Vies9vies AKA : Ramasspouss - "Le couvercle"
Nous voilà partis, chacun avec son levier, boitant dans la neige qui commence à fondre. Ma botte droite lançait un « slourp » de convoitise obscène tous les deux pas en approchant le nez du talon de ma copine. Ça cognait dur. Dans ma tête. Le mélange des alcools de contrebande internationale avait fini de me finir hier soir, comme si la trop généreuse lampée de harissa flambée sur mon kebab n’y aurait pas suffi. Elle n’avançait pas. Ma copine, je veux dire. Pas la harissa, qui elle courait plus vite dans mes intestins qu’un troupeau de méhara dans les fantasias. C’est dangereux comme bête. La harissa. Pas ma copine. Quoique… Je la sentais passablement énervée. Déjà, elle agite méchamment son pied-de-biche, prête à occire tous les djinns de la planète. À droite, à gauche, en tourniquet. Elle m’en veut, que je me dis. Par sécurité, je maintenais une distance d’un bon mètre depuis que, avançant tête baissée, utilisant ma pince-monseigneur en guise de canne, le regard sur la trace à suivre, j’avais failli me prendre son levier dans la tronche lorsqu’elle l’avait balancé sur son épaule. Puis, d’un coup, elle s’arrête. Je stoppe à trois centimètres de sa capuche en bombant le torse pour ne pas la percuter, aspirant une bouffée de son mélange de miel et de monoï qu’elle étale sur ses cheveux. Pour les éclaircir, qu’elle dit. Tu parles… Ça les fait fait briller, mais en noir corbeau. Elle se retourne, plante son souffle sur mon menton en me crachant un accusatoire « T’as vu ? » Vu quoi ? Moi, je suis derrière, je digère et j’essaie de pas penser. Elle se détourne un peu et, là, je vois. « Oh, merde… » Ça m’a échappé. Je me serais attendu à tout, sauf à ça.
Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. Je n’avais pas récupéré de ma précédente nuit d’orgie, ni des émotions lors de notre sortie bravache, et, malgré la tension installée, je dormais debout en serrant ma pince-monseigneur. C’était ma seule arme. Mon Opinel s’est fait la malle durant la fuite. Des images tournent en boucle. Les yeux furax de ma copine, la congère monstrueuse et incongrue qui s’est installée sur l’énorme plaque de fonte que nous avions décidé de lever, les trois points lumineux qui apparaissent brusquement dans le gros tas de neige. Le grondement. Mon cri : « Cours ! » Ma copine ne s’est pas retournée. Elle a détalé en direction du fort avant même que je fasse demi-tour. J’ai cavalé derrière elle sans me retourner non plus. Le sol encore gelé vibrait et ça se rapprochait bien trop vite à mon goût. Elle a ouvert la porte, on s’est engouffrés. Sans se consulter, sans discuter comme nous le faisions d’habitude pour ne pas le faire, nous avons saisi chacun un bout de l’espar massif et l’avons enclenché en un seul mouvement pour sécuriser la porte. Nous n’entendions plus rien, que nos souffles saccadés. Au bout d’un moment, elle a dit « J’ai envie de pisser ». Nous sommes rentrés dans la bâtisse. La neige se remettait à tomber, drue. De gros flocons formaient un écran hypnotique. Même du premier étage, il était impossible de distinguer quoi que ce soit à plus de trois mètres. J’avais allumé le brasero dans un recoin que j’espérais tenir au sec. Lui et le levier restaient ma seule compagnie. Ma copine faisait le guet côté sud, à l’abri derrière l’une des rares fenêtres vitrées. Je n’étais plus qu’un chiot perdu et aveugle, assommé de silence. Exclu du monde.
Le changeant mois de mars était arrivé, et avec lui l'enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes, mélancolique pour ceux qui déclinent. Dire que je m’étais cru habillé des atours de la gracieuse jeunesse, je me suis réveillé bien plus mal loti ; ma copine m’ayant sorti de mon assoupissement par un bon coup de tatane dans le tibia. Résultat : je boîte en plus d’avoir mal partout. Je décline. Je suis vieux. J’ai la façade qui s’use de porter un masque pesant. Elle, ma copine, a largué son humeur massacrante en se déshabillant sur le rempart. Bain de soleil. Je n’ai que le droit de lui foutre la paix.
