Dies Lyncis 9 Novème Dragonale

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Lui


Dragonale 5:3-15

« L'automne de Dragon arrive ; tandis que les jours raccourcissent et que les nuits s'allongent, les cieux flamboient des crépuscules de Novème, le monde retient son souffle prêt à accueillir la saison du premier des quatre grands. »


Affairé au-dessus de mon chaudron, je faisais bouillir du sang de pégase frais venant des écuries d'Alaric. En vue de l'équinoxe de l'automne Dragonale, le Saint-Siège m'avait commandé des litres d'agapifictae. Le nombre conséquent de prêtres venus de l'extérieur triplait les quantités prévues à la base ainsi que la quantité du travail de sanctification du Pape. Une potion telle que celle-ci prenait plus de temps pour préparer ses ingrédients plutôt que pour sa préparation en elle-même. J'aurais pu m'offusquer de cette dose de labeur supplémentaire durant mes congés, mais depuis ce matin, je ne m'empêchais plus de sourire.

La première semaine s'engageait plutôt bien. Pas plus tard qu'hier, j'avais pu aller me servir à la serre tranquillement, sans craindre de tomber sur ma collègue, partie en vacances pour les premiers jours, et ce matin, Anna et moi nous étions entraînés assez tôt. Suffisamment pour que l'on puisse terminer la séance par un combat, et quel combat !

Une séance de préliminaire ne m'aurait pas plus excité que ses reins se tortillant sur moi ou sa poitrine à quelques centimètres à peine de mes lèvres.

Surtout avec la pleine lune qui arrivait demain. Je la sentais déjà, présente dans mon âme, étincelante d'argent.

 « Nous pourrions la prendre – grogna le monstre avide – être avec elle et camoufler ses souvenirs jusqu'à ce qu'elle ne soit plus une représentation. » Ce genre de phrase confrontait ma morale aux désirs primaires du monstre en nous mettant en conflit. J'avais beau savoir que je lui rendrais ses souvenirs un jour ; que ce n'était qu'une question de temps, j'aurais l'impression de la violer dans son intimité si nous allions jusque là. De plus, nous ne connaissions pas les implications d'une altération mémorielle sur le long terme. Des connaissances que je possédais sur les loups-garous, nous étions connus pour détruire les souvenirs de notre passage, pas les voiler.

Les dernières mentions d'Anna sur le brouillard de pouvoir froid qui l'assaillait m'avaient alarmé. J'étais convaincu que mon sceau n'en était pas à l'origine, pourtant je ne pouvais pas me dédouaner de la brume grisâtre qui le provoquait parfois.

 « Tu ne voudrais pas la faire souffrir plus que nécessaire, n'est-ce pas ? »

La signification de la souffrance différait entre le monstre et moi, ce qui comptait malgré tout, c'était celle qu'Anna endurait à cause de nous. Parmi ce que je ne lui disais pas, c'était que je désirai pouvoir la revendiquer, sans que jamais elle n'ait à oublier notre première fois. Le monstre n'ajouta rien de plus, il se contentait de grognonner en se plongeant dans une réflexion inquiétante. Nos échanges s'amélioraient certes, cependant ma confiance en lui pour tout ce qui touchait Anna avoisinait le zéro absolu. J'avais donc prévu mon absence du Saint-Siège à partir de demain, pour une durée horaire indéterminée, au grand dam de la bête. Je ne risquais pas de manquer de somnifères : avec la dose que j'avais achetée à Anna début Septème, en plus du philtre qui paralysait la magie, je pourrai tenir jusqu'à la fin de l'année sans plus rien devoir préparer.

Le sang de pégase en partie embouteillé pour des philtres futurs, j'entamais enfin la préparation complète de la potion d'obédience. Depuis plus de dix ans que j'en fabriquais, la recette n'avait plus aucun secret pour moi. Chaque dosage, le moindre tour de louche, tout vivait dans ma tête avec la plus grande netteté. Les gouttes d'huile de valériane, les brins de soies, les ingrédients se succédaient, l'odeur évoluait dans la pièce, la fragrance d'une nuit d'hiver sous des mètres de neiges, l'effluve fraîche et herbacée de la sauge et son divin parfum de fleur de mûrier, délicatement sucré et fruité.

J'en avais l'eau à la bouche.

