sourire. Angie ne pouvait pas se douter à quel point j'avais hâte d'être à demain.
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