Chapitre 2

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Le silence du matin était brisé par un vrombissement lointain, presque imperceptible, mais il était là. Louise, encore dans son lit, ouvrit les yeux. Ce n’était pas le bruit du trafic habituel. Ni celui des livraisons matinales, c’était différent. Elle se redressa lentement.

Elle enfila rapidement un pull, attrapa son téléphone et descendit dans la cuisine. Là, sa mère, Béatrice, était déjà debout, une tasse thé à la main, les yeux fixés sur la petite télévision de la cuisine, qui grésillait légèrement.

« Regarde ça, » dit-elle d’une voix tendue.

Louise s’approcha de l’écran. Le visage grave d’un journaliste en direct annonçait une nouvelle inattendue, mais prévisible.

« Les frontières françaises sont officiellement fermées. Aucun déplacement hors du territoire ne sera autorisé, sauf pour des raisons militaires ou humanitaires. »

Louise se laissa tomber sur une chaise, les yeux rivés sur l’écran. La veille encore, elle espérait que les choses se calmeraient. Elle avait imaginé que la situation pourrait peut-être s’améliorer. Pas tout à fait finalement.

Béatrice, de son côté, semblait presque résignée. « Ton père a raison, tu sais. »

Louise tourna la tête vers sa mère. Elle avait l’air fatiguée, comme si cette fermeture des frontières avait été une évidence qu’elle refusait jusqu’alors d’accepter. Elle savait que Lionel, son père, ne se gênerait pas pour dire qu’il l’avait vu venir depuis longtemps. Son côté je-sais-tout allait encore une fois triompher.

« Il est où, papa ? » demanda Louise en fronçant les sourcils.

Béatrice soupira. « Dans le jardin. Il prépare… je ne sais pas quoi encore. Il dit qu’il faut se préparer au pire. »

Louise prit une gorgée de café. Elle se sentait engourdie, comme si son esprit refusait d’assimiler ces nouvelles informations. Frontières fermées. Plus d’échappatoire. La guerre à nos portes.

Elle s’avança vers la fenêtre de la cuisine qui donnait sur le jardin. Là, elle aperçut son père, accroupi près de son vieux Citroën break, en train de bricoler quelque chose qui ressemblait à un réservoir. Elle roula des yeux.

« Qu’est-ce qu’il fabrique encore ? » murmura-t-elle, plus pour elle-même que pour sa mère.

« Il pense qu’on va bientôt manquer de carburant, » répondit Béatrice, en haussant les épaules. « Et tu sais comment il est. Toujours à prévoir l’imprévisible. »

Louise posa sa tasse et enfila ses bottes pour aller voir ce qu’il trafiquait cette fois. Le froid mordant de janvier la fit frissonner, mais la curiosité l’emporta. Elle traversa le jardin et s’approcha de Lionel qui semblait absorbé dans sa tâche.

« Papa ? Tu fais quoi encore ? » lança-t-elle.

Lionel se redressa, un grand sourire aux lèvres. « L’essence, c’est pour les imbéciles, » expliquait-il. « L’avenir, ma fille. L’avenir, c’est l’alcool. Du bon carburant pour faire tourner un moteur. Les restrictions sur l’essence ? Pff, une formalité. Tu verras ! »

Louise le regarda, incrédule. « Pardon ? »

Il tapota le réservoir de fortune qu’il venait de bricoler sur l’arrière de la Citroën. « On va bientôt manquer d’essence. C’est sûr. Avec les pipelines coupées, c’est une question de jours avant que les stations ferment. Mais t’inquiète pas, j’ai prévu le coup. Je vais faire tourner la bagnole à l’alcool. »

Louise secoua la tête. Bien sûr. « Et tu comptes te fournir où pour ton ‘carburant magique’ ? »

Lionel eut un sourire énigmatique. « T’en fais pas pour ça. Je connais des gens. Je pourrais bricoler un alambic… qui sait !»

Louise leva les yeux au ciel. Encore une fois. Lionel avait toujours eu une solution à tout. Il connaissait tout le monde, des agriculteurs locaux aux mécaniciens de quartier, et s’il y avait un moyen de se procurer quelque chose, légal ou non, il le trouvait. Mais cette fois, elle avait du mal à croire que son plan marcherait.

Louise l’avait regardé d’un air sceptique. « Donc, tu comptes faire tourner ta vieille Citroën à l’eau de vie ? »

Lionel avait simplement haussé les épaules. « Pas besoin de faire tout un fromage. Et quand ils viendront chercher leurs précieux litres d’essence, je serai déjà loin, moi. »

Louise le regardait, dubitative.

