Chapitre 3
Le son des sirènes déchira le calme du matin, couvrant même le clapotis habituel de la pluie sur les pavés de Nancy. Louise se réveilla en sursaut, le cœur battant à tout rompre. Elle jeta un coup d’œil à l’horloge : 6h45. Trop tôt pour ce genre d’alerte. Encore à moitié endormie, elle se précipita à la fenêtre de son appartement pour apercevoir la rue en bas. Il n’y avait rien d’extraordinaire. Pas de panique. Pas de mouvement. Les gens sortaient encore pour prendre leurs bus ou marcher vers leur travail. L’angoisse, elle, ne la quittait pas.
Les messages d’alerte s’étaient multipliés ces derniers jours. D’abord les annonces à la télévision, ensuite les SMS gouvernementaux envoyés à tous les citoyens pour les prévenir des nouvelles mesures de sécurité. Ce matin-là, une tension électrique semblait flotter dans l’air, impossible à ignorer. Les frontières étaient fermées depuis une semaine, mais maintenant c’était autre chose : la mobilisation s’intensifiait, cela avait commencer à toucher son quotidien, d’une manière bien plus concrète.
Lorsqu’elle se rendit chez ses parents elle retrouva sa mère, à la cuisine déjà installée, la mine encore plus sombre que d’habitude. Devant elle, le poste de télévision diffusait en boucle des images des troupes mobilisées. Le visage crispé du président français s’affichait à l’écran, suivi de communiqués d’urgence. Louise ne retint qu’un mot clé : réquisition.
« Ils ont réquisitionné quoi, cette fois ? » demanda Louise en s’asseyant à la table.
Béatrice hocha la tête sans quitter l’écran des yeux. « Ils réquisitionnent les véhicules civils. Les camions, les fourgonnettes, tout ce qui peut transporter du matériel. Ils viennent de l’annoncer. »
Louise sentit un pavé tomber dans son estomac. Les véhicules civils. Son père avait probablement déjà anticipé ce genre de mesures, mais cela restait un choc. Tout basculait si vite.
« Papa est au courant ? » demanda-t-elle.
« Bien sûr qu’il l’est. Il est dans le garage depuis l’aube. Il dit qu’il doit protéger ce qui lui reste. »
Louise poussa un soupir en se levant. « Je vais le voir. »
En s’avançant vers le garage, elle entendit le bruit familier des outils et des jurons de Lionel. Quand elle entra, elle le trouva en train de bricoler un cadenas sur le vieux portail métallique qui fermait l’entrée du garage. Il s’arrêta un instant, une clé anglaise à la main, et lui sourit.
« Ah, Louise, tu tombes bien. J’ai renforcé la porte. Avec ce qui se prépare, je suis sûr qu’ils vont essayer de tout réquisitionner, alors mieux vaut être prêt. »
« Tu crois vraiment qu’ils vont venir chercher ta vieille Citroën ? »
Lionel éclata de rire. « Ils vont chercher tout ce qui roule, même si c’est une épave. Et puis, c’est pas que la Citroën qui m’inquiète. J’ai d’autres trucs à protéger, tu sais. »
Il lui montra le coin du garage où il stockait son alcool de contrebande. Des bouteilles alignées, prêtes à être échangées ou utilisées. « Ça, par exemple. Si quelqu’un apprend ce que je fais ici, ils pourraient tout me prendre. »
Louise secoua la tête. « Et c’est censé nous rassurer, tout ça ? Tu comptes te barricader et leur dire que tout va bien ? »
Lionel haussa les épaules, son air sérieux disparaissant derrière son sourire espiègle. « Tu sais, on fait ce qu’on peut. Tant qu’on n’est pas encore enrôlés de force, on peut se débrouiller. »
Le mot enrôlés résonna dans l’esprit de Louise. Elle n’avait pas encore réalisé à quel point la mobilisation devenait une réalité, mais elle savait que beaucoup de gens étaient déjà partis. Pierre avait été appelé la semaine précédente. Depuis, son bureau semblait vide sans lui.
Le lundi suivant, Louise reçut un email du ministère de l’Intérieur. Elle faillit ne pas y prêter attention, mais quelque chose dans l’objet du mail la fit tressaillir : Mobilisation nationale : Avis à tous les citoyens.
Elle ouvrit le message d’une main tremblante et lut rapidement. L’armée commençait à recruter des civils à des fonctions de soutien logistique. Les hommes et les femmes de plus de trente ans n’étaient pas directement appelés au front, mais la situation évoluait vite, et tout le monde devait se tenir prêt. L’idée d’être mobilisée la paralysa. Elle se laissa tomber dans sa chaise de bureau, fixant l’écran sans vraiment le voir.
« Ça va ? » demanda Sophie, son regard rivé sur son propre écran. Louise remarqua que ses mains tremblaient légèrement.
« Ils nous préparent à être mobilisées, » répondit Louise, la voix rauque. « Tu crois qu’on va vraiment devoir partir ? »
Sophie haussa les épaules. « Je sais pas. Mais avec la manière dont ça évolue… »
Elles n’en dirent pas plus. Les rumeurs couraient dans le bureau, tout le monde recevait les mêmes notifications, les mêmes alertes. L’atmosphère de l’open space, déjà tendue, devint presque irrespirable.
Les premières réquisitions avaient bien commencé. Les agents gouvernementaux passaient de maison en maison pour inventorier les véhicules, les équipements, tout ce qui pouvait servir à l’effort de guerre. Chaque jour, Louise voyait des camions militaires circuler dans les rues de Nancy, récupérant des ressources, mobilisant des citoyens. Le marché noir, qui était jusque-là resté dans l’ombre, explosa.
Chez Lionel, les visites des voisins se faisaient de plus en plus fréquentes. Chacun avait une demande à formuler. Un peu d’alcool pour faire tourner une machine agricole, des légumes en échange de pièces de rechange pour d’anciens moteurs. C’était un chaos bien organisé, mais la tension montait à chaque échange.
« Tu crois que ça va durer combien de temps, tout ça ? » demanda Louise un soir, en regardant son père compter les bouteilles qu’il venait de distiller.
Lionel haussa les épaules. « Aussi longtemps qu’il le faudra. Tant que les militaires ne viennent pas tout rafler, on tiendra. Mais il va falloir faire attention. Si ça empire, même les petits arrangements entre voisins vont finir par attirer l’attention. »
Louise savait qu’il avait raison. Tout devenait une question de survie. Et au-dessus de tout cela, l’épée de Damoclès de la mobilisation planait. Quand serait-elle appelée ? Cette question la hantait jour après jour.
La fin du mois fut marquée par une nouvelle annonce gouvernementale : la France entrait officiellement dans une phase d'enrôlement obligatoire. Les civils, comme Louise, allaient être réquisitionnés à des postes d'intendance, dans les zones de repli ou pour assurer les arrières des troupes déployées.
Ce fut un vendredi matin juste après être arrivée au travail que tout bascula pour Louise. Son téléphone vibra violemment sur son bureau. Un message gouvernemental. Elle ouvrit l’alerte d’un geste mécanique, déjà résignée à lire de mauvaises nouvelles.
“Mobilisation générale. Vous avez été assignée au centre de coordination logistique. Présentez-vous d’ici deux semaines.”
Louise sentit une vague de chaleur monter en elle, suivie immédiatement d’une sensation de froid paralysant. Elle relut le message deux fois, trois fois, comme si elle espérait que les mots changeraient. Mais non. La mobilisation l’avait rattrapée. Elle allait partir.
Elle resta figée quelques instants, incapable de réagir. Ses pensées s’éparpillaient, son estomac se nouait. Elle avait espéré que, d’une manière ou d’une autre, tout cela se résoudrait avant que son tour ne vienne. Mais non. C’était bien réel.
Marie la regarda avec des yeux larges. « Louise, tu vas bien ? »
Louise hocha la tête, mais elle ne pouvait articuler le moindre mot. Elle rangea son téléphone d’un geste brusque et se leva, cherchant de l’air. Elle devait sortir, respirer.
Dehors, le froid la réveilla un peu. Elle se tenait sur le trottoir, observant les visages anonymes des passants qui défilaient autour d’elle, comme si rien ne s’était passé. Pour elle, tout avait changé.
Le soir même, en rentrant chez ses parents, Louise trouva son père silencieux. Il l’attendait à table, les bras croisés, le visage sombre.
« J’ai reçu ma convocation. » dit-elle d’une voix rauque en entrant dans la cuisine.
Lionel leva les yeux vers elle, mais ne dit rien. Il se contenta d’un léger hochement de tête, comme s’il avait su que ce moment viendrait depuis longtemps.
Béatrice, qui préparait le dîner, s’arrêta un instant, posa son couteau et se retourna vers sa fille, ses yeux embués de larmes.
« Je pensais que ce serait Thibaut, » murmