Laurent Datünder AKA : Wallaby - "La nuit n'avait rien d'éternel"
Nous voila partis, chacun avec son levier, boitant dans la neige qui commence à fondre. On nous a dit que là où le soleil recommençait à briller, ça voulait que c'était bon, qu'on y était arrivé. On n'y arriverait pas forcément, on nous avait prévenus. C'est le genre d'endroit dont on rêve et qui recule à mesure qu'on s'en approche, et puis même parfois on s'aperçoit qu'il existe pas, que l'objet de notre désir était une chimère, on se retrouve esseulé, seul, abattu, languissant parce qu'on a pensé qu'on se sortirait du merdier où on était né, le pays où les gens vivaient sous les ponts, crevaient la dalle, devenaient muets, enroués à force de la fermer. Nos cœurs racoleurs envisageaient un ailleurs où l'on pleure... de joie, pour la toute première fois. Nous frémissions en avançant, mais ce n'était pas de froid."
Après le dîner, vers deux heures, chacun regagna son poste d'observation. Il n'était plus question d'avancer à cette heure où la lumière nous trompait. C'était à qui trouverait le soleil en premier. La plupart du temps, dans ces moments où nous faisions halte, nous nous contentions de repérer des fragments de rayons et de les suivre à l'aveuglette, quand bien même ils pouvaient ne vouloir rien dire. Peut-être que le soleil, en définitive, n'existait pas. Certains d'entre nous nourrissaient en secret le désir de s'extraire de la bande, d'abandonner les idéaux de chaleur, de lueur, de beauté qui nous guidaient et de retourner vers les steppes natales. Mieux valait mourir de n'avoir jamais vu une étoile que de rêver en vain d'horizons inventés. La vallée d'où nous venions était plongée dans l'ombre et la grisaille. Nous craignions que nos pas nous ramènent à l'obscurité, aux petits matins glacés d'un hiver qui ne finissait jamais. Alors nous escaladions les troncs d'arbre, les lampadaires grésillant, les mausolées habités de spectres morts d'avoir trop espérés se réchauffer, nous nous faisions la courte échelle en espérant ainsi nous hisser, nous faire plus grand que nous-mêmes dans le but d'apercevoir un éclat différent, une flamme solitaire, un flux d'énergie solaire. Nous avions une nuit à tuer. De temps à autre, l'un d'entre nous disait entrevoir un morceau de clarté. Nous le suivions aveuglément. À quoi d'autre aurions-nous pu nous fier ? Aucun livre ne parlait de notre quête, ceux qui étaient partis n'avaient pas eu le temps d'écrire - et n'étaient de toute manière jamais revenus. Nous avions les yeux sans cesse levés vers le ciel. Et nous avions beau tenter, depuis nos postes respectifs, de nous en approcher pour qu'il révèle une étincelle, il restait chargé de nuages et muet.
Le changeant mois de mars était arrivé, et avec lui l'enivrement du printemps, joyeux pour les jeunes, mélancolique pour ceux qui déclinent. Nous arpentions les routes et les vallons depuis automne environ. L'avènement des saisons les plus chaudes rendit notre avancée plus aisée, et notre état d'esprit moins amer. Des légendes racontaient en effet que le soleil brillait plus fort dès qu'avril arrivait. Il ne nous échapperait pas indéfiniment, nous en étions convaincus désormais. Nous faisions halte moins souvent, nous marchions plus vite, en cadence, parfois en sautillant. Nous entonnions des chants, et des voix, rocailleuses, mélodieuses ou suaves s'élevaient. Les réverbères et les lampes géantes qui nous éclairaient d'ordinaire se raréfiaient. Nous nous enfoncions dans de vraies ténèbres mais nous n'étions pas effrayés. Qui disait printemps disait : bientôt l'été. Et ces trois lettres accolées nous faisaient miroiter des utopies par milliers. En nous cognait la promesse insensée que nous avions faite à nos familles avant de nous éloigner. Boum de nos pas sur la terre, boum de nos cœurs à l'envers. Boum, boum, on a l'univers à refaire. Notre passage soulevait des floppées de poussière. Nous avions mal au cou à force de regarder en l'air. À chaque minute qui passait naissait en nous une pensée : "C'est cette seconde que le soleil va choisir pour apparaître". Le pressentiment qui nous avait envahi se transformait en malaise. Nous étions obligés de nous tenir les mains pour ne pas nous perdre. Les visages de chacun s'étaient dissous dans les ténèbres. Nous n'étions plus qu'un corps invisible et mouvant psalmodiant des appels. C'était ainsi, paraît-il, que les précédents voyageurs qui avaient tenté de dénicher et de ramener le soleil avaient perdu la vie. Déboussolés, incapables de revenir sur leurs pas, ils n'avaient eu d'autre choix que de continuer à progresser à tâtons dans l'espoir qu'un bruit ou une lumière leur montre la voie. La nuit éternelle les avait avalés.
