Dies Lyncis 26 Octème
Lui
Dragonale 57:12-3
Loup nous dit :
« Par mes griffes, je vous défendrais, de mes crocs, je vous protégerais. Mon pelage vous servira d'abris, mon ombre sera votre ombre, ma voix sera la vôtre, car telle est ma force et mon pouvoir.
Je suis la protection et la famille. Je suis le gardien des unions. »
J'apprenais à de brillantes représentations de cycle avancé l'utilisation d'un acide de rat ailé très puissant lorsqu'une gobeline au service du Pontife sortit des ombres de ma salle de cours. Reconnaissable parmi les autres, ils étaient les seuls à arborer l'insigne de Dragon sur leurs tuniques, ce qui les distinguait et les rendait prioritaires pour toute demande. Cette dernière m'interrompit au moment où nous discutions d'un sortilège de protections pour les ustensiles, complexe sur sa prononciation.
« Celle-ci a un message urgent pour le Loup Cardinal. – me dit-elle de sa voix grêle – celle-ci doit donner le parchemin et celle-ci doit attendre la réponse du Loup Cardinal. » Cardinal, à nouveau ? Que me voulait le Saint-Père qui ne puisse pas attendre la fin de ma journée de cours ? Prenant le message qu'elle me tendait, je rompis le sceau, agacé par ce dérangement.
« Nathan,
J'ai besoin de toi en tant que Cardinal de Loup, dans une heure aux protocoles. Il y a un rendez-vous important qui s'est organisé en dernière minute. Tu dois être présent. Prend tes dispositions pour le reste de la journée. »
Pas très protocolaire ce message. L'écriture y était tremblante et rapide, signe que le vieil homme me l'avait effectivement fait porter en toute hâte.
« Va et dit au Saint-Père que j'y serai un peu plus tôt. — Je me détournai d'elle pour m'adresser à mes élèves. — Puisque notre cours est interrompu, vous me préparerez trois rouleaux de parchemin sur l'utilisation de votre choix pour cet acide. » Une fois que tous furent parti, je me dirigeai vers mon bureau pour décider de la marche à suivre. Mes élèves en fin d'après-midi devaient se rendre à la serre avec Élise pour déterrer des bulbes nécessaires à mon cours. Si ça avait été une autre classe, j'aurais simplement demandé à ma collègue de se charger de mes heures de cours, mais c'était la classe d'Anna, je ne souhaitai pas qu'elle ait à supporter plus que nécessaire le comportement de ma collègue. Si je demandais à Élise de simplement les relâcher pour la fin de journée avec un devoir à faire ? Je n'avais pas le temps de ranger ma salle de cours pour leur faire faire des heures d'études chez moi. J'allais probablement devoir faire une croix sur mon envie de la voir aujourd'hui. Mon gobelin messager envoyé chez Élise, je parti troquer mes vêtements de tous les jours contre ceux du Cardinal.
Le message du Pape était trop informel et peu détaillé pour que je puisse me préparer à la rencontre. Je le connaissais cependant assez pour savoir qu'il m'aurait prévenu si ce rendez-vous avait nécessité la tenue de cérémonie. Pas de soie donc, c'était déjà ça de moins à supporter. Pensez à la matière soyeuse qui me ramenait un peu trop à la nuit du festival. Elle avait pris un grand plaisir à la caresser et – Et il ne fallait surtout pas que j'y pense maintenant. La soutane en lin et un mantelet agrafé au col feraient parfaitement l'affaire, pour cette rencontre.
Une dernière vérification sur mon reflet et j'étais parti.
Je me rendais à l'aile des protocoles, au troisième étage, une suite de grandes salles réservées aux débats de jugement et autres affaires inhérentes aux ecclésiastiques. Cette partie du troisième étage se décorait d'immenses tapisseries de Dragon. Les scènes du livre Saint avaient été tissée par des maîtres de magie exceptionnels dans leurs finesses, chacune d'entre elles se qualifiait comme des œuvres d'exception aux détails impressionnants. Je m'y étais rendu combien de fois cette année ? Deux fois ? Trois ? Songeur, je me remémorai la première fois.
