Chapitre 1
« Alors, tu es prête pour la fin du monde ? » lança la caissière avec un sourire crispé en tendant son café à Louise.
Louise lui rendit un sourire automatique. Elle avait déjà entendu cette blague plus de fois qu’elle ne pouvait compter. Fin du monde, hein… Elle récupéra son gobelet brûlant, jeta un regard circulaire autour d’elle, et constata que tout était d’une routine banale : une rue de Nancy, le tramway circulant lentement, des passants pressés, des employés de bureaux en route pour une nouvelle journée de travail. Mais dans l’air, une étrange tension se faisait sentir, même ici, loin des lignes de front.
Ce matin-là, il faisait froid, vraiment froid, ce qui donnait à la ville une ambiance encore plus lourde. Le ciel plombé semblait écraser les bâtiments, et même le café fumant dans ses mains n’arrivait pas à la réchauffer complètement. Elle leva les yeux vers les immeubles couleur crème, la lumière grisâtre reflétant les façades qui, habituellement, étaient baignées de soleil en cette saison. Les rues pavées de Nancy, calmes à cette heure-là, lui donnaient un certain réconfort malgré tout.
Elle s’installa à sa table habituelle près de la fenêtre, à la brasserie du coin où elle aimait passer chaque matin. Le serveur, qui la connaissait bien, lui lança un petit signe de tête un peu moins enjoué que d’habitude. On sentait que tout le monde était sur les nerfs, même dans ce café habituellement si animé. Elle sortit son téléphone machinalement, fit défiler les notifications, puis s’arrêta.
Un groupe de clients était massé autour d’une table voisine, les yeux rivés sur un écran de smartphone. Ils parlaient à voix basse, échangeant des commentaires inquiets. Louise devina immédiatement le sujet. Les nouvelles défilaient : Crise en Ukraine : La guerre aux portes de l’Europe ?
Elle soupira. Encore ça. Elle n’en pouvait plus de ce déferlement de mauvaises nouvelles. Chaque jour, la situation semblait empirer, mais tout cela lui paraissait lointain, irréel. « Ils dramatisent toujours tout. Rien ne va changer, » murmura-t-elle pour elle-même, chassant ses inquiétudes. Après tout, cela faisait partie du bruit de fond permanent de cette année 2024 : la guerre, les crises, les drames.
Elle consulta rapidement son téléphone : un message de Thibaut.
“T’as vu les news ? Papa doit déjà avoir fait son stock de boîtes de conserve et nettoyé son fusil.”
Louise esquissa un sourire. “S’il s’en sort avec ses boîtes de sardines, il pourra peut-être nous apprendre deux ou trois trucs,” répondit-elle avant de finir son café.
Elle quitta la brasserie un peu plus tard que prévu, jetant un dernier coup d’œil aux visages tendus de ceux qui suivaient encore les nouvelles. L’air frais de janvier lui fouetta le visage alors qu’elle se dirigeait vers l’arrêt du tramway, ses pensées tentant de revenir vers des préoccupations plus immédiates : son emploi du temps, ses rendez-vous, les dossiers à traiter. Les kiosques à journaux criaient pourtant les mêmes gros titres, la guerre approchait, mais qui pouvait y croire réellement ?
En arrivant au bureau, situé dans un immeuble grisâtre de la vieille ville, elle sentit immédiatement que quelque chose clochait. Ses collègues, habituellement déjà en train de discuter autour de la machine à café, étaient dispersés dans l’open space, silencieux, concentrés sur leurs écrans. L’ambiance était plus lourde que jamais.
Elle posa son sac à côté de son bureau et alluma son ordinateur. Une notification instantanée s’afficha. Réunion à 9h30 avec Monsieur Legrand, un client important. Elle soupira. Encore un problème de facturation.
« T’as entendu, non ? » Pierre, son collègue de longue date, apparut soudain à côté d’elle. Il avait cette tête d’enterrement qu’il réservait d’habitude aux lendemain de cuite.
Louise haussa les sourcils. « Si c’est encore une grève des transports, je démissionne. »
Pierre secoua la tête, l’air plus pâle que d’habitude. « Non, pire. La guerre. Ils ont déclaré la guerre à la Russie. »
Elle éclata de rire. Un rire nerveux. « Sérieusement ? Ça vient de qui ? Les réseaux sociaux font encore leur foin ? » Elle ne pouvait pas croire que ça puisse être vrai, pas ici, pas maintenant.
Pierre ne souriait pas. Il lui tendit son téléphone, ses mains tremblantes. « Regarde. »
Sur l’écran, les mots défilaient : « France : l’Europe en guerre, mobilisation générale ».
Louise resta figée. Son estomac se noua. Elle fixa l’écran, incapable de comprendre ce qu’elle lisait.
« Ils commencent à appeler les réservistes, » continua Pierre d’une voix blanche. « C’est sérieux, là. »
« C’est quoi ce bordel ? » murmura Louise. Elle cligna des yeux, tentant de digérer l’information. La guerre, ici ? Nancy, la Lorraine… la France ? Une série de pensées contradictoires se bousculaient dans sa tête, mais rien ne semblait logique. Elle tourna la tête vers Sophie, sa collègue du service administratif, toujours imperturbable devant son écran.
