Dies Aprum 6 Novème Dragonale
Elle
Dragonale 3:1-6
« C'est en Novème que la puissance de Dragon s'éveille. L'arrivée de l'automne, comme le crépuscule des saisons, croît le pouvoir du premier des quatre grands. Unis soi sa venue, car c'est lui qui apporte la paix au monde. »
J'évitais les regards courroucés que me lançait Angie de la table du Loup. Assise entre Aurore qui terminait un devoir important pour le cours d'Astronomie et Alexandre, je maintenais les yeux fixés sur mon assiette pleine de crudités.
« Elle ne sera pas toujours fâchée contre toi – m'expliqua Alex – je la connais depuis notre entrée au Saint-siège, elle n'est pas rancunière. Si son frère ne t'en veut pas, il finira par lui faire entendre raison. » Je marmonnais face à la certitude de mon ami, quoi qu'il en pense, Angie ne faiblissait pas dans son attitude glaciale envers moi, cela empirait même quand, comme aujourd'hui, Chris venait me saluer sur son temps libre. Il ne me touchait plus et si parfois je le surprenais à porter un œil affectueux sur moi, il se comportait désormais comme un simple ami. Je doutais qu'Angie approuve cette amitié, même si elle n'en disait rien.
« Tu es certaine que tu ne vas pas t'ennuyer pendant les congés ? Deux semaines, c'est long quand même. Ça ne me dérangera pas d'annuler les miens et de rester au Saint-Siège avec toi. Il me suffit d'envoyer une lettre à ma sœur. »Une semaine plus tôt, il me proposait de venir en congé chez sa sœur avec lui, juste après qu'Aurore m'ait fait la même proposition. J'avais refusé cette idée tout net, à l'un comme à l'autre. Je grignotai sans appétit un morceau de carotte, l'air de réfléchir à son idée.
Ce « Alexandre » semble avoir le béguin pour toi. Les mots écrits par mon inconnu pouvaient ils avoir un fond de vérité ? J'osais espérer que non.
« Tu sais Alex, je vais sûrement passer mes congés à la fabrication de potion. Tu sais que j'essaie de me faire un peu d'argent. Je n'aurai rien en sortant du Saint-Siège, il est nécessaire que je commence dès maintenant. » Mes amis ont tous des familles sur lesquelles compter à la sortie de leurs études. Un toit quelque part. À moins de devenir prêtresse, je serai seule en sortant d'ici.
« Elle a raison de faire ça – ajouta Aurore, son devoir terminé – si j'ai bien calculé, je finirai mes études avec deux cycles de vœux, sans échec, et mes parents me poussent déjà à chercher un lieu où travailler et le sujet de ma première recherche en tant que spiri-zoologiste. C'est tout à fait normal qu'Anna veuille se garantir un avenir. » Alex leva les bras théatrals, une expression affligée sur le visage, les pupilles luisantes d'une lueur plus mauvaise.
« Pauvre de moi qui suis entouré de filles trop studieuses – clama-t-il si fort que les représentations des tables voisines rirent de bon cœur – que vais-je devenir ? »Souriante à la prestation de mon ami, je remerciai tout bas le Dragon que, parmi tous ceux de mon ancien groupe d'amis, il ait choisi de rester avec moi. Il était un bout en train, apprécié par tout le monde pour ses pitreries. Grâce à sa présence, je n'étais pas complètement ostracisé par les plus jeunes Loups. Une petite part de moi songeai à ce que venait de dire Aurore, pendant que je m'amusai du théâtre d'Alex. L'alchimie était un cursus qui prenait entre trois et cinq ans de cycle de vœux. Cinq ans. Si je les faisais, je sortirai d'ici l'année de mes trente ans. Un intense regard d'onyx venait peser dans la balance de mes choix d'avenir dès que je me mettais à y penser. Je ne doutai pas du désir qu'il ressentait pour moi ; mais était-ce suffisant pour tout quitter ? M'aimait-il ? Mon corps souhaitait ardemment me remémorer quelque chose que j'ignorai, assez pour que les prémices d'une brume grisâtre cherchent à s'emparer de ma tête.