« Écoute, » répondit Lionel, un brin vexé. « Si ça marche pour des distilleries artisanales, ça marchera bien pour moi. Et puis, c’est mieux que d’attendre que le gouvernement nous dise qu’on n’a plus de carburant. »

Louise haussa les épaules. Elle n’avait pas la force de discuter. Lionel semblait presque excité à l’idée de devoir se débrouiller avec ses propres moyens.

Les premiers signes du rationnement étaient apparus presque en silence. D’abord, ce furent les coupures d’électricité, le soir, qui passaient pour des « ajustements temporaires ». Puis vinrent les restrictions plus sévères. Les files d’attente devant les magasins s’allongeaient chaque jour, chacun cherchant à récupérer un peu de farine ou de riz, comme si cela suffirait à conjurer le pire.

Les annonces de pénurie de carburant se confirmèrent. Ce ne fut pas soudain, mais progressif. Les stations-service fermèrent les unes après les autres, réservant leurs dernières gouttes de carburant aux militaires et aux véhicules prioritaires. Les médias montraient des files interminables de voitures abandonnées le long des routes, des conducteurs désespérés, des stations désertes.

Dans la rue, les voitures se faisaient plus rares. Le bruit habituel du trafic s’était éteint peu à peu. Seuls quelques véhicules d’urgence circulaient, tandis que la majorité des habitants de Nancy se rabattait sur les transports en commun ou, pour les plus chanceux, sur des vélos.

Louise, elle, avait renoncé à sa voiture depuis une semaine. Elle prenait le tram pour aller au travail. Les transports en commun étaient toujours en service, mais de plus en plus capricieux. Le tram fonctionnait par intermittence, et les trajets étaient devenus une sorte de course contre la montre pour éviter les pannes inopinées.

Un matin, alors qu’elle attendait son tram, un homme avec un vieux vélo rafistolé s’arrêta à côté d’elle. Il portait un casque de chantier en guise de protection et un sac à dos bourré d’objets divers. En voyant Louise jeter un coup d’œil curieux à son vélo, il sourit.

« Pas facile de s’y faire, hein ? » dit-il en tapotant son guidon d’un air fier. « Moi, j’ai tout anticipé. L’essence, c’est fini. Le vélo, c’est l’avenir. Et avec un peu d’astuce, on peut même transformer l’électricité du vélo en énergie pour la maison. » Il lança un clin d’œil. « Suffit de pédaler assez vite ! »

Louise ne put s’empêcher de sourire. « Bonne chance avec ça, » répondit-elle avant que le tram n’arrive en grinçant.

Au bureau, l’ambiance n’était pas meilleure. La plupart des employés arrivaient en retard, se plaignant des trajets de plus en plus difficiles. Sophie, toujours égale à elle-même, tentait de faire bonne figure, mais Louise voyait bien qu’elle aussi commençait à perdre patience. Pierre, lui, n’était plus là. Le vide laissé par son départ rappelait à tous ce qu’il leur pendait au nez.

Marie, l’assistante de Louise, semblait particulièrement affectée. « Mon frère doit faire trois heures de vélo par jour pour aller bosser, » se plaignit-elle un matin en déposant un dossier sur le bureau de Louise. « J’ai l’impression qu’on retourne au Moyen Âge. »

Louise hocha la tête, tout en feuilletant machinalement les pages du dossier. « J’ai l’impression qu’on va finir par rationner les vélos aussi, à ce rythme. »

Marie eut un sourire, mais elle ne semblait pas convaincue. « En tout cas, ton père a raison. Il va falloir qu’on se débrouille seuls. »

Louise releva la tête. Mon père a raison. Ces mots résonnaient étrangement dans son esprit. Elle n’avait jamais vraiment pris Lionel au sérieux avec ses plans de survie et ses bricolages farfelus. Mais là, dans cette situation, elle commençait à se dire qu’il était peut-être plus lucide que tout le monde.

Le jardin de la maison familiale ressemblait de plus en plus à un camp de base. Lionel avait installé un petit potager, pas grand-chose encore, mais assez pour montrer qu’il avait pris la situation en main. Il avait aussi transformé une partie du garage en une véritable distillerie artisanale, où il produisait sa propre liqueur à partir de fruits récupérés on ne savait où.

« Je commence à fournir les copains du coin, » expliqua-t-il un soir en servant un verre à Louise. « Ils viennent me voir pour du carburant. Il faut bien s’entraider, non ? »

Louise observa son père, un brin amusée, un brin inquiète. « Et tu fais tout ça en toute légalité, j’imagine ? »

Lionel haussa les épaules avec son sourire en coin habituel. « La légalité, en ce moment, c’est plus très clair. Disons qu’on fait ce qu’il faut pour survivre. »

Le marché noir battait déjà son plein dans le quartier. Les voisins s’échangeaient des denrées comme des cartes à jouer : du savon contre des légumes, de la farine contre des cigarettes. Tout devenait une monnaie d’échange.