Sophie leva les yeux, un demi-sourire aux lèvres. « T’en fais pas, Louise. Ils vont sûrement nous envoyer au front avec des tableaux Excel. »
Louise sourit, mais elle sentait la panique monter en elle. « Qu’est-ce que je vais faire ? J’ai jamais touché une arme, moi. » Elle se demanda un instant si elle pourrait gérer ça. Non, c’était impossible. C’était une mauvaise blague. Ça devait l’être.
Sophie haussa les épaules. « Bah, si tu dois te battre, j’espère que tu seras meilleure que moi en calcul. Mais bon, tant qu’on a nos ordinateurs, je pense qu’on survivra. » Elle éclata de rire, un rire qui trahissait plus de nervosité qu’elle ne voulait l’admettre.
Alors que Louise allait répondre, le téléphone de Pierre vibra violemment sur son bureau. Une alerte.
Flash spécial : « Mobilisation nationale, la France appelle ses réservistes. Les tensions montent avec la Russie, tandis que le président appelle à l’unité nationale… »
Le visage blême, Pierre se tourna vers Louise et Sophie. « C’est pas une blague. Je vous l’ai dit, ils commencent à appeler les réservistes. Je… je suis réserviste, moi… »
Louise sentit le sol se dérober sous ses pieds. Elle cligna des yeux, cherchant à comprendre ce qui se passait. Autour d’elle, l’open space entier était devenu un sanctuaire de visages crispés. L’écran de télévision de la cafétéria affichait les images d’un président grave, debout devant un pupitre, prononçant des mots qui résonnaient comme un mauvais rêve.
Elle posa la main sur son clavier sans grande conviction. Elle aurait dû se concentrer sur les dossiers en retard, mais son esprit vagabondait, incapable de se détacher de cette atmosphère de plus en plus pesante. Le téléphone de Louise vibra dans sa poche. Thibaut.
“Reste calme. On m’a dit que ça pourrait se compliquer ici aussi. Je t’appelle ce soir. Fais attention.”
Ses doigts tremblèrent alors qu’elle relisait le message. Si même son frère, d’ordinaire si rationnel, commençait à s’inquiéter, alors peut-être qu’elle aussi devait commencer à se poser des questions. Une boule d’angoisse grossissait dans son estomac. Calme-toi, Louise. Pas de panique.
Elle ferma les yeux un instant. Mais comment garder son calme face à tout ça ? Les alertes, les chuchotements, les notifications sur les téléphones… C’était devenu surréaliste. Elle ne savait plus quoi penser.
Quelques heures plus tard, elle était en pleine réunion avec Monsieur Legrand, un client grincheux. Il s’était plaint d’une erreur de facturation sur l’un de ses dossiers immobiliers. Louise essayait de rester concentrée, d’être professionnelle.
« Madame Cadent ? Vous m’écoutez ? » Legrand fronça les sourcils.
Elle sursauta. « Oui, bien sûr, monsieur Legrand, je vais vérifier les détails. On vous recontacte avant la fin de la semaine. »
Mais même alors qu’elle parlait, son esprit était ailleurs. Ses pensées revenaient sans cesse à la guerre, aux images qu’elle avait en tête. Louise hocha la tête, tentant de se raccrocher à la conversation. Tout en parlant, elle sentait que ses mots n’avaient plus la même importance. Qu’est-ce que quelques erreurs de facturation comparées à une guerre qui menaçait d’éclater ?
Monsieur Legrand fronçait les sourcils, impatient. C’était un client exigeant, un de ceux qui s’attendent à un service impeccable à tout moment. Il tapotait ses doigts sur le dossier qu’il avait devant lui, son regard perçant suivant chaque geste de Louise. En temps normal, elle aurait fait des efforts pour éviter de le contrarier, aujourd'hui, tout lui paraissait… futile.
« Vous comprenez, ce genre d’erreurs peut avoir des conséquences très fâcheuses pour nous, » continuait-il. « Si ces factures ne sont pas corrigées rapidement, je vais devoir reconsidérer notre collaboration. »
« Bien sûr, » répondit Louise machinalement. « Je vais m’occuper de ça. »
Les phrases de Monsieur Legrand se transformaient en un bourdonnement lointain. Et si Pierre devait vraiment partir ? Et si Thibaut était appelé aussi ? L’idée que les choses pouvaient basculer aussi vite la frappait de plein fouet. Les nouvelles lui semblaient soudain si proches, presque tangibles, là, dans cette salle de réunion pourtant ordinaire.
« Très bien, j’attends votre retour rapidement. » Monsieur Legrand se leva, visiblement mécontent. Il referma son dossier d’un coup sec. Louise le regarda sortir de la pièce sans grande émotion. D’habitude, elle aurait ressenti une vague d’anxiété en voyant un client mécontent, pas aujourd’hui.
Elle poussa un soupir en se laissant retomber dans son fauteuil. Sa montre affichait 11h30. La journée s’annonçait interminable, et pour cause, elle avait l’impression que tout était en suspens.