L'acceptation d'Anna au sein de Dragon.
À bien y penser, toutes les fois où je m'y étais rendu depuis, c'était à son sujet.
« Il y a beaucoup de choses que nous faisons depuis que notre Anna est là. »
Notre Anna. L'emploi du possessif et la sonorité de ces mots me plaisaient en me déconcentrant tout à la fois. Cela ne l'empêchait pas d'avoir raison, et pas seulement pour une histoire de rendez-vous clérical. Même si je restais sur mes gardes, mes échanges avec le monstre avaient aussi évolué. La présence d'Anna avait changé beaucoup de choses dans mon quotidien.Je m'arrêtai devant la seule salle des protocoles ouverte, la grande pièce richement décorée baignait dans la pénombre d'épais rideaux de velours en partie tirés malgré l'heure, un feu s'élevait dans la cheminée en pierre. Un pied dans la salle me fit maudire le col montant de mon habit. Mon arrivée ne passant pas inaperçue, je fus salué par les nombreuses personnes déjà sur les lieux. Ce n'était présent que des évêques dont la plupart m'étaient totalement inconnus. Je reconnus toutefois l'insigne brodé sur les soutanes de certains. Dragon crachant une flamme noire sur fond rouge.
La bannière du Feu sombre.
Quel que soit la discussion qui allait avoir cours ici, le sujet ne me laissait que très peu de doute.
« Cardinal de Loup – me saluèrent très bas, trois des membres du mystérieux groupuscule – Il est heureux que vous ayez pu venir aujourd'hui. Vous qui êtes aussi le Primordial du Feu sombre sacré, nous souhaitions vous voir depuis notre arrivée. Peut -être que nous pourrions discuter avant que ne commence l'audience ? » Me pensaient-ils si facilement flatté qu'il leur suffirait d'un ton obséquieux pour m'avoir ? Quelle que fut la raison pour laquelle je n'avais pas reçu de demande de rendez-vous, je ne risquais pas de leur accorder la moindre information tant que je ne comprenais pas pourquoi ils étaient là. Je perçus une odeur d'algue et de sel me chatouillant les narines en même temps que l'accent chantant de mon collègue de Sanglier.
« Tiens Nathan, bonjour ! Enfin, Cardinal de Loup, excuse-moi. Bonjour à vous aussi. » Tomas vint se tenir à côté de moi. Il arborait fièrement l'habit cardinalice vert sapin ; ses colobomes de chat brillèrent d'une lueur enjouée en nous observant tous. Son titre devait être tout nouveau, je n'en avais lu aucune mention dans mes parchemins.
« Bonjour à vous aussi, Cardinal de Sanglier. » J'étais plus froid que je ne le devrais. Le monstre remontait des relents de jalousie à son égard quant à la mention d'Anna sur le « petite louve » dont il la surnommait. Le voir habillé comme ça ne m'aidait pas non plus à le porter dans mon cœur. Il me rappelait bien trop Sêbb, d'abord son poste, ensuite son titre de Primordial et maintenant ça. J'avais décidé de rester le plus neutre possible avec lui, mais chaque nouvelle chose que j'apprenais sur lui, chacune de ses actions, le faisait pencher dans la catégorie des collègues dont je me méfiais. Comme Élise.
« Tu ne trouves pas qu'on suffoque ici ? Sais-tu pourquoi nous avons été convoqués au pied levé ? » Malgré la froideur de mon ton, Tomas ne semblait pas s'être départi de sa bonne humeur. Son sourire restait aussi large qu'à son arrivée. L'un des évêques qui m'avait abordé quelques minutes plus tôt me surpris en lui répondant.
