PM AKA : Sam - "Les Neiges de mars"

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Nous voilà partis, chacun avec son levier, boitant dans la neige qui commence à fondre. Le spacioport au loin brille au soleil comme une poignée de sable sur une nappe blanche. Même à cette distance, même sans les jumelles d’Ovazza, aucun de nous ne peut ignorer que les bâtiments ont été éventrés par le blizzard de la veille. Mais on n’en a pas parlé. On n’en parlera pas. Car derrière ces vitres brisées, chacun d’entre nous avait un parent, un enfant, des amis… Qui sait combien des réfugiés ont survécus ? Ces questions tournent en boucle dans ma tête, dans celles de mes camarades aussi à n’en pas douter. Mais nous avançons. Un pas, jambe gauche, un autre, jambe droite. Malgré la douleur, avancer, même vers un charnier, plutôt que rester sur place sans savoir.

Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. La neige était tombée à nouveau pendant notre arrêt. Je me suis creusé un trou, blottit à l’intérieur, et j’attends plus que je n’examine la brèche devant moi. Ovazza, du haut de sa petite colline, surveille les environs. Après quelques longues minutes, je sens une vibration à ma ceinture. Une autre. Encore une. Je jette un regards à la faille, mais il n’y rien à y voir sinon l’obscurité. Le groupe se reforme, puis nous repartons. Hier, ou le jour d’avant, je ne sais plus, nous avions trouvé une poutrelle métallique arrachée. Nous y étions presque. Et puis non, la distance semble augmenter au lieu de diminuer. Et cette foutu neige nous ralentit. Ce ne sont pas simplement nos pieds endoloris ou nos jambes blessées qu’elle gèle, c’est le temps lui-même.

— Le changeant mois de mars était arrivé, et avec lui l'enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes, mélancolique pour ceux qui déclinent.

Frey répétera ironiquement cette phrase longtemps. Jusqu’à ce que sa blessure à la jambe finisse par l’achever. Le vent rugira pour couvrir ses gémissements de douleur, et puis il retombera. Et Frey, le grand Frey, sera étendu dans la neige, mort. Ses épaules musculeuses affaissées et déjà froides, son visage invisible sous sa tignasse brune. Il serrera encore dans son point une page déchirée, froissées des milliers de fois. Une page de Ramuntcho. C’est le roman préféré de sa femme, qu’il dit, alors en le lisant, et en le relisant, c’est pour lui comme de regarder une photo d’elle. Et on devra le laisser là. On voudra l’emmener, bien sûr. Et Ovazza refusera, on discutera, et puis on se rendra compte qu’elle a raison. Elle a toujours eu raison. Et puis Ovazza mourra aussi. Un soir, elle insistera encore pour prendre la garde et nous laisser dormir. Et au matin, on la retrouvera assise dans la neige, en train de regarder à travers ses jumelles. On l’invitera à déjeuner, sans réponde, et quand Schwindt ira la voir, il ne pourra que constater qu’elle aura gelé pendant la nuit. Cela arrivera. Mais pour l’instant, Ovazza regarde sans ses jumelles la distance inchangée qui nous sépare du spacioport et Frey donne un coup de pied de mécontentement dans la neige, nous rappelle qu’on est en mars, et répète : « Le changeant mois de mars était arrivé, et avec lui l'enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes, mélancolique pour ceux qui déclinent. »

La peur les tenait recroquevillés silencieusement à leur place ; chacun semblait pressentir que quelque chose de terrible allait survenir. Ils s’étaient abrité, autant que faire se peu c’est à dire mal. Seul Schwindt restera étendu à découvert, trop fatigué pour ne serait-ce que ramper plus loin, Schwindt et moi, qui tangue sur place, indifférent à la tempête qui s’élance sur nous. Elle tourbillonne rageusement, envole des éclats de glaces tranchants à une vitesse démentielle. Elle nous tuera tous. Elle nous a déjà tué. Nos corps ont été éparpillés au loin. Personne n’a souffert. Moi le premier, un débris m’attendra au visage et je tomberais sur le coup. Pas mort, d’abord, simplement inconscient. Et je volerais loin, dans le froid, lacéré par les éléments. Et puis la neige retombera pour cacher le charnier. Ça arrivera, ou c’est arrivé. Je perds la notion des choses. Du temps. Le temps n’existe plus, je crois. On marche vers le spacioport depuis plusieurs jours, maintenant, je crois. On est parti il y a dix ou trente jours. Je crois. Je ne sais plus. Tout ce dont je suis sûr, c’est de cette neige gelée le matin, poudreuse ensuite, et qui le soir quand on s’allonge pour dormir n’est plus qu’une boue gluante. Et le blizzard qui revient. Il est revenu. Et cette fois, nous allons mourir, alors pourquoi s’abriter ?

Le vent vient et j’oublie tout. Il me frappe de plein fouet, une masse informe m’assomme. Tout le reste n’est qu’un mauvais rêve. Je pourrais me réveiller en sursaut, dans la couchette du vaisseau qui nous emmène sur Chioné 26B. Je mettrais de côté ma couverture, que la gravité artificielle ferait ondulé bizarrement. Et puis l’ordinateur de bord me donnerait l’heure, la date, d’après plusieurs révérenciels. Le notre, bien sûr, et puis celui de la Terre que nous avions quitté et où le temps passe plus vite. Mais le froid me réveille. Je suis étendu dans la neige boueuse du soir. Elle recouvre mes jambes, je ne les voies plus, seulement du rouge sur le blanc. Je me rendors aussitôt. Je me suis réveillé bientôt. Ou peut-être ne me réveillerais-je pas. Qu’importe. Que cela cesse. Frey, répète encore sa fichu phrase sur le mois de mars. Ça me fait sourire. Je me tournerais vers lui, il me salua. Je lui tendit ma main, pour qu’il m’aide à me relever. Il ne bougea pas.

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