« Anna, nous devons aller en cours ! Tu n'as même pas fini ton repas. – Aurore regardait ma pauvre assiette de crudité à peine entamée – Franck m'a dit qu'il nous attendrait avant de rentrer en cours. » Elle resta silencieuse quand je n'emportai avec moi, qu'une poignée de radis. Aurore m'avait déjà sermonné à ce sujet. Elle s'inquiétait pour moi, à raison sans doute. De quelle façon pourrais-je lui expliquer que les voix dans ma tête m'ôtaient le goût de ma nourriture ?
Elle me prendrait pour une folle.
Nous marchions dans les couloirs, slalomant parmi les nombreuses représentations qui se rendaient à leurs propres cours. Je me sentais lourde, buttais plus que d'habitude contre les autres. Je rentrai les épaules en essayant de rendre ma carrure moins imposante, mon sac pressé contre mon ventre, camouflet évident pour prendre moins d'espace.
« Tu prends trop de place », susurrèrent des petites voix maligne à l'intonation trop proche de celle de Sofia. Je pouvais paraître forte autant que je le souhaitai, elle avait réussi à saper ma confiance en moi. Cinq ans à devoir supporter des gens comme elle autour de moi ? Avec le brouillard de voix, je pensais cela sincèrement impossible. Elle allait se lasser, au bout d'un moment. Je ferai parti du décor, je me fondrai dans les tapisseries du donjon pour qu'ils finissent tous par m'oublier.
« Je vous laisse là – nous dit Alexandre – j'ai cours d'Enchantement spirituel et je ne veux pas écoper d'un nouveau retard avec la Primordiale Riidh ! Anna, si tu ne finis pas trop tard, je te retrouve tout à l'heure au salon ! » Il fila sans attendre, glissant entre les représentations en nous lançant un dernier clin d’œil amusé. L'aile du donjon menant à notre cours de runes faisait partie des endroits où l'on pouvait voir le plus grand nombre de gobelins apparaître et disparaître. Le statut de chancelier du professeur O'Neil le mettait en première ligne pour recevoir, entretenir et gérer les affaires du Saint-Siège. Des dizaines et des dizaines de gobelins se déplaçaient sans ce téléporter, entrant et sortant de salles auxquelles nous n'avions pas accès. Dans la cohue de petits êtres carmins, je cherchais Silmi du regard. Je commençais à m'attacher à la petite gobeline à la dent cassé, surtout depuis la dernière fois qu'elle m'avait apporté les notes de mon inconnu.
« Celle-ci ne peut pas parler de celui qui envoie – m'avait-elle dit, ses petits yeux rougeoyants, peinés –, mais celle-ci est heureuse de pouvoir servir, car celle-ci voit la louve Anna et voir la louve Anna rend celle-ci heureuse. » Sa déclaration avait été si mignonne ! Si je la voyais à l'extérieur de ma chambre, peut-être avec des documents cachetés, dans les mains, cela pourrait me donner une piste pour trouver mon inconnu, qui sait ? Je pouvais bien rêver un peu. Je ne trouvais pas Silmi. Par contre, un attroupement inhabituel de représentations s'agitait devant notre salle de cours.
« Vous êtes enfin là ! Franck nous rejoint affublé d'un air grognon, les mains enfoncées dans les poches – Vous en avez mis du temps pour monter deux étages ! J'ai supporté les harpies hystériques pendant au moins dix minutes ! » Aurore détaillait du regard, la mine dépitée, les nombreuses filles qui traînaient à l'entrée, nous bouchant la porte et la vue.
« Que font toutes ses représentations ici ? Et pourquoi n'es-tu pas rentré si elles te gênaient tant que ça ? » L'expression de Franck se fit boudeuse, il cachait son attention timide pour Aurore sous une attitude de grognon bourru mal léché qui lui donnait l'air d'un nounours mécontent.