« Cela m'étonnerait que le Cardinal de Loup sache pourquoi nous avons demandé une audience, ne le prenez pas mal. Seul le Saint-Père connaît nos motifs. Mais ne vous inquiétez pas, vous en saurez plus très bientôt. » Ce bientôt arriva très vite. Les discussions se turent toutes à l'arrivée du cortège pontifical. Le teint du vieil homme en tête de file était cireux. Il semblait avoir écopé de rides en plus, si cela restait encore possible. La mozette sur ses épaules le faisait paraître plus petit et plus mince qu'il ne l'était déjà. Il marcha la tête haute, encadré par les quatre derniers Cardinaux, suivis de nombreux prêtre gardien, jusqu'à l'estrade de la pièce, pris place sur son haut trône au centre de l'arque-lune et d'une voix qui se voulait forte, nous appela à nous installez. Assis à côté de la Cardinale de Chouette, la seule pour laquelle j'avais de la sympathie, je voyais Tomas, à l'autre bout de la table arque-lunée, m'offrir l'un de ses grands sourire mutins dont il avait le secret.
Le Pape attendit que tous les évêques soient installés sur les bancs de foi face à nous, avant de prendre la parole, d'un ton fort mécontent, sa voix renforcée par la magie d'un prêtre de soin dans son dos.
« Cardinaux, Grands-évêques, évêques. Nous nous réunissons aujourd'hui à la demande pieuse de la Grande-évêchesse d'Écaille Rouge ainsi que du Grand-évêque des Landes crépusculaires. Ils ont invoqué leur devoir pieux de s'entretenir avec nous tous aujourd'hui. » N'importe qui le connaissant un peu pourrait entendre la désapprobation du Pontife. Du moins, je le connaissais assez pour la déceler. La grande-évêchesse, une petite femme au nez allongé et au menton pointu, habillée d'une soutane rehaussée de nuances de rouge, d'une capeline rouge sombre brodée également de la bannière du feu sombre, fut la première invitée à venir parler devant nous tous. Elle entama son discours d'une voix confiante, le visage serein.
« Depuis des siècles, des générations de familles comptant de nombreux ecclésiastiques dans leurs généalogies transmettent ce conte, légendes et informations sur le grand pouvoir du premier des quatre grands. Le feu sombre n'est pas seulement le pouvoir mythique appartenant à Dragon. Il est aussi un legs à son gardien d'élément.La femme était une oratrice de talent. Elle avait dû travailler son discours. Dans sa présentation, elle ne manquait pas de présenter les familles comme étant de fervents croyants au sang pur.
La grande-évêchesse ne cherchait pas l'aval du vieux Pontife. Le spécisme était, de son point de vue, le plus grand échec de la spiritualité. Non, la femme devant nous touchait le plus grand nombre d'évêques présents.
« Notre voix – dit-elle –, notre ferveur pieuse, tout notre être et notre dévotion appartiennent à Dragon. C'est donc pour cela que nous prêchons la Parole du Feu sombre. Nos familles prient et s'unissent pour son retour à chaque génération. Nous l'attendions tous. » Des générations avaient attendu un pouvoir ? Un pouvoir qu'Anna possédait. La grande-évêchesse se rassit, laissant la parole à son homologue des Landes.
« Si l'assemblée me le permet, je vais vous conter la légende, celle là même qui vous éclairera peut-être sur l'importance du feu sombre. » Des exclamations d'approbation s'élevaient des nombreux évêques présents dans la salle. La permission du Saint-Père arriva d'un geste sec.
« Dragon, le premier des quatre grands, la Déité primordiale, créa le monde, aidé par les trois grands qui suivirent sa venue. De son cœur la terre naquit, de ses épines dorsales les montagnes sont apparues, ses écailles ont façonné le monde et sa queue créait les sillons de nos lacs et nos rivières. Notre terre apparaît parfaite, à son effigie. » L'homme ouvrit les bras, la stature bombé, les sourcils froncés.