La peur les tenait recroquevillés silencieusement à leur place ; chacun semblait pressentir que quelque chose de terrible allait survenir. Ce qui survenait alors, nous ne le savions pas : peut-être un monstre livide qu'ils avaient pris pour un soleil surgissait-il des ombres avant de les dévorer, peut-être des nuées d'oiseaux carnivores s'abattaient-ils sur eux, peut-être un souffle d'ordre divin les repoussait-il aux confins de la Terre, les déchiquetait puis dispersait les lambeaux de leurs corps dans l'univers. C'était un passage obligé, la peur, dans ce genre de voyage. Il arrive un moment où tout ce qu'on a connu se trouve loin de nous, loin, si loin qu'il faut admettre que l'on ne sait plus rien - en tout cas, que ce que l'on a appris jusque-là ne compte plus. On est nus, comme neufs, la page est blanche. Une éclaircie perça le ciel noir. Était-ce le soleil ? se demanda-t-on les uns aux autres. Les manuels scientifiques parlaient d'une boule d'hydrogène et d'hélium en fusion ; les récits de science-fiction d'une masse brûlante entourée de vaisseaux spatiaux ; les recueils de poésie de miroir de l'âme, d'horizons embrasés, de l'œil du cosmos. D'un même mouvement, nous nous immobilisâmes. Ce n'était pas ce qu'on nous avait promis. Nous avait-on promis quoi que ce soit ? Étions-nous promis à quelque chose ? Nous avions les yeux fixés sur ce minuscule point lumineux, les poings serrés le long de nos corps, les mâchoires raides, les jambes lourdes, le front fiévreux. Nous ne nous concertâmes même pas lorsque nous nous laissâmes tomber au sol, de fatigue plus que de désespoir - sont désespérés ceux qui conçoivent encore ce qu'est l'espoir. Nous nous étendîmes, la face contre la terre pour ne plus voir le firmament qui nous avait trahis. Des millénaires auraient pu passer. Nos peaux auraient fondu sur nos os. Le sang se serait figé dans nos veines. Nos corps en miettes se seraient mêlés à la cendre sous nos pieds. Mais j'avais trop peur de mourir. Alors je changeai de position, pour me montrer que j'allais vivre.
Je crus, en levant par mégarde la tête, que le point lumineux avait changé de place puisqu'il me surplombait désormais. En fait, ils étaient deux. Deux soleils. Trois. Quatre. Mille soleils dans ma nuit.
Je comptais et recomptais. Mon cœur débordait du vide qui l'avait toujours habité. Je voulus réveiller les autres à la hâte mais ils s'étaient assoupis. Leurs respirations synchronisées ressemblaient à des bourrasques qui tempêtaient. Je les secouai de toutes mes forces pour qu'ils profitent du spectacle, de ces bulles de clarté en train de venir au monde. Tirés brusquement de leur triste sommeil, ils restèrent bouche bée, étendus sur le dos parce que l'épuisement les empêchait de se lever. Moi seul courus de-ci, de-là. Il me semblait que je distinguais les visages de mes compagnons pour la toute première fois. Les lucioles de l'éther déversaient sur nous des ruisseaux de lumière. Je pouvais lâcher la main de mes frères, m'éloigner d'eux et même m'en séparer puisque j'y voyais clair. Je restai debout, assailli de beauté jusqu'au petit matin. Les points lumineux s'estompèrent. Un clair-obscur de rose et d'or pailleta la voûte argentée. Je suppliai l'incendie que mille torches avaient embrasé de ne pas s'éteindre encore. Une auréole monta soudain de l'horizon. Un ange, un sylphe, un dieu, peut-être ? Je songeai : s'il se tient en équilibre de la sorte au-dessus des monts, s'il donne aux objets leurs couleurs, s'il irradie tout le jour de cette étrange lueur... S'il ne bouge pas, alors il s'agit du soleil.
Il ne bougea pas.
Annotations
Versions