Dans le quartier, les rumeurs couraient. Le boucher aurait stocké de la viande dans un congélateur alimenté par un générateur bricolé. La boulangerie de l’avenue Saint-Martin aurait transformé la farine de mauvaise qualité en un pain que personne n’osait plus appeler du pain. « On dirait une brique, » plaisantait Lionel, « mais au moins, ça cale. »

En réalité, Lionel s’y était plongé jusqu’aux coudes. Il échangeait de l’alcool contre les produits de première nécessité, et même des pièces de rechange pour la Citroën. Dans le quartier, il était devenu une sorte de figure centrale, celui vers qui tout le monde se tournait pour obtenir ce dont il avait besoin.

Louise ne pouvait s’empêcher de trouver la situation à la fois absurde et fascinante. Elle voyait son père comme un héros de roman post-apocalyptique, avec sa distillerie et ses petits trafics.

Louise était assise à la table de la cuisine, jouant nerveusement avec une cuillère, pendant que sa mère, préparait une soupe aux légumes, ou du moins ce qu’il en restait. Avec les coupures de ravitaillement, il fallait faire des miracles avec trois patates.

« Il a raison, tu sais, » dit Béatrice en touillant vigoureusement. « On n’a jamais rien de bon qui sort des gouvernements en temps de guerre. Si on veut s’en sortir, il faudra compter sur nous-mêmes. »

Louise leva les yeux au ciel. « Ah, la philosophie de papa est contagieuse, je vois. »

Le regard de Louise se perdait sur les installations improvisées que son père avait montées. Il n’y avait plus rien de « normal » dans leur quotidien. Pourtant, Lionel continuait à naviguer avec une sorte d’enthousiasme morbide à travers cette nouvelle réalité. Pour lui, tout cela semblait être une aventure qu’il attendait depuis longtemps.

« T’as vu le voisin ? » lança Lionel en désignant la maison mitoyenne, une cigarette à la main. « Il est venu me voir ce matin pour un bidon d’alcool. Le gars veut faire tourner sa tondeuse. On croit rêver… Y a plus d’essence, mais les gens s’inquiètent encore de l’état de leur pelouse. »

Louise eut un rire bref, sec. Elle n’arrivait pas à comprendre comment son père pouvait encore trouver tout ça amusant. Mais d’une certaine manière, c’était rassurant. Il semblait toujours avoir une solution, même si ses méthodes frôlaient parfois l’absurde.

« Et toi, ça va, au boulot ? » demanda Lionel en posant une main sur son épaule.

Louise haussa les épaules. « Franchement, pas terrible. Les clients paniquent, certains annulent tout, d’autres veulent tout réorganiser, comme si leurs propriétés allaient survivre à la guerre. » Elle poussa un soupir. « Ça n’a aucun sens. »

Lionel hocha la tête, pensif. « Ça va aller de pire en pire. Les gens vont s’accrocher à ce qu’ils peuvent. Ils pensent qu’en faisant des affaires comme d’habitude, ils vont traverser ça indemnes. Mais on sait bien que ça ne marche pas comme ça. »

Louise le regarda, un peu déconcertée. Il avait l’air presque philosophe, pour une fois. Elle se souvenait d’un temps où son père semblait déconnecté du monde réel, trop occupé à bricoler ses projets fous, mais maintenant, il paraissait en phase avec la situation, comme s’il avait toujours su que ça finirait ainsi.

« Et toi, tu comptes t’en sortir comment, papa ? » demanda-t-elle d’un ton plus sérieux. « Parce que je te vois bien organiser tout ça, mais… ça va tenir combien de temps ? »

Lionel la fixa un instant avant de sourire. « Je fais ce que je peux, Louise. Je prévois. Je m’adapte. On va s’en sortir. Tu verras. »

Louise n’était pas aussi optimiste. Elle savait que son père ne voulait pas montrer son inquiétude, mais elle la sentait, sous-jacente. Et si tout ça ne suffisait pas ?

La dernière semaine du mois marqua un tournant décisif. Ce qui était jusqu’alors une rumeur devint une réalité brutale : le rationnement fut officiellement instauré. Non seulement le carburant était réservé à l’usage militaire et aux services officiels, mais la nourriture et les produits de première nécessité commencèrent à manquer. Le marché noir, que Lionel avait jusqu’alors pratiqué dans l’ombre, devint un véritable moyen de survie pour de nombreux habitants du quartier.