Anna devait être dans la forêt en ce moment même. Dans sa dernière lettre, elle m'avait écrit vouloir s'atteler à une nouvelle fabrication. Je prévoyais déjà de la voir passer les portes de mon bureau, des fioles pleines à évaluer, la seule attente de notre future conversation faisait tambouriner mon cœur dans ma poitrine. Si elle venait, je pressentais qu'elle aborderait le sujet des vœux. Mentalement, je remuais la queue de contentement à y penser. Tout s'accordait dans ma tête : la partition se jouerait à la perfection. Alors quand je le vis m'attendre à l'entrée de ma salle de cours, son habituel sourire mutin figé sur les lèvres, je me demandais si je n'avais pas parlé trop vite. 

Un regard de chat me suivait patiemment tandis que je finissais minutieusement ma préparation. Je prenais un plaisir malin à le faire patienter ; chacun des pétales de luciflores tombait avec la plus grande lenteur ; l'odeur d'Anna explosant au dernier bouillon de la potion. La confrontation approchait, je n'avais pas recroisé Tomas depuis la réunion urgente exigée par Liam pour statuer sur son désastreux comportement. Liam, Amélia et moi avions été les seuls à voter pour une suspension temporaire des inspections de Tomas. Cependant, sans autre motif, il n'avait écopé que d'un avertissement à son écart de conduite, avec un renforcement de prêtres de magie pour les prochains cours. À mes yeux, c'était un jugement insuffisant pour la protéger d'elle. Seulement, je n'avais pas pu paraître trop virulent, même s'il s'agissait de l'une de mes représentations.

Les fragrances de la pièce m'assurèrent que je pourrais rester calme face à lui, je le fis rentrer, en prenant soin de refermer la porte derrière lui. Son masque de bonhomie joyeuse tomba, des prunelles dures me regardèrent, un regard froid à l'éclat fou et ancien, aussi âgé que celui que je voyais chez le Pontife. Pendant un moment, il ne parla pas, le corps aux aguets, sa mâchoire se contractait, ses doigts bougeaient sur sa cuisse, battant son pantalon d'un rythme inconnu.

Il finit par ouvrir la bouche, le claquement de sa voix mordante à l'accent plus prononcé résonna.

 « Les Grands sont cruels, s'en est presque drôle. Ils mettent sur ma route, le meilleur et le pire. Un cadeau et un poison. » Mon poil se hérissa à sa manière de me scruter, le dégoût se peignant peu à peu sur son visage déformé.

 « Tu ne m'apprécies pas, loup, mais je vais être très clair avec toi, je sais ce que tu es désormais. » Mon sang se figea, je sentis la haine dans sa façon de prononcer le mot « loup », ça ne pouvait signifier qu'une chose. Je maîtrisai l'art de mentir, j'étais à même de jouer celui qui ne comprenait pas, de le faire se tourner vers d'autres hypothèses, vers des solutions plus vraisemblables. La haine qui ressortait par tous ses pores suffisait à m'informer de l'assurance de sa découverte. Mon secret avait été dévoilé par quelqu'un qui était loin d'être un ami. Cette révélation mit en colère la bête, d'une colère si noire qu'elle me maintenait ancré à l'instant présent. Si je me laissais aller maintenant, beaucoup de gens mourront.

 « Comment l'as-tu su ? » Grognais-je hostile, les sens en alerte, près à me battre.

 « Au moins, tu ne le nies pas, même si ça aurait été inutile. Tu as un peu de fierté pour le monstre que tu es. Tu te souviens du jour où tu es venu me voir pour me parler de tes représentations ? » Mon regard sombre le lui confirma. Je me souvenais du contact désagréable qu'il avait eu avec moi à la fin de l'entretien. Le regret de ne pas avoir fait une meilleure inspection ce jour-là ne me protégera pas.

 « J'ai posé une petite rune de perception de mon crû, résultat de nombreuses années de perfectionnement. Je n'en suis pas peu fière. Tu sais, je ne te visais pas vraiment ce jour-là. À dire vrai, j'en avais posé sur tellement de monde que je ne les compte plus. »

Amélia ? John ? Il usait de tant de magie pour découvrir qui nous étions ; mais à quel but ? Le monstre grondait férocement, il hurlait de sortir, de tuer. J'avais besoin de réponse avant tout ça.

 « J'ai vraiment cru que je pourrais t'apprécier au début. J'aurai pu ne jamais savoir ce que tu étais, mais ces derniers temps, tu as été une vilaine écharde dans mon doigt. Ça m'a pris quelques jours pour percer le secret de cette cage que tu gardes dans ton âme, Monstre. Imagine à présent que le clergé apprenne qui tu es ? Tu serais torturé, brûlé vif. » Il menaçait de me dénoncer à l'Église entière, pourtant il restait là. Ce pensait-il assez fort pour me vaincre ? Seul un fou tenterait de s'attaquer à un monstre ainsi.

 « Tu n'as aucune preuve », grondais-je cette fois, l'air menaçant. Une tempête hurlait en moi, la peur faisait réagir mes muscles à la transformation.

Tomas affichait un air mauvais, un rictus écœuré.

 « Je n'ai aucune preuve pour l'instant et t'incriminer pourrait me porter préjudice pour l'instant – concéda-t-il –, mais sois certain que si tu tentes encore quelque chose comme à la dernière réunion, je trouverais tous les moyens nécessaires pour faire de ta vie un enfer, et ce, jusqu'à ce que je te tue. » Tomas me décocha un regard chargé d'hostilité, ses prunelles de chat haineuses se voilèrent d'un trouble indéfinissable. Il ne me souriait pas, son visage restait sombre. Aucun mouvement superflu ne se faisait, d'un côté comme de l'autre, son attitude puait celle d'un prédateur, d'un genre nouveau que je ne pouvais connaître.

 « ça me débecte de laisser un membre de ton espèce en vie, sache le bien. Je te hais plus que personne, mais le feu sombre est plus important et mon.. Esprit, me dit que tu as quelque chose à voir avec tout ça. » Il ne comptait pas me tuer, je devais donc cesser de paniquer et glaner le plus d'informations possibles sur la menace qu'il incarnait. Sans quoi, je tenterai de le tuer sans être certain de l'emporter.

 « Ton pouvoir n'aurait pas dû te permettre de passer outre les défenses d'un autre Esprit tutélaire. Comment as-tu fait ? » Il leva sa main devant lui, une boule d'eau d'une étrange couleur bleu marine y apparut instantanément, entre-teintée de vert sapin. Belle et lumineuse, elle semblait s'éclairer de l'intérieur. Sa  magie s'amplifiait dans la pièce, recouvrant la moindre odeur, je ne sentais plus que l'algue, des algues et de l'eau salée. Cette description me faisait penser à ce que j'avais lu, il y a longtemps de ça, sur de grandes étendues d'eau salée qu'on appelait « océan ».

 « Disons simplement que j'ai plus de pouvoir que toi depuis longtemps. Cela me permet de faire beaucoup de choses. » La sphère d'eau voleta autour de son bras, monta jusqu'à sa tête. La peau se retendit à son passage, la fatigue s'effaçait de ses traits. D'un seul coup, sans sortilège, il eut l'air d'avoir perdu cinq ans.  L'eau lumineuse s'éteignit avec sa main fermée, son visage reprit l'aspect qu'il avait avant cette prouesse de magie, un rictus mauvais lui étira les lèvres.

 « Ce visage-ci est mieux pour ce que j'ai à faire, ne trouves-tu pas ? Je vais te faire un compliment monstre : ton lien avec Loup doit être extrêmement intense pour que celui-ci protège de tout son être ce que tu as en toi. Cette chose encore plus précieuse que tu gardes plus encore que ta créature. Ma curiosité m'a poussé à tenter de percer ce mystère, mais le pouvoir du feu sombre est impénétrable, même pour moi. » Mon secret le plus profond était la nature du monstre lui-même, au-delà même du loup, mais je sentais qu'il ne parlait pas de ça. Quelque chose que même Loup protégeait en moi ? Ce que j'avais de plus important, la chose la plus précieuse que mon être possédait, plus rare que tous les trésors de ce monde.

Mes sentiments pour Anna.

Anna elle-même.

J'avais érigé une forteresse de magie autour de mon amour pour Elle. Il voulait la détruire.

La colère du monstre prit le dessus, son ton caverneux pointa dans notre voix, les muscles de mon visage se contorsionnèrent. Il voulait m'imposer un changement pour la protéger.