« Si c'est comme ça, je ne vous attendrai plus la prochaine fois – grommela-t-il – Vous verrez bien quand nous serons à l'intérieur. De toute façon, le cours va bientôt commencer et le professeur O'Neil ne laissera jamais sa porte ouverte avec tout ça dehors. » Tous les Esprits tutélaires étaient représentés parmi les nombreux élèves en pâmoison devant la porte. Aurore joua des coudes pour nous faire entrer, nous permettant de découvrir l'objet de tout ce cirque. Tomas était posé nonchalamment sur le bureau du professeur O'Neil, une belle chemise verre bouteille illuminait son teint olive ; ce tendait sur sa musculature bien dessinée. Il offrait un regard séduisant aux jeunes femmes présentes devant la porte.
« Au moins on sait pourquoi elles sont là – chuchota Aurore, affligé par le comportement qu'elles affichaient – elles sont puériles à agir ainsi avec le Primordial. Un troupeau d'admiratrices, voilà tout ce qu'elles sont. » Mon amie pesta également sur l'outrage du vol de nos places à l'avant, habituellement déserté par la majorité des élèves. Je songeai que la présence de Tomas devait être lié à ces fameux cours d'arcanes auxquels tout le monde rêvait d'accéder. Nous nous dirigeâmes tous les trois vers les places les plus hautes de la salle en croissant de lune, une voix à l'accent chantant, quelque peu surprise, me parvint suivie d'exclamations jalouses. Je me retournais pour voir le Primordial se diriger vers moi, un demi sourire malicieux étendu sur ses lèvres épaisses.
« Petite Louve ! Quel plaisir de revoir tes beaux yeux ici aujourd'hui. – Son compliment me mettait mal à l'aise, surtout que tout le monde portait une attention particulière à notre conversation. - À vrai dire, je suis surpris et un peu déçu. Je te pensais plus âgé qu'une élève de second cycle. » Il ne connaissait visiblement ni mon âge, ni mon prénom. Nous n'avions pas réellement discuté depuis ce fameux jour d'Octème à l'infirmerie, la plupart du temps, nous nous croisions à peine entre deux couloirs. Personne n'avait encore dû lui dire qui j'étais. Ça ne saurait tarder, pensais-je, il finira bien par le savoir si j'ai cours avec lui l'année prochaine. Ou même avant, à en juger par la manière dont je sentais le poids de nombreuses paires d'yeux jaloux posés sur moi.
« J'ai vingt-quatre ans – soutins-je, le ton détaché – si je suis encore en second cycle, c'est parce que j'ai eu beaucoup de problèmes avant d'arriver ici. » Pas besoin d'en dire plus, les professeurs l'avaient certainement déjà mis au parfum sur la présence d'une apostate au Saint-Siège, il additionnera bien vite deux et deux.
« Mais quelle grande fille ! Vingt-quatre ans, rien que ça. — Il me toucha le nez en le frôlant de son index. — Devrais-je te rebaptiser ? Grande louve, c'est beaucoup moins mignon que petite louve, tu ne trouves pas ? » Son geste me raidit de surprise, sa peau sentait comme les étendues d'eau de mer qui bordaient le Saint-siège Manticale. Mon nez me picotait là où il m'avait effleuré, le loup de fumée dans mon esprit mit mes sens en alerte, éveillant mon lien de magie spirituel. Je n'appréciai pas son air séducteur, ni la lueur de satisfaction qui brillait dans ses yeux bleus.
« Mon prénom, ce sera amplement suffisant ». Ma voix était sèche et mon ton décidé. Je ne voulais pas laisser croire que je le laissais flirter avec moi, même aussi innocemment.