« Nous connaissons tous l'histoire de la création. Aidé par ses Esprits tutélaires gardiens, Dragon, d'un souffle de son feu, créa les hommes et chacun des Esprits investit un peu de leurs être en nous. Mais Dragon à fait plus que ça. » Jusqu'à présent, le grand-évêque n'avait fait que répéter les paroles de la création Dragonale. Sa dernière affirmation, en revanche, sortait du cadre connu.
« Dans la légende, un grand mage a découvert, peu après la grande guerre sainte, que Dragon, dans sa grande sagesse, en vue de garder l'équilibre du monde des hommes, a légué son feu sombre à Loup. Il a chargé l'Esprit de faire régner l'équilibre de Dragon en s'incarnant, le temps d'une vie, sur nos terres et ainsi assurer la pérennité du monde. Nous appelons son incarnation une « Essence »
Une essence. Le loup de fumée dans l'esprit d'Anna l'appelait Mea essentia. Avec Amélia, nous avions jugé que l'Esprit avait offert à Anna un pouvoir supérieur, une parcelle de pouvoir de Dragon. Mais sa réincarnation ?
« De nombreux prêtres ont travaillé, ce dernier millénaire, sur l'explication des incarnations de l'Esprit. Nous avons recoupé des événements particulièrement horribles de notre spiritualité ainsi que des dizaines d'années d'opulence spirituelle, venus avec ce que l'on pense être des apparition d'une essence de Loup. Nous avons énormément de chance que sa réincarnation se trouve aujourd'hui entre les murs du Saint-Siège. » Je me crispai sur ma chaise, les poings serrés ; le regard étréci ; la bête grondant. Je suspectai que leur intérêt allait à l'encontre des désirs d'Anna et surtout des miens.
« Bien sûr – continuait-il en captivant les clercs, subjugués par ses informations – nous ne sommes pas encore tout à fait certains que ce soit l'essence de Loup, malgré les événements qui nous ont été comptés, venant du festival des moissons de la ville de Sombre aile. Nous n'occultons pas la possibilité d'un don de magie supérieur offert par l'Esprit. Qui plus est, nous sommes également conscients du statut d'Apostat de la jeune femme et - »
Mon poing s'abattit sur la table, le fracas du coup résonnant dans la salle surchauffée.
« Grand-évêque – grondais-je, coupant la parole à l'homme qui ne tarderait pas à subir ma colère. - J'ai interdit l'utilisation de ce mot pour qualifier ma représentation. C'est ma volonté et avec elle, celle de Loup. Je ne donne qu'un avertissement. Ne l'oubliez plus. »
M'emportez n'apporterait rien à la situation d'Anna, j'en avais conscience. Cependant, ce mot lui avait déjà fait tellement de mal que je ne souhaitais plus jamais l'entendre affilié à son nom. Le grand homme me fit des excuses, suivies d'une révérence respectueuse en repentance, telle que le voulaient les lois de Dragon.
« Cardinal de Loup, je ne reproduirai plus cette grossière erreur, soyez en assuré. » Durant la suite de son discours, ponctué par des quintes de toux de plus en plus répétées du Saint-Père, il revint sur les différents incidents arrivés aux cours des siècles sur les terres de Dragon, d'incendie immense et inexplicable aux vagues de froid qui ont décimé tout un village.
« Bien entendu, nous pourrions la tester de suite, il nous serait facile de découvrir si elle est bien la réincarnation de Loup. Auquel cas, ce serait un trésor pour notre spiritualité. Nous souhaitions convaincre ainsi le Cardinal de Loup, qui s'avère, très heureusement, être également son Primordial, de l'importance d'obliger le Feu Sombre à suivre le chemin de prêtrise, elle pourrait - »
« Non. » Un puissant grondement caverneux et sifflant couvrit le mien, en provenance du Saint-Père. La magie palpitait autour de lui, une aura rouge intense éclairait la pièce ; écrasait de sa puissance les personnes visées par son courroux. Le grand-évêque effectuait une génuflexion rapide à l'émanation du puissant pouvoir de Dragon.
« Je n'autorise personne à tester cette jeune femme. Je n'autorise personne à obliger cette jeune femme à quoi que ce soit. J’interdis formellement à tout membre portant la bannière du Feu sombre d’interagir avec cette jeune femme. Vous attendrez, comme nous tous, une émanation de l'Esprit qui confirmera, ou non, vos théories abracadabrantes. » Une nouvelle toux, plus virulente que la précédente, affaiblit l'aura de Dragon, telle une bougie qui vacille.
« Bien sûr, nous comprenons votre virulence, Saint-Père, peut-être, mes paroles ont été mal interprétées, nous ne souhaitons pas de mal à la jeune femme , mais nous pensons simplement à l'avenir du territoire tout entier, si nous pouvions vous convaincre que - » La pression dans l'air s'accentuait, le degré de la pièce s'accroissait, rendant l'air presque irrespirable. L'atmosphère devint suffocante, l'air tremblait dans la pièce, je transpirai à grosse goutte, ma soutane se collait à ma peau suante.
« J'ai dit non, — siffla la voix Dragonale du Pontife — vous n'agirez d'aucune façon, à moins d'un ordre contraire de ma part. Tant que je serais le Primordial de Dragon et le Pape de ce Saint-siège, mes mots sont de foi et ma parole fait la loi. Ainsi ai-je décidé. » Le prélat avait perdu de sa superbe au verdict du Saint-Père, j'avisais toutefois le sourire épanoui sur le visage de sa collègue. Quelque chose me dit qu'ils n'avaient pas tout perdu en venant ici aujourd'hui. L'aura de pouvoir se dissipa dans la salle, des prêtres de soins se relayaient dans le dos du Pontife, de là où je me trouvais, je voyais ses mains trembler et son dos se courber à nouveau.
« Prélats partisans de la bannière du feu sombre– prononça le Saint-homme avec difficulté, d'une voix cassée – nous devons discuté d'autres affaires plus commune. Vous êtes invités à rester ou à partir, si d'autres obligations vous sollicitent ailleurs. » Des regards s'échangèrent, notamment entre les deux grands-évêques ayant pris la parole plus tôt. Tous finirent par rester.
« Le premier sujet concerne l'envoi de renforts de prêtres de soins dans le sud du territoire, dans une bourgade nommée Carmin sur Griffe. » Certains débats furent longs. Tel ou tel évêque appuyait des recommandations de prières, d'autres argumentaient sur le coût. D'ordinaire, nous discutions des questions relatives aux saints-sièges en plus petit comité, voire même par des réunions auxquelles je n'assistai même pas. L'arrivée de nombreuses têtes de foi reconnues ne doit pas être étrangère à ce changement. Le sujet que nous venions de terminer concernait les dates des inspections de cours de second et troisième cycles généraux par les prêtres en vue des examens. Je notais celle qui m'intéressait dans un coin de ma tête, en gardant une oreille distraitement dressée.
« Nous abordons à présent une demande nous venant du professeur Stark. Il souhaite voir le renforcement des patrouilles autour du Saint-Siège, jusqu'à ce que l'on retrouve l'animal qui a tué l'un de nos chevaux. » Le sujet me surpris et me fit perdre un peu de mon sang froid. L'histoire m'était complètement sortie de l'esprit. J'avais été obligé d'abattre le cheval, la nuit du festival ; sans quoi, il aurait subsisté le risque qu'Élise soit mise au courant de ma relation avec Anna. Mon mensonge avait fait l'affaire, Alaric m'en voulait encore de m'être laissé désarçonné. Ma fierté de cavalier en avait pris un coup en revanche.
« Je n'aime pas particulièrement manger du cheval non plus – grommelait le monstre –, mais nous l'avons fait pour elle ». Je m'étais mêlé au monstre cette nuit, pour une question pratique : nous étions plus rapides sous cette forme pour engloutir la bestiole. Des kilos de viandes m'avaient d'ailleurs pesé sur le ventre pendant des jours. Les restes avaient été éparpillés pour les charognards. L'ensemble des clercs rejetèrent la demande, la jugeant trop coûteuse pour un seul animal. Je me sentais désolé pour mon collègue autant que soulagé que l'affaire soit enfin classée. De nombreuses autres questions furent portées à l'assemblée, des points sur l'entretien, des plaintes venant de villes frontalières. Je peinais à rester attentif, la chaleur me rendait somnolant.
« Nous enchaînons avec le dernier sujet de la journée. Celui-ci nous vient du Primordial de Sanglier qui, depuis ce matin, porte également le titre de Cardinal de Sanglier. » J'observai l'attitude assurée de mon collègue : il exprimait le même visage joyeux depuis le début de l'audience. Le Saint-Père nous présenta la mention de Tomas, son souhait de renouveler l'accession aux Arcanes par des visites en cours de magie ainsi que par un examen d'entrée en fin d'année, en même temps que les autres examens de représentations. Je m'interrogeai sur la présence de ce sujet au sein d'une assemblée de prêtres, c'était le genre de questions fréquentes que nous voyons entre nous et qui se ratifiait chez Liam.
« La Primordiale de Chouette a dénié le droit au Primordial de Sanglier de venir assister à son cours. La question sera donc soumise à un vote de notre part et la décision officielle parviendra ensuite aux deux parties. Des objections ? » Bien entendu, personne ne vota pour Amélia, que Dragon me préserve, j'avais déjà donné mon accord d'usage à Tomas et aucune raison valable pour le lui retirer devant tous. Je trouvais seulement regrettable que les deux n'aient pas su trouver un terrain d'entente en dehors de la juridiction pontificale.
« La mention est acceptée en faveur du Primordial de Sanglier. Je juge que deux inspections par cours, trois au plus, devraient vous être suffisantes. Cardinal de Sanglier, vous pourrez les débuter en Novème Dragonale. Veillez à prévenir le chancelier O'Neil qu'il intègre vos inspections aux horaires. » Deux prêtres de soins soutenaient de leurs prières le vieil homme à la respiration sifflante. Il était évident que le patriarche avait besoin de se reposer, ce fut le moment que choisit Tomas pour se lever et prendre la parole, sans se soucier de l'état du vieux Pontife.
« Excusez-mon outrecuidance, Saint-Père — vint-il s'agenouiller devant lui — puis-je prendre la parole un instant, j'ai une requête à vous soumettre ainsi qu'au Cardinal de Loup ». Une main de minutes passa, je regardai Tomas, toujours agenouillé, ne montrant aucun signe de gêne au regard inquisiteur du Pontife. Il resta patiemment dans cette position, jusqu'à recevoir un signe d'assentiment.
« Je vous remercie, Saint-Père, je vais aller droit au but. Je me fiche que cette jeune femme soit une essence d'Esprit, une réincarnation ou autre. Après les événements que l'on m'a relatés du festival de Sombre aile, il est plus qu'évident qu'elle a besoin d'un apprentissage de magie plus poussé. Si vous m'y autorisez, je pourrai la prendre dès à présent à des cours d'un niveau plus poussé ou, mieux, à des cours particuliers ? » Le monstre aurait été moins attentif, le mensonge de Tomas me serait passé sous le nez. Je ne cherchais pas à comprendre pourquoi il cachait s'intéresser à elle en tant qu'Essence. Tout ce que je savais, c'était qu'il mentait pour atteindre Anna.
« Je vais vous donner ma réponse, Primordial de Sanglier. Son Primordial et aussi comme Cardinal de Loup, ainsi vous aurez ma réponse, sous tous mes titres. En tant que Primordial, je ne trouve pas judicieux de l'envoyer dans un cursus plus poussé ni même de la privilégier avec des cours privés. Ses pouvoirs et son ancienne vie la mettent déjà suffisamment à l'écart des autres représentations pour qu'on l'accentue. » En même temps que je parlais, mon lien spirituel palpita dans mes veines. Loup s'activait dans mon esprit sans que je perçoive ses intentions,
« De plus, - continuais-je, déstabilisé par les mouvements de l'esprit, - comme cette dernière n'est pas encore certaine de prendre les arcanes, même en parcours secondaire, je serais contre toute forme d'obligation qui irait contre les désirs de ma représentation. J'en invoque pour ça mon droit de décision conféré par les lois de Dragon. » Une pression de magie étrangère vint s'étendre en partant de mon épaule. D'abord diffuse, elle s'accentua, allant jusqu'à m'enserrer l'esprit. La présence se heurta à ma défense spirituelle consolidée par le monstre grognait sur le qui vive, accompagné de Loup, être de feu sombre et de fumée.
Qui que ce fut, il disparut à l'écoute du verdict du Pape. Ce dernier respirait avec plus de facilité, sa voix reprit de l'assurance.
« Les lois de Dragons sont incontestables. Le Primordial de Loup gardera la main mise sur toutes décisions concernant ses représentations. Primordial de Sanglier, votre demande est rejetée. L'audience est terminée. » Avec le départ du pape, des gobelins furent mandatés pour le rangement de la salle. Les évêques discutaient entre eux de l'audience qui venait d'avoir lieu. En pleine réflexion sur l'identité du fouineur spirituel, je fus hélé par Tomas, tout sourire, le visage avenant ; ses colobomes de chats luisant de froideur.
« Je vais être franc avec toi, Nathan – commença-t-il sur un ton bas et neutre contrastant avec son masque de joie – Je n'ai rien contre toi personnellement, mais si tu interfères avec mes projets, sache que je finirai par découvrir le secret que tu caches. » L'odeur particulière d'algues et d'eau salée exhalait de lui. J'avais la certitude d'avoir déjà senti ce mélange peu commun, mais où ?Tomas soupira, l'air soudain fatigué, un soupir similaire à celui que poussait le vieux Pontife, avec le poids de nombreuses années sur les épaules.
« Nous pouvons nous entendre ou je peux devenir une plaie dans ta vie, telle que tu n'en as jamais connue. » Tomas se téléporta, me laissant seul avec une bête en rage.
« Nous savons ce qu'il veut – m'argua le monstre, une fois encore – éloignons-là d'ici ou tuons-le. Mieux. Faisons les deux. » Dès notre retour aux appartements, il n'avait pas arrêté, allant même jusqu'à me donner un début de migraine à cause de ses aboiements incessants.
« Je ne vais pas l'emmener à l'autre bout du territoire ni tuer qui que ce soit pour des suppositions et les prémices de ta jalousie ». Et pourtant, je repensais à la manœuvre d'intimidation de Tomas, aux désirs des deux grands-évêques de diriger sa vie. Je ne voulais pas être comme eux.
« Tu sais qu'elle nous aime désormais. Je suis certain qu'elle nous suivrait loin d'ici la sale bête ne cessait de grognonner des promesses de sang à l'encontre d'un fourbe aux yeux de chat.
« C'est parce que nous l'aimons aussi que nous devons tout faire proprement, et ne l'a forcé à rien. On trouve une solution pour qu'elle soit heureuse, on l'encourage à nous en parler et si elle accepte, on s'en va avec elle. » L'interdiction papale à l'esprit, je décidai, après la rédaction de ma lettre, que le cher inconnu d'Anna n'étant pas visé, je pouvais coucher sur papier les histoires sur le feu sombre que l'on nous a relaté aujourd'hui.
Elle avait le droit de tout savoir.
« Tout savoir ? » Un grondement triste ressortit de mon âme.
Oui, de toi aussi, il faudra que je lui parle un jour.
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