 « Tu ne la détruiras pas, tu m'entends ? Jamais. » Je luttai intérieurement pour l'enchaîner à nouveau, à grande peine. Tomas trembla légèrement à l'apparition momentanée de la bête, son teint devint plus livide. Il camoufla sa frayeur sous un rire sardonique.

 « Ce secret doit être terriblement intéressant si ta créature est prête à sortir pour le protéger. Je serai presque trop curieux de te pousser à bout pour le découvrir. Heureusement pour toi, j'ai autre chose à faire de ma magie pour le moment. Le feu sombre et son ancrage sont bien plus importants que tu ne le seras jamais. » Il fit mine de vouloir quitter la pièce, le dos tourné, je l'entendis inspiré par la forte odeur de l'agapifictae. Elle reprenait son droit sur la magie, parfumant la pièce de l’apaisante odeur d’Anna.

 « C'est de l'agapifictae ? - demanda-t-il, d'une voix étrange, en secouant la tête. – Non, peu importe. - L'éclat dur qu'il tourna à nouveau vers moi me conscientisait qu'il s'agissait bien d'un ennemi dangereux – Si ton secret est aussi important, n'interfère plus. Tu ne pourras plus le protéger une fois mort. C'est clair ? Je te laisse te débarrasser de cette rune comme premier avertissement. J'ai hâte de sentir ta douleur quand tu te l'arracheras. »

Un claquement de magie plus tard, il s'enveloppa d'un turquoise marine.

J'étais pâle et éreinté, j'avais eu besoin d'une quantité considérable de ressource magique pour calmer la bête et celle-ci, loin d'être en paix, fumait d'une rage bouillonnante.

 « Il la menace ! C'est notre Anna et il la menace. Nous devons le tuer. C'est vital. » Je me massai les sourcils aux revendications de la bête, embourbé dans la réflexion des mots de Tomas. Il ne la menaçait pas directement. J'envisageai que son intérêt pour Anna n'était motivé que par le feu sombre. Je devais découvrir ce qu'il cherchait à sa magie.

Non, celui qu'il menaçait de mort s'était nous.

Cela calma un peu le monstre, je pus réfléchir, les idées un peu plus claires. Un pan entier de l'histoire me manquait, sa magie différente m'interpellait, sa façon d'agir également.  Venait-il d'un village soumis à d'anciennes coutumes païennes ? Peu probable que le Saint-Siège l'ait accepté avec ce critère dans la balance. Il a mentionné les quatre Grands avec tellement de hargne.

 « Il s'intéresse à Anna – grommela le monstre. Elle est le cadeau qu'il a mentionné, nous sommes le poison. » Au regard du monstre, toutes les personnes qui s'intéressaient à Anna le rendaient jaloux. Je doutais que Tomas veuille plus d'elle que sa magie, quoi qu'il lui veuille. Il semblait vouloir dire que ça prendrait du temps.

Ce qui comptait, pour le moment, était de la savoir sauve.

Nous, par contre, avions besoin de débarrasser mon corps de cette rune.

Mon instinct m'amena à l'autre bout du cinquième étage, devant les appartements fermés d'Amélia.

Je dû l'attendre une heure, voire deux, assis sur les bancs de sa salle de cours à la même place qu'Anna avait brûlé, il y a de ça quelques mois. Je me récitais des prières d'apaisement apprises par cœur dans cette salle, seize ans plus tôt, quand un fracas retentit, en provenance de son bureau, suivi d'un chapelet de juron. Un fracas retentit en provenance de son bureau, suivi d'un chapelet de juron.

 « Amélia ? Tu t'es encore téléporté sur une pile de documents ? » J'ouvrai sa porte, au moment où elle me répondit par des grommellements indignés, des parchemins éparpillés partout sur le sol.

 « J'étais certaine de ne pas les avoir mis là tout à l'heure ! — elle me lorgna surprise en paraissant comprendre seulement maintenant que j'étais face à elle — tu sens la prière et la colère, Nath. Qu'est-ce qui ne va pas ? »  J'avais beau avoir répété dans ma tête les nombreux scénarios de cette discussion, devant les grands yeux de chouette tout rond de mon amie, j'hésitai.

« Toi, tu as des choses à me dire. Viens, je vais te préparer un thé et tu vas tout me raconter sur ma monstruosité velue. » Prendre le thé chez Amélia s'apparentait à une cérémonie miniature, tant elle prenait au sérieux de recevoir chez elle. Une montagne de gâteaux secs aux éclats de noix et de chocolats rejoignit la table basse au côté d'une théière fumante.