« Dit-moi comment tu t'appelles dans ce cas, audacieuse petite louve. Ça pourrait être un bon début, ne trouves-tu pas ? » La salle me parut soudain bien plus calme, la porte venant d'être fermée. Au même moment, Aurore m'appela, m'attirant à elle en me chuchotant que le professeur O'Neil venait d'arriver. Elle m'écarta de la proximité du Primordial qui fronçait désormais les sourcils à mon intention. Notre professeur nous salua tous en s'excusant de la voix traînante. Il s'installait tranquillement une pile de documents sous le bras, la tête tirée jusque par terre, une tasse fumante posée sur le bureau.
Je ne pensais pas avoir vu un jour le professeur O'Neil en classe sans son café.
« Bien, mes chères représentations, comme vous le voyez aujourd'hui, nous avons la chance d'accueillir le Primordial de Sanglier, le professeur d'arcanes du Saint-Siège. Il est là aujourd'hui pour évaluer votre travail, votre volonté et voir par lui-même si vous êtes apte ou non à rejoindre son cours l'an prochain. » J'avais donc raison, sa présence avait bien tout à voir avec la matière qu'il dispensait. Mon primordial m'avait pourtant parlé de cours d'essai, courant Décème ou Onzème. Ma décision de prendre les arcanes n'était pas encore arrêtée. S'il était déjà là, je devrais prendre une décision à la hâte.
« J'apporte une petite précision à ce que mon collègue vient de vous dire – avança Tomas, un sourire lumineux offert aux groupes de représentations – Aujourd'hui, j'évalue une première fois vos volontés, mais quoi que vous réussissiez à faire, ce ne sera d'aucune façon un ticket d'entrée à mon cours. » Beaucoup déchantèrent à cette annonce, des chuchotis parcouraient la salle. Il n'en donnait pas l'air avec ses manières avenantes et son charmant sourire ; il n'en restait pas moins strict.
« Pour le moment, je vais vous laisser faire les exercices de votre professeur. J'interviendrai parfois en replaçant certains d'entre vous durant le cours et nous verrons ce qui pourra être fait en fin de journée. » Le professeur O'Neil nous présenta l'intitulé du premier exercice par groupe de deux, nous devions, tantôt étouffer le feu, créer ou maintenir sa flamme allumée, et ce, pendant une minute. Je laissai Aurore faire l'exercice avec Franck. Tous deux n'avaient aucun souhait de continuer en arcanes l'an prochain, pas même en runes, je trouvai injuste de les confronter à ma volonté magique. Au moins, ils s'amuseraient tous les deux. C'est ce que je me disais en me prêtant au jeu avec une autre représentation d'Ours. Le garçon ne semblait pas ravi de m'avoir pour partenaire, notre professeur évitait lui-même de faire des présentations avec moi désormais.
J'essayai de prendre mon temps, autant que possible, pour donner une chance à l'ours en face de moi, au front emperlé de sueurs. Petit à petit, Tomas changeait l'énoncé de base, il tournait entre les rangs, soupirait, replaçait des élèves. Très vite, il m'éloigna des bancs courbés du fond de la classe, je me retrouvai sur le premier rang, son regard critique posé sur la flamme intense qui brûlait dans la paume de ma main.
« Petite Louve, je voudrais te voir faire autre chose. Au lieu d’anéantir la flamme de ton adversaire, réduis-la simplement de moitié et maintiens-là ainsi. » Je me rendis vite compte que l'exercice était bien moins aisé de cette façon. Asphyxier le feu de quelqu'un ne nécessitait pas une grande réflexion, je l'éteignais avec une dose plus ou moins modérée de volonté. Maintenir le feu à la puissance voulue, tout en combattant la magie de l'autre, s'avérait être un travail bien plus complexe. Une pression pas assez forte de vent et la flamme reprenait la taille de mon adversaire, trop forte. La mèche se soufflait comme une mèche de bougie dans une tempête.
