Gruik AKA : Bulgogi - "Elésiphore, la Chose et moi"
Nous voilà partis, chacun avec son levier, boitant dans la neige qui commence à fondre. L’optimisme d’Elésiphore n’a d’égale que ces idées farfelues, à l’instar de celle qui nous avait gratifié de notre démarche de culbuto anémique. Je ne sais comment, il parvenait toujours à me convaincre de le suivre dans ses tribulations qui invariablement se terminaient par un désastre ou au mieux par un échec cuisant. Ce coup-ci, il avait offert au maire du village de dégager le chemin des ânes, celui qui passe à flanc de ce qu’on appelle ici la montagne. Un bien grand nom pour une petite élévation qui ne dépasse vraisemblablement pas les sept cents mètres. La neige, la glace et les roches avaient fait leur œuvre et l’accès au bourg voisin était impraticable. Que le maire nous confie cette délicate mission m’avait laissé pantois et quelque peu soupçonneux quant à sa motivation.
Elésiphore était sûr de son fait, « Donnez-moi un point d’appui et je soulèverai le monde » voici tout ce qu’il avait retenu d’un précis de mathématique déniché dans son grenier. Malheureusement, la somme de deux cervelles d’ahuris ne fait qu’augmenter leur incapacité à appliquer un principe physique.
Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. Le ciel et la campagne s’étaient drapés du même sombre linceul où perçaient parfois des tonalités sépulcrales. Près du brasero d’où jaillissaient des lucioles incandescentes, je sautillais d’un pied sur l’autre, soufflais une haleine tiède au relent de café âcre sur mes mains en prière. Les flammes rongeaient fébrilement les rondins, allongeaient un halo rougeoyant sur la neige salie par nos pas. On n’y voyait guère à plus de deux toises. Soudain le cri retenti. Celui-là même qui avait résonné lors de notre équipée vicinale. Un éclat strident semblable au raclement de griffes sur un tableau noir, si puissant qu’il vous transperçait d’une lame de glace. Serrés à proximité du brasier, nos fichus leviers à la main, nous restions là, à attendre l’apparition de la chose, l’entité ou quoi que cela puisse être.
Malgré ma crainte, l’opération avait bien débuté, les premiers rochers avaient roulé au bas de la montagne rapidement suivi par les blocs de glace. C’est là que c’est gâté.
— Si on dégageait la paroi de sa gangue de glace tant qu’on y est ?
Une sueur froide glissa brusquement le long de mon échine.
— T’es sûr ? Je crois que c’est bon là, on rentre.
Avant que je ne puisse l’en empêcher, son levier avait frappé le mur de givre et le hurlement avait couru le long de la vallée.
Le changeant mois de mars était arrivé, et avec lui l’enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes, mélancolique pour ceux qui déclinent. Du moins si l’on vit toujours à la surface de la Terre, car la Chose nous avait attiré dans les profondeurs, conduit à travers d’obscures galeries vers un bagne plus brûlant que son pendant guyanais. Seize heures par jour nous nous éreintions dans la poussière à trier la caillasse déversée par la Chose sur le tapis de mine. La Chose, un assemblage hétéroclite de bois, de métal et d’éléments à l’origine indéterminée entre le moulin à café et l’essoreuse à salade. Un engin que l’on ne pouvait regarder plus de cinq minutes sans sombrer aussitôt dans un alcoolisme à l’amnésie libératrice. La Chose, l’excavatrice mécanique, comme l’appelait son conducteur, un atroce cauchemar d’ingénieur déséquilibré, creusait la roche à la recherche du précieux minerai. Et nous, chaînes aux pieds, sous la férule du maire Oricius et de son fils, épuisions notre vitalité à soulever des pierres. Les yeux d’Elésiphore ressemblaient à deux grosses perles blanches enchâssées dans son visage crasseux, je ne devais pas avoir meilleur figure.
La peur les tenait recroquevillés silencieusement à leur place ; chacun semblait pressentir que quelque chose de terrible allait survenir. Ils avaient fui à travers un dédale de tunnels ne sachant s’il se dirigeait vers la surface ou vers le fond. La lampe à pétrole cilla brièvement et le manteau noir des profondeurs pesa sur leurs épaules.
— Rallume, souffla Elésiphore.
Son murmure roula dans les corridors repris par l’écho, répété à l’infini par des spectres sardoniques cachés dans la pierre.
— Elle est vide.
J’enrageais, une fois de plus ses frasques n’avaient entrainé que déboires et déconvenues.
Oricius lésinait sur tout, et cette règle s’appliquait aussi au cabanon dans lequel il nous enfermait lorsque la nuit arrivait. Enfin ce que nous pensions être la nuit. Les vieilles planches moisies n’avaient guère résisté longtemps à nos efforts, et bientôt nous fûmes dehors. L’ombre grotesque de la Chose dansait sous les éclats des torches.
— On va l’utiliser pour remonter !
Était-ce la fatigue ou l’abrutissement des jours passés à pousser des gadins, sur le moment cela me sembla une bonne idée. Je repris mes esprits lorsque sous les mouvements désordonnés de la machine piloté par Elésiphore, la voute s’effondra. Bon sang ! Où avais-je la tête !
Blottis l’un contre l’autre, cherchant à percer l’obscurité nous tressaillirent. Le cri de la Chose nous vrilla les tympans. La bête avait retrouvé son maitre et criait sa fureur et sa haine contre les deux imbéciles qui avaient tenté de la contrôler.
— Elésiphore, on peut pas rester là !
— Mais tu veux aller où ? On y voit comme à travers une pelle !
— Écoute, on a pas bougé depuis que la lampe s’est éteinte. On venait de la droite, on repart vers la gauche en suivant la paroi.
— Retourner d’où on vient ? T’es malade !
— Tu veux de la lumière et trouver une sortie ? C’est ça ou crever ici, allez bouge !
J’avançais maladroitement sur le sol inégal, rassuré par le contact rugueux de la roche sous ma main. Elésiphore suivait accroché au bas de ma chemise comme un gosse aux jupes de sa mère. À chaque bifurcation, l’oreille tendue, je choisissais la direction où le bruit de la machine semblait le plus fort. Enfin j’aperçus des ombres dansaient follement dans la lumière des gros yeux globuleux de l’excavatrice. Elésiphore blêmi.
— T’es cinglé !
— Non, regarde ! Il ne la contrôle plus. L’éboulement l’a amoché.
La montage s’agitait, la voute effondrée avait dû fragiliser le réseau de tunnels. La machine disparue dans un entrelacs de rocs, de poutres et de poussière. Malgré la pluie de pierres, nous fûmes assez peu touchés. Elésiphore courait en tous sens, ses mains tremblaient, le visage crispé, les pupilles dilatées, il m’agonissait d’injures, critiquait mes choix.
Je ne sais pas comment ce bout de roche s’est retrouvé dans mes mains, ni comment il avait fracassé son crane. Était-ce bien important ? Le monde continuerait de tourner après tout. Du pied je touchais ses côtes. Il ne bougea pas.
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