 « Bon, allez Nath' – me soupira-t-elle – dit-moi pourquoi tu es en colère ? Ne me mens pas. Je le vois quand c'est le cas. Tu as ce regard de celui qui pense porter le monde seul. Alors accouche, tu veux ? À moins que je ne me trompe ? Voulais-tu simplement profiter de mes gâteaux ? »

 « J'ai besoin de toi, Amel', mais – »

Ne me laissant pas continuer, elle souffla excédée.

 « Encore Nathan ? Tu t'es fâché avec qui ? Élise est en vacances, Oreus était avec moi en salle des professeurs. Contre qui ou quoi t'es tu énervé suffisamment pour avoir besoin de ma magie à nouveau ? »

Je regardai mon amie, son air fatigué, de profondes cernes alourdissant ses grands yeux. Je lui en demandai trop ?

 « Je suis désolée, Amélia – dis-je, d'un ton plus doux, tentant de calmer mon stress – je me suis effectivement énervé contre quelqu'un , mais ce n'est pas ça mon problème. Je peux gérer mes humeurs. Non, j'ai besoin de toi, mais avant que tu m'aides, je dois te dire une chose. » Parce que c'était mon amie, je voulais pouvoir parler de mon secret à quelqu'un de mon plein gré. Et aussi parce que, si ça tournait mal, je me savais assez fort pour briser ce souvenir dans son esprit, à tout jamais. Je m'enfonçais un peu dans ce monstre de fourrure bleu, la tasse encore chaude dans la main, je me demandais comment j'allais entamer cette conversation.

 « J'ai un très lourd secret – commençais-je – Il pourrait me valoir des problèmes pires que tout ce que tu pourrais imaginer. je - »

 « Tu te décides enfin ! - piailla-t-elle, contente – je suis déjà au courant, enfin, je m'en doutais. Ça me semblait évident, mais je suis la seule à te connaître aussi bien et - »

Je sentais qu'elle se trompait de direction.

 « Amélia, non, ce n'est pas - »

Elle s'était levée, tournant dans tous les sens, gesticulante.

 « Je suis contente que tu m'en parles enfin et - »

Fatigué, je l'attrapa par les épaules, la forçant à s'asseoir, mon regard ce posa dans le gris de ses yeux.

 « Laisse-moi parler, s'il te plaît, c'est déjà assez difficile comme ça. N'en rajoute pas ».

Elle pinça les lèvres, me lança un regard noir sur le ton de l'avertissement, elle ajouta.

 « Ose me dire que tu es amoureux de moi et je te frappe, tu es prév- »

 « Je suis un Loup-garou, Amélia. » Le choc. Ses grands yeux de chouette s’écarquillèrent, des rides se formèrent sur son front, accentuées par un regard soucieux. Le silence pesa lourdement entre nous, avec la tristesse comme bannière de l'âme, je concluais qu'il me fallait lui retirer ce souvenir. Les muscles tendus, je m'apprêtais à me pencher sur elle et à recommencer cette scène, puis, très doucement, tel une promesse d'espoir, un sourire s'épanouit sur ses lèvres.

 « Tu es mon ami Nathan. Mon meilleur ami. Je ne te dis pas que ça ne me fait rien, mais jamais je ne te ferai du mal volontairement. Je garderai ton secret, comme le mien ». Le soulagement chassa la raideur dans mes épaules, mon corps se relâcha, délesté du poids de cette solitude ; d’un mensonge qui a perduré ces vingt-cinq dernières années ; un mensonge dont j’aurais pu me délester depuis plus longtemps. La bienveillance d'Amélia me réchauffait, elle me donnait de l'espoir, un soutien. L'assurance, que désormais, je ne serais plus seul. Je n'étais plus obligé de mentir à tout le monde.

Si Amélia réagissait ainsi, je pouvais croire qu'Anna le pouvait aussi.

 « Alors ! Raconte-moi, on ne sait presque rien des Loup-garous, comment ça se passe ? Tu te transformes comment ? Dragon ! – jura t-elle – Si l'Église l'apprend, tu seras mis à mort ! Oh Nathan, je ne veux pas te perdre comme Sêbb ! Qui d'autre est au courant ? » Amélia passa par un panel d'émotions, accentué par les couleurs que prenait son visage. La possibilité de ma mort la fit pâlir, au bord des larmes, elle renifla, son bout de nez rougissant.