« Tu utilises mal tes runes, petite louve, tu t'es tellement habitué à écraser tout le monde ici avec des entraînements aussi simplistes que « tient » ou « détruit » que tu ne cherches pas à t'améliorer. » D'une certaine façon, j'étais déçue de moi-même à entendre prononcé ce verdict. J'avais l'impression d'avoir échoué avec ce cadeau de magie offert par Loup. Le gong sonnant la fin du cours retentit alors, les représentations surexcitées par les congés se ruèrent dehors. J'allais rejoindre Franck et Aurore, restés dans le fond de la salle depuis le début. Cependant, l'appel bref de Tomas m'arrêta net.
« Petite louve, tu restes ici, nous n'en avons pas fini. Toi et tes camarades, j'ai quelque chose à vérifier avec vous une dernière fois. » Sept représentations demeurèrent en classe avec nos deux professeurs. Six paires d'yeux curieuses et moi, toujours dépité. Échoué me rappelait de trop mauvais souvenirs d'un passé sans Loup. J'avais montré de l'orgueil à tous les défaire. Maintenant, j'étais furieuse d'avoir été aussi présomptueuse sur mes capacités,
« Moi, je peux t'aider. – susurra une ombre. – Cède à ton pouvoir, sans lui, tu n'es rien. Cède au brouillard. »
« Comme je l'ai dit au début de votre cours de Runes, être là ne vous garantit en rien une place à mon cours. Cependant, vous avez tous montré une bonne dose de volonté aujourd'hui et je souhaitai faire un dernier test sur vous avant de partir. »
Sur nous ?
Le grognement d'un être de brume retentit comme une mise en garde. Une drôle de coïncidence veut qu'à cet instant, Tomas vrilla ses yeux de chat sur moi.
« Votre dernier exercice de la journée sera de contrer le plus longtemps possible mon pouvoir de Primordial. Vous n'êtes pas étranger à ce genre de magie. De ce que je sais, le Primordial Han vous a déjà fait une démonstration du sien. Mettez vous en ligne. » Je ne pouvais pas oublier ce fameux jour. À chaque cours d'Astronomie, je me reprochais de n'avoir pas su contenir ma magie, à la vue de la main brûlée de mon professeur.
« Primordial, quel est le pouvoir que Sanglier vous a donné ? À quoi vous sert-il ? » D'après ce qu'il avait utilisé sur moi à l'infirmerie, il m'apparaissait clair que notre Primordial avait été doté d'une magie puissante de guérison, plus grande encore que celle de la Primordiale Riidh.
« Mon pouvoir se base sur vos émotions – dit-il enfin, après avoir pris un temps considérable à répondre – Sanglier me l'a offert pour vous guider sur le droit chemin. Comme les sangliers sont souvent forts et impétueux, j'ai reçu ce pouvoir pour vous aider à vous réguler et canaliser vos émotions. »
« Le voleur ment bien ! – Gronda l'être de fumé dans ma tête. » Pourquoi Tomas mentirait-il sur le pouvoir offert par son Primordial ? N'était-ce pas un blasphème de faire cela ? Je ne voyais aucune bonne raison de mentir sur cette magie, mais j'étais bien mal placé pour lui reprocher un mensonge. Le plus probable serait qu'il ait reçu plusieurs dons de Sanglier.
« Pour me contrer, le plus longtemps possible, je veux que vous graviez dans votre tête une rune de protection. Celle que vous maîtrisez le mieux. Pensez-y et concentrez-vous dessus. » Tomas entama ses tests. Une magie épaisse emplit l'air, vert sapin elle tirait parfois sur une couleur plus sombre. Des fragrances d'étendue marine fleurait dans l'air tandis qu'il interrogeait les premières représentations. Les tests ne duraient pas longtemps, le premier avoua bien vite qu'elle était son plus grand échec. Un autre déclina l'identité de la personne qu'il révérait le plus. J'appréhendai la question qui allait m'être posée, autant que pour le Primordial Han. J'avais peur que le feu sombre ne blesse Tomas, surtout que l'esprit de brume semblait très agité à l'approche de Tomas. Non loin, il chuchota à une jeune Cerf brune et replète de lui offrir sa plus grande peine. Elle entra instantanément dans une sorte de transe. Sa peau irradiait une lueur blanche en répondant d'une voix monocorde.