Les files d’attente devant les supermarchés s’allongeaient chaque jour un peu plus. Certains magasins fermaient leurs portes avant même que l’ouverture officielle ne soit annoncée, incapables de répondre à la demande. Les rayons étaient de plus en plus vides. Les gens se battaient presque pour un sac de riz ou une bouteille d’huile. Louise, comme tout le monde, dut s’adapter. Les journées où elle passait au supermarché en sortant du bureau devinrent des moments de stress intense.

Un soir, après une énième journée passée à essayer de gérer des clients de plus en plus exigeants et nerveux, elle rentra chez ses parents. Le petit potager de Lionel avait pris de l’ampleur. Les quelques pommes de terre, carottes, et légumes verts qui y poussaient avaient pris une importance capitale.

« C’est pas grand-chose, mais ça commence à donner, » lui expliqua son père en arrachant quelques carottes de la terre. « D’ici quelques semaines, on aura de quoi se nourrir sans trop dépendre du reste. »

Louise croisa les bras, observant les modestes plantations. « Je sais pas si ça va suffire, papa. »

« Ça suffira, » répondit-il d’une voix assurée. « J’ai prévu d’échanger avec les voisins. Y a moyen de s’arranger. »

Il avait déjà commencé. Des voisins passaient régulièrement pour échanger des denrées ou des produits dont ils avaient besoin. Tout était devenu une monnaie d’échange.

« Et ton troc, ça donne quoi ? » demanda-t-elle en jetant un coup d’œil à la distillerie de fortune qui occupait toujours une bonne partie du garage.

Lionel eut un sourire en coin. « Ça tourne. J’ai des amis dans le coin qui me fournissent des fruits, des céréales… Je distille, je troque. »

Louise secoua la tête, mi-amusée, mi-inquiète. « Tu vas finir par te faire prendre, un de ces jours. »

« Bah, on s’entraide, c’est tout. C’est pas vraiment illégal si c’est pour survivre, non ? »

Sa mère, entra à ce moment-là avec un panier rempli de légumes. Elle lança un regard mi-réprobateur, mi-complice à son mari. « Ton père a toujours été comme ça. Il ne peut pas s’en empêcher. Mais il a raison. On doit se débrouiller par nous-mêmes, parce que personne d’autre ne le fera pour nous. »

Le soir, alors que Louise s’apprêtait à rentrer chez elle, son téléphone vibra. Un message de Thibaut.

“Toujours aucune nouvelle de mobilisation ici, mais ça devient chaud. On parle de bloquer aussi les frontières avec l’Angleterre. Fais attention à toi.”

Elle relut le message plusieurs fois. La fermeture des frontières avec l’Angleterre serait une catastrophe pour ceux qui espéraient encore fuir ou se réfugier ailleurs. Et si la situation s’aggravait ici, il n’y aurait plus d’échappatoire.

La fermeture des frontières avait exacerbé la situation. Louise remarquait chaque jour de plus en plus de regards inquiets dans les rues, de visages tendus. Le rationnement se durcissait. Les transports publics, qui étaient déjà réduits, commençaient à être pris d’assaut aux heures de pointe. Chaque jour, la situation devenait plus absurde.

De plus en plus de magasins affichaient des panneaux « Fermé jusqu’à nouvel ordre » sur leurs portes. À l’intérieur du bureau, l’ambiance s’était également dégradée. Certains employés, comme Sophie, faisaient de leur mieux pour tenir bon, mais la tension était gravée sur son visage.

Un matin, alors qu’elle arrivait au travail, Marie l’accueillit avec un visage préoccupé. « Louise… Il va y avoir des coupures d’électricité planifiées. Ça va toucher tout le monde. »

Les coupures de courant. Qu’est-ce qui pourrait encore aller plus mal ? se demanda Louise en soupirant.

« Je crois que c’est fini pour nous, » ajouta Marie en jetant un coup d’œil autour du bureau presque vide. « On ne peut pas travailler sans électricité. Je me demande combien de temps on pourra continuer. »

Louise acquiesça. Elle le savait. Tout le monde le savait. Cette guerre, qui semblait si lointaine au début du mois, était maintenant partout. Même dans les petits gestes du quotidien. Le rationnement, les fermetures, les coupures de courant… la vie normale n’existait plus. Et ce n’était que le début.

Le premier bombardement surprit tout le monde. Un sifflement aigu, puis une explosion au loin. Les journaux parlèrent d’une « frappe de précaution », mais pour les habitants de Nancy, c’était un signe que les affrontements se rapprochaient.

Les jours qui suivirent furent un mélange d’incrédulité et de chaos organisé. Les affiches de mobilisation fleurissaient sur chaque coin de rue.

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