Hélio Next AKA : Flùtêzùt - "Tirailleur"
Nous voilà partis, chacun avec son levier, boîtant dans la neige qui commence à fondre. On forme une drôle d’expédition, tout de même : quatre gus dans vent, clopin-clopant pour éviter de se casser la binette. Je sens Camille qui hésite à se servir de son levier comme d’une canne : ses pas qui ralentissent, ses bras qui s’abaissent, le manche qui se plante dans le manteau neigeux… Et puis la voix d’Axel, qui claque :
— Reprends-moi la position d’attaque ! Faut qu’on soit prêts !
Prêts, prêts… C’est vite dit. Alors oui, on a peut-être des armes – et encore, quelles armes ! Une boule de neige lestée d’un caillou serait presque aussi efficace – mais on est partis tellement concentrés sur notre objectif qu’on en a oublié de quoi se couvrir correctement. Limite on est prêts pour un été en Bretagne. Alors, à ce rythme d’arthritiques-là, j’espère qu’on va vite trouver la stèle, parce que soit on se casse la jambe, soit on finit comme des glaçons. Dans le vent.
Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. Notre incursion improvisée n’avait rien donné, alors on s’en était retournés grailler au camp, malgré un Axel qui ne cessait de nous répéter que chaque repérage en territoire ennemi nous donnait l’avantage. L’avantage de quoi, hein ? De se geler les miches ? De voir que l’ennemi est plus intelligent parce qu’il reste au chaud, lui ?
Moi, je ne suis pas comme Camille, à me réjouir de rentrer en un seul morceau, sans m’être fait tabasser, écloper ou capturer. Moi, j’en ai marre, j’ai des envies de tire-ailleurs. Parce que sous les remontrances à peine voilées de notre chef, je sais qu’il a la trouille de nous voir déserter. Surtout qu’on n’est toujours pas plus près de trouver cette foutue stèle. Celle dont l’ennemi ignore qu’elle est son point faible. Celle qui cache le tunnel qui nous mènera au cœur de leur palais.
Le changeant mois de mars était arrivé, et avec lui l'enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes, mélancolique pour ceux qui déclinent. Mars, c’est le dieu de la guerre. Mars, c’est le mois où on repart et on gagne. Mars, et cette absurdité s’arrête.
Pris de panique, je me retourne. Personne dans la pièce. Pourtant, je suis sûr d’avoir entendu Axel. Ou alors… C’est que ses laïus galvanisants dont il nous bourre le crâne ressurgissent dans le mien. Mars, et ça repart la guerre. Mars, et je pars. Mars et Dieu gagnent. Mars absurde s’arrête, charrette.
Les mots dansent et se mélangent dans ma tête. Sarabandent, tanguent. Valdinguent, flinguent.
Bam ! L’évidence froide et métallique plaque son canon contre mon front, pile entre les deux yeux. Devant moi, le bras tendu d’Axel, les mâchoires aussi crispées que sa main sur la crosse.
— Tu restes ici, c’est compris ?
Ses dents grincent. Je me demande si la balle fera pareil, une fois qu’elle aura transpercé mon crâne.
Oui, que mon cerveau vole en éclats et qu’enfin, cette absurdité cesse !
Mais Axel aboie :
— Tu restes ici et tu guettes. Va pas t’imaginer autre chose !
Je ne comprends pas comment il fait pour entendre dans ma tête. Pourtant je lui obéis comme un pantin : je me retourne, mets mes mains en visière et plaque ma tête contre la meurtrière du poste d’observation.
Dehors, les branches aux arbres mouvent et se floutent, dans le vent de mes yeux qui brûlent.
La peur les tenait recroquevillés silencieusement à leur place ; chacun semblait pressentir que quelque chose de terrible allait survenir. La pensée me traverse tandis que je nous observe, Axel et moi, devant la meurtrière. Drôle de sensation que celle-là, d’être partout et nulle part à la fois, dans mon corps et en dehors, comme mort mais encore debout.
C’est la voix d’Axel qui me rappelle à moi, de son souffle rance chevrotant à mon oreille :
— Tu vois ce que je vois ?
Les branches dansent encore, mais moins. Elles créent des lignes noires qui viennent déchirer la toile de fond de la neige. À leur tour, les lignes deviennent formes, et les formes silhouette.
Oui, je vois.
Un homme approche.
Je n’en reviens pas. Jamais, lors de mes tours de garde, je n’ai vu autre chose que des corneilles, alors un homme ?
Derrière moi, Axel reprend brusquement contenance, comme un diable sorti de sa boîte.
— Un ennemi !
— Avec cette démarche ?
L’intrus avance, placide, comme s’il flânait en promenade. Pas du tout ce que feraient nos ennemis, non que je les ai vus de près.
— Mais ouais, bordel ! C’est une ruse, faut qu’on le tue !
Dehors, l’individu continue d’avancer comme si de rien n’était. Comme si le terrain lui était familier. Comme s’il était chez lui. Comme s’il portait la même veste que Camille , je songe.
— Si c’est un ennemi, on ne devrait pas plutôt le capturer ? Pour lui soutirer des infos ?
Axel m’agrippe avec poigne pour lui faire face. Le regard fiévreux, il me mitraille de postillons :
— Tais-toi, traître ! Parce que tu trouves ça normal, toi, un type qui rôde dans notre camp ?
En fait, ouais. Le gus dehors est tranquille, contrairement à celui qui, serres plantées dans mon bras, me refourgue son pistolet poisseux dans les mains :
— Tiens, prends ça. L’ennemi est à portée de tir, tue-le !
Je reste immobile, trop conscient du métal létal qui est maintenant à moi. Et soudain, la peur me quitte pour laisser place à la raison.
Je me mets en position, arme le chien. Puis je fais la seule chose sensée : je tire.
Axel s’effondre.
Il ne bougea pas.
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