Quelques minutes plus tard, Marie, son assistante, entra dans le bureau. Une jeune femme dynamique, aux cheveux courts, toujours impeccablement coiffée. Elle semblait affectée par l’atmosphère étrange qui régnait dans le bureau.
« Tout va bien ? » demanda-t-elle en posant un dossier sur le bureau de Louise.
« Si par ‘bien’, tu veux dire que notre pays est à deux doigts de partir en guerre et que je viens de me faire remonter les bretelles par Legrand, alors oui, ça va très bien. »
Marie eut un sourire en coin, mais l’inquiétude perçait dans son regard. Elle s’assit en face de Louise, l’air songeur. « T’as entendu les dernières nouvelles ? C’est partout maintenant. Ils parlent de mobilisation générale. Mon copain est réserviste… il a reçu une convocation ce matin. » Sa voix tremblait légèrement. « Ils l’envoient dans une semaine. »
Louise se figea. Elle avait du mal à croire que tout cela se produisait vraiment.
« Tu crois que ça va vraiment arriver ? » demanda Louise, les sourcils froncés.
« J’en sais rien, » répondit Marie en haussant les épaules. « J’ai peur que ça dégénère à la vitesse de la lumière. »
Le reste de la matinée se déroula dans une ambiance presque irréelle. Pierre passait son temps à vérifier son téléphone, la mâchoire serrée. Sophie, elle, faisait semblant de garder son calme, mais même elle jetait des coups d’œil réguliers aux actualités.
À midi, Louise sortit du bureau pour prendre l’air. Elle descendit les marches de l’immeuble en silence, ses pensées tournant en boucle. Dehors, le froid était encore plus mordant. Les rues de Nancy, d’habitude animées à cette heure de la journée, étaient d'un calme oppressant. La place Stanislas, toujours envahie de touristes, semblait déserte.
Elle s’arrêta devant un kiosque à journaux. Les gros titres étaient plus alarmistes que jamais. « Mobilisation générale : la France sur le pied de guerre. » Les photos de soldats en uniforme, des visages graves et résolus, défilaient sur toutes les couvertures. Elle se surprit à frissonner. La guerre n’était plus une histoire lointaine, c’était devenu une réalité.
Louise continua de marcher, comme pour échapper à cette montée d’angoisse. Ses pensées dérivaient vers Thibaut. Et s’il devait être appelé ? Elle secoua la tête, refusant de laisser ces pensées la submerger. Il était en Angleterre. Peut-être que les choses seraient différentes pour lui là-bas. Mais ici, en France, tout semblait se rapprocher dangereusement.
Lorsqu’elle retourna au bureau après une pause déjeuner qui n’avait rien de reposant, elle trouva Pierre et Sophie en pleine discussion. Leurs voix étaient basses, presque conspiratrices.
« Ils disent qu’ils pourraient fermer les frontières d’ici la fin de la semaine, » souffla Pierre.
« Sérieux ? » répondit Sophie, incrédule.
« Ouais, c’est ce que j’ai entendu. On est en train de glisser dans un truc qu’on peut plus arrêter. »
Louise s’approcha lentement, écoutant la conversation sans intervenir. La panique était en train de gagner tout le monde. Et pourtant, personne ne voulait vraiment y croire.
Cela faisait presque une semaine que la tension était montée en flèche, mais rien n’avait réellement changé dans la vie quotidienne de Louise. Du moins, c’est ce qu’elle essayait de se dire. Elle continuait de venir au bureau, d’assister aux réunions, de gérer ses clients. Mais chaque fois qu’elle ouvrait son téléphone, elle voyait les nouvelles de plus en plus alarmantes. Mobilisation, réservistes appelés, tensions croissantes.
Le téléphone de Louise vibra encore. Un message de Thibaut.
“Reste calme. Je t’appelle ce soir. Fais attention à toi.”
Elle relut le message trois fois. Son frère, d’ordinaire si calme et mesuré, semblait vraiment s’inquiéter. Et ça, ça lui faisait peur. Reste calme. Plus facile à dire qu’à faire.
En arrivant au travail ce matin là, elle trouva Sophie qui l’attendait près de son bureau, le regard inquiet.
« Louise… Tu sais que Pierre a été appelé, non ? »
Louise resta figée, incapable de répondre. Pierre ? Déjà ?
« Il est parti ce matin. Il n'avait pas le choix. »
Tout à coup, tout lui sembla plus tangible. Plus immédiat. Le départ de Pierre ne laissait plus aucun doute sur les évènements à venir. La guerre était là, à leurs portes, et elle emportait déjà ses collègues.
Le soir, alors qu’elle rentrait chez elle, elle alluma la télévision machinalement. Le flash d’information passa en boucle : « La France en guerre : la mobilisation s’accélère. » Elle éteignit l’écran d’un geste nerveux. C’était trop. Trop pour une seule semaine.
Elle se laissa tomber sur le canapé, épuisée. Ses pensées dérivèrent à nouveau vers Thibaut, vers Pierre, vers cette guerre qui, il y a encore quelques jours, semblait tellement improbable. Mais maintenant, c’était bien là. Impossible à ignorer.
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