« Ma plus grande peine est de n'avoir jamais pu dire au revoir à mon père avant sa mort », récita-t-elle, une larme unique coulant sur sa joue. Le sortilège prit fin tout aussi vite qu'il était venu, les larmes, elles, restèrent sur ses joues, silencieuses. À ce stade, je me demandais si refuser pouvait encore être une de mes options. J'avais peur des sentiments qui pourraient ressortir à cause de lui, peur que ces derniers ne donnent plus de matière aux ombres cachées. Aux questions qu'il posait, je ne réussis pas à m'empêcher d'y répondre. Quelle était ma plus grande peine ? Qui haïssais je le plus ? J'avais des réponses très situationnelles à ces questions ; mais était-ce vraiment ce que j'avais au fond de moi ? Sofia ne pouvait pas être celle que je détestais le plus, peu importe son acharnement à vouloir me blesser.
Tomas arriva à moi, il me jaugea de son regard bleu perçant dans lequel je me fixai obstinément. Avec moi, il s'approcha plus près, un fugace éclat douloureux fit briller ses prunelles de chat.
« Tu as cette manière de me regarder – chuchota-t-il, voilé par l'émotion – petite louve, même si le destin me joue un tour cruel, de toi, je veux connaître la profondeur et les secrets. Dévoile-toi. » Aussi vif qu'un serpent, l'homme m'attrapa la main, un geste que je réservai à mon seul Primordial. Le loup de brume me jappa un bref avertissement, mon collier me brûlait anormalement. Des murs entiers de feu sombre se montèrent dans mon esprit, enveloppant tout, jusqu'à me plonger dans le noir. Je ne voyais plus rien, seule la magie de Tomas se faisait ressentir, je la sentais s'insinuer dans la mienne, des filets d'un pouvoir bleu marine glissaient par les interstices de ma défense, tels de l'eau qui coule entre les rainures d'un mur mal joint. Les images défilaient dans mon esprit, des souvenirs d'enfance, de neiges, de mers de glaces et d'un foyer aimant et chaud. La marque d'apostasie se fit plus douloureuse à mon épaule. Les voix glaciales dans le brouillard m'appelaient à céder, lâcher prise et attaquer. La pression du pouvoir de Tomas se fit plus intense, l'eau salée m'emplissait la gorge et le nez.
La voix désincarnée et sépulcrale de Loup gronda en moi, un puissant « Non » intérieur évacua toute trace de Tomas dans mon esprit. Ma vue s'éclaircit à nouveau, l'épaisse couche de flamme noire qui me coupait du monde s'éteignit sur ma peau.
« Belle et épineuse petite louve, tu as encore temps à apprendre – soupira-t-il – ton pouvoir est si brut, tu n'y es pas encore lié. Il faudra que l'on remédie à ça durant mes cours d'arcanes. » Sa réaction était si calme qu'il me donnait l'impression que les événements précédents n'avaient rien d'anormal, ma peau en feu mise à part. Le seul qui me convainquit du comportement étrange de Tomas fut le professeur O'Neil, posté à côté de lui, son visage joufflu rougit par la colère.
« À ce propos, Primordial, excusez-moi, mais je ne suis pas encore certaine de continuer en arcanes l'an prochain. Ce n'est pas vraiment dans mon plan d'avenir. » Malgré l'assurance que j'affichai, mes mots étaient emprunts d'un léger tremblement. Ma noyade fictive et les souvenirs déterrés me bouleversaient encore. Tomas s'inclina devant moi, un masque de charmeur arrogant vissé sur le visage.
« Excuse-moi si j'ai été un peu trop brutal avec toi, petite louve. Je ne vais pas te forcer à prendre ma matière, bien entendu, tu as encore quelques mois pour réfléchir, mais penses à ceci. Les arcaness t'aideront à contrôler le feu sombre ainsi qu'à être en phase avec Loup ». Le professeur O'Neil força un ton enjoué en nous mettant dehors de son cours. Des bribes de remontrance ce discernait au travers de la porte. Aurore m'avait attendu dans le couloir, elle s'excusa pour Franck qui avait sa calèche à prendre et était déjà partit avec un groupe de représentations venant de la même ville que lui. Je souhaitais lui relater les événements de la fin du cours , mais elle m'arrêta, la mine désolée.
« Je vais devoir y aller aussi – m'avoua-t-elle. – en fait, je tenais vraiment à te dire au revoir avant de m'en aller. Promet-moi que tu réessayeras de m'écrire cette fois-ci ? » Je m'engourdis dans les bras de mon amie, un drôle de sentiment emplissait ma gorge. Je promis de retenter l'expérience et Aurore fit semblant de ne pas avoir les yeux gonflés et rouges en partant.
Ça avait beau être ma décision de rester seule ici, j'étais triste de la voir partir.
Me tracassant l'esprit de mille et une choses, je parcourais les couloirs vides de cette fin de journée. Tomas me revenait sans cesse, lui et les mystérieuses sensations que son pouvoir me faisait ressentir. La balade porta mes pas, non pas vers la tour de Loup, mais aux corps de place du donjon, remplis de luciflores odorantes et épanouites.
Tomas agissait étrangement avec moi, en tant qu'arcaniste, me voyait-il comme une curiosité magique ? s'était peu probable, à moins de l'avoir senti dès notre première rencontre, sa façon d'agir n'avait pas changé depuis.
Le jour tombait de plus en plus tôt, les premières couleurs du crépuscule s'animaient dans le ciel, de rose, d'orange et de jaune quand je quittai enfin la place pour rejoindre la cathédrale, un visage apparaissant dans mes songeries. Du monde se serrait encore à l'intérieur de l'édifice, non pas de représentations, , mais plusieurs centaines de prêtres ainsi que de gens, venant de l'extérieur, s'y massaient. Je me glissai parmi la foule guidé par mon collier, vers le fond de la salle, derrière la statue de Sanglier aux défenses levées, resplendissante d'un vert sombre, entourée de grandes colonnes marbrées de noir et de rouge.
Bientôt, la foule qui m'entourait ne serait plus qu'un souvenir. Avec son départ, nos rencontres finiraient. Sentir cette lune vibrer sur mon torse apaisait la tristesse de cette réflexion. Il était là, à m'attendre, ses longs cheveux sombres détachés tombant au bas de son dos. Un doux sourire m'accueillit, la chaleur d'un corps se ressentit contre le mien.
La messe de Sanglier fut donnée par le Pape ce soir-là, rendant l'office bien trop court.
Mon corps souhaitait ardemment sa présence, un désir confus et intense qui ne le laissait pas partir malgré l'appel à l'unification. Je le sentais se presser contre moi parfois, poser une main délicate sur mes hanches trop larges, inspirer mon odeur. Je gardai cette formidable source d'apaisement jusqu'à la nuit venue en rentrant à la tour de Loup, abandonné de la plupart de ses âmes. Mon dortoir était vide, les lits y étaient défaits, seul mon coin de chambre semblait encore habité par quelqu'un. Je regardai l'arche-nêtre de la pièce, les premiers rayons de lunes passant au travers des carreaux.
Pour la première fois, en écho avec mon primordial, sans le savoir, je m'installai sur son rebord, la tête posée au carreau. Il était cette unique raison pour laquelle j'endurai la solitude, le seul pour qui j'envisagerai à nouveau de perdre, plus que de raisons.
Le petit loup de papier couru dans le vent, venant se poser sur mon lit, ses petites oreilles en parchemin remuant.
Un tendre sourire s'épanouit sur mon visage à sa vue.
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