 « Justement oui. C'est à cause de ça que je viens demander ton aide. J'ai besoin que tu m'ôtes une rune. » Caressant du bout des doigts la douce fourrure bleue de son affreux canapé, je pesais le poids de la nouvelle révélation. Les mots finirent par couler, j'incluai Tomas à l'histoire de ma venue, lui relatai sa visite, les runes de perceptions qu'il avait posées, probablement sur elle aussi, et sur moi. Je ne réfléchis pas à la manière de le lui dire, tout sortit. Enfin presque tout. Je ne tenais pas à évoquer Anna, pas encore. La protéger me tenait plus que ma vie. Au fur et à mesure de mon histoire, les traits d'Amélia se firent plus sombres, l'ambiance se chargea d'électricité, l'odeur d'un début d'éclat de magie évolua dans l’air.

 « Il te menace, il pose des runes sur nous, comment cette fourbe crotte de.. Enfin, il faut qu'on trouve un moyen de l'empêcher d'agir. – Elle se tourna, ses petites jambes repliées sous elle – On va commencer par retirer nos runes, ensuite on avisera de quoi faire avec Tomas ! Sais-tu déjà où elle se trouve exactement ? »

Je lui montrai mon épaule, entrepris de délacer ma chemise au col.

 « Je suis d'accord avec toi – lui dis-je le ton inquiet, mon dos nu tourné vers elle –, mais fait très attention : tu pourrais me mettre en danger et – je me mordis la lèvre un instant – ça pourrait l'être pour quelqu'un d'autre également. » Amélia était perspicace, elle commençait déjà à assembler les morceaux de son côté, lui révéler trop de détails compromettraient la sécurité d'Anna. Une petite main délicate et chaude se plaça sur mon épaule. Elle me murmura des excuses pour la douleur. Je serrai les dents, les maxillaires crispés, les doigts entrelacés dans d'épaisses touffes de fourrures. Elle ne me prévint pas quand cela commença. C'était inutile.

La décharge de magie me traversa le corps, intense. Ma peau donnait l'impression de s'ouvrir, scalper d'un trait net. Une pression de doigts de magie fouillait ma chair, glissait sur mes os, entre mes muscles. La douleur indescriptible dura ce qui me paru être des heures. Les mots d'Amélia me parvenaient ternis par un voile de souffrance et de fatigue.

 « Je sens la rune – souffla t-elle – c'est presque terminé. »

Je retins mon souffle, la peau emperlée de sueur. Un éclair de magie me transperça l'épaule aussi fort qu'une flèche d'arbalète. Ses doigts magiques se retiraient de ma chair, le symbole sûrement entre les doigts. Elle arracha les fils qui la reliaient à moi, un à un. Depuis combien de temps avais-je arrêté de respirer ? Je ne su le dire. Son toucher se fit plus doux, les nuances d'aigue-marine dans la pièce s'estompèrent. Elle se retira enfin, complètement, et me baigna d'une forte magie régénératrice à l'odeur d'eau claire et de vent frais glissant entre les arbres.

 « C'est fini – dit-elle d'une voix empreinte d'une extrême fatigue – pour moi, j'attendrai demain pour le faire, si ça ne te dérange pas. »

 « Merci – soufflai-je, un profond sentiment de soulagement perceptible dans ce mot –, mais en parlant de demain justement – je me déplaçai pour me remettre face à elle – ce sera la pleine lune. Je sais que ce sera le jour de Chouette, mais je comptais… » Je suspendis ma phrase, peu décidé à continuer. Si je lui parlais des philtres somnifères ou de la potion qui paralysait ma magie, elle pourrait penser que je suis un danger pour les autres.

 « Tu comptais faire des trucs de loup-garous – m'interrompit-elle – tu n'as pas besoin de tout me dire en une fois. On aura le temps d'en discuter. » Je lui fus reconnaissante de ne pas me presser. Le monstre n'appréciait pas particulièrement le partage d'informations sur notre race et, malgré qu'elle nous ait aidé, j'avais gardé tout ça pour moi seul si longtemps qu'il me faudrait du temps pour m'ouvrir.

 « Un loup-garou ! Pouffa-t-elle – au moins maintenant, ça m'explique tes humeurs de chien ! » Elle souriait joyeusement, l'atmosphère se détendait de nos rires communs. Quel bonheur d'enfin pouvoir en rire avec quelqu'un. J'étais si soulagé de la réaction d'Amélia. Je ne pouvais plus qu'espérer d'Anna, qu'elle réagisse tout aussi bien quand elle le saura, elle aussi. La compagnie me fit un bien fou, je restai un long moment avec elle, à boire son infâme thé trop sucré, avachi tous les deux dans sa monstruosité bleue, elle ne cessait de me taquiner, cumulant les blagues, elle essaya de commencer à me faire boire avec elle. Lorgnant sur l'heure, j'avouai avoir autre chose à faire en lui promettant que je reviendrai Dies Lýkos soir sans faute, pour fêter la révélation avec elle.

En attendant, j'avais un rendez-vous journalier à honorer.

Au milieu de la foule, au sein de la cathédrale, je suivais ma belle Anna, sa silhouette bien en chair se glissait entre les clercs, ses longues boucles rousses disparurent derrière un pilier en pierre sombre. L'onyx à mon index continuait à vibrer de sa proximité. Je la repérai m'attendre contre un mur, en partie camouflé par l'une des nombreuses statues de Dragon taillées dans le mur. Elle m'avait vu, ses regards brûlants auraient pu faire fondre la glace du monde entier. Proche d'elle, je pouvais me perdre dans l'éclat turquoise de ses prunelles piquetés d'or, savourer la moindre parcelle de son être sous mes yeux. En la regardant, je me rappelai des mots écrits dans ma lettre hier. Faisais-je assez pour lui montrer que j'étais épris d'elle ? Un élan d'ardeur poussé par mes émotions me fit me presser contre ce corps que je désirais tant.

 « Être proche de toi est une torture des plus délicieuses » Le léger grondement du monstre vibrait dans ma poitrine, à l'écoute de son cœur palpitant. Je la tins ainsi, collé entre le mur et moi, une main perdue sur sa taille, pendant de savoureuses et trop courtes minutes. Juste le temps que la messe ne se lance. Le Cardinal de Lynx m'offrit le plaisir d'un office long. Pendant qu'il abordait les bénéfices de la solitude, mes doigts se serraient autour de ceux d'Anna.

À chaque unification, je glissai ma main dans son dos, la maintenant à mes côtés. L'homme de grande piété parla des devoirs que tout un chacun avait envers le Dragon, de l’obligation de tous à respecter les lois de la spiritualité.

Quelle Loi ?

Plus proche que je ne me l'étais permis jusqu'à présent, je m'approchai des limites que j'avais fixées, luttant contre mon propre désir pour ne pas la téléporter directement chez moi. Le monstre me murmurait des idées excitantes, hors de toutes limites, contre lesquelles seul un soupçon de bon sens tenait encore. Anna ne broncha pas un seul instant, peu importe où allaient mes mains, sa peau s'électrisait, refluant de sa propre excitation.  Un imperceptible soupir gémissant s'échappa de ses lèvres, en même temps que l'appel à l'unification. J'avais frôlé sa poitrine, mes mains mues par une forme de volonté propre.

Je désirais la sentir gémir encore, plus fort.

 « Un jour », lui chuchotai-je au creux de l'oreille en me fondant dans le brouillard sombre de ma magie. La relâcher m'avait demandé un véritable effort de volonté, c'était pour son bien, je le savais, mais la quitter à chaque crépuscule devenait de plus en plus dur. Partant m'asseoir à ma grande arche-nêtre, je m'abreuvai des rayons de l'astre-mère, la priant, muet, de m'apporter les réponses à mes tourments.

 « Elle est à nous », murmurait le monstre tapi au fond de mon âme. Je ne le contredis pas tout à fait en répondant, la lueur d'or des yeux d'Anna comme moteur à mon amour.

 « Elle sera à nous. »

Je ne pouvais oublier la velouté de sa peau sous mes doigts ni enlever les fragrances de fleurs partout sur moi. La menace de Tomas planait toujours au-dessus de ma tête, néanmoins, pour ce soir, je mis tout de côté pour m'adonner au plaisir de la chair.

Le monstre avait raison. Ce sera elle ou personne.

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