Bardé de pensées amères et plombé par un soleil torride, le désert a viré brutalement du blanc à l’ocre chaud sous un lac vernissé. Plus aucune trace de neige ni de monstre. Les oiseaux étaient revenus, piochaient dans le sol détrempé, piaillaient dans les arbustes décharnés. J’aurais dû me mettre au travail, les compter, prendre les jumelles, mon carnet. Après tout, nous étions là pour ça, pour observer les oiseaux du désert en fin d’hiver. Seulement, j’en avais ma claque des oiseaux, des filles ronchonnes, du temps pourri et instable, du froid, du chaud, des missions où l’on s’investit, et d’excès des rats. J’ai ramassé ma fidèle pince-monseigneur avec la ferme intention d’enfin savoir ce qu’il se cachait sous cet intrigant couvercle de fonte.
La plaque de fonte devait peser sa tonne. Je levais un centimètre… et ça s’arrêtait là. Impossible de la faire glisser d’un côté ou l’autre. Dans le camion abandonné, j’ai récupéré trois démonte-pneus rouillés mais solides. En les insérant à la place de mon levier, j’ai fini par surélever et pousser petit-à-petit la plaque. Quand j’ai enfin plongé mon regard dans le regard, j’ai compris ma douleur.
La peur les tenait recroquevillés silencieusement à leur place ; chacun semblait pressentir que quelque chose de terrible allait survenir. Ma copine m’avait rejoint et, pour une fois, se tenait coite. Quatre yeux nous fixaient. Ils étaient enchaînés, un gros collier de cuir autour du cou. Depuis quand étaient-ils là, à attendre, ou plutôt à ne plus rien attendre ? Une odeur moite de fauve renfermé remontait du trou. Une cage jamais nettoyée, chargée d’excréments, de nourriture avariée, d’urine, de sueur. De peur. Je ne voyais pas comment les sortir de là, dans l’état où ils étaient. Le trou était profond et ils semblaient peser leur poids. J’ai regardé ma copine. Elle a toujours des idées un peu décalées. Elle m’a retourné son regard et a dit : « On referme ? » Elle avait l’air sérieux. « Pas question ! » je me suis empressé de répondre. Vu les efforts fournis pour ouvrir, je n’allais pas lâcher le morceau aussi vite, mais j’avais beau réfléchir, la solution qui m’aurait convenu ne venait pas. Les solutions aux problèmes, c’est comme les filles, jamais là quand il faut et toujours fuyantes dès qu’on les tient. « Ben oui, le bus qu’on attend depuis une semaine, on ne sait pas quand il viendra. » Elle argumentait et j’aimais pas ça. « On n’a plus grand-chose à bouffer ; pas question de partager. Et puis, tu connais les gens d’ici : les garous, ils les tuent. Donc, s’ils les remontent, c’est pas un service qu’on leur rend. » C’était pas faux. « Et même si on arrivait à les remonter tous seuls, ce sont eux qui vont nous tuer pour nous bouffer. » J’ai joué l’avocat : « Rien ne dit que ce sont des garous ». Elle a haussé des épaules.
J’avais envie de la tuer. Ayant repéré, dans le foutoir des communs, un rouleau de corde neuve qui m’a semblé trop court, j’ai fait main basse sur la pile de draps. En chemin, comble de chance, j’ai retrouvé mon Opinel près de la porte du fort. La corde attachée au vieux camion, il me manquait une dizaine de mètres que j’ai comblés avec des draps noués. Ma copine était repartie faire bronzette sur le rempart. Je l’ai appelée pour qu’elle m’aide. Elle a répondu par un petit signe de la main, sans faire mine de se lever.
Je suis descendu dans le trou pas vraiment rassuré. J’avais fait plusieurs nœuds aux draps afin de remonter plus vite, le cas échéant. Seuls leurs yeux me suivaient. L’un d’eux tremblait continuellement. Je me suis approché doucement et j’ai mis la main sur un collier. J’ai commencé à couper. Aucune réaction. Il a fallu que je les porte sur mon épaule, que je grimpe avec ce poids non négligeable, pour qu’enfin nous soyons dehors, à l’air libre. J’étais épuisé. Je leur ai refilé chacun trois barres énergétiques et à la fin de la journée ils avaient recouvrés suffisamment de motivation pour s’éloigner du fort en se traînant.
Ma copine est revenue me tanner lorsque je tentais de remettre le couvercle. Comme elle m’entravait, je lui ai filé un coup de coude pour qu’elle dégage. Elle a disparu dans les profondeurs avant que je réalise. Quand je suis descendu, elle ne respirait plus. Elle était tombée sur la tête. J’ai eu un rire nerveux.
Dans le bus, je sondais ma tête : point de regret. Il y avait bien un embryon de remords dans un coin. J’ai tenté de le réveiller à coups de moralités, mais j’étais fatigué. Il ne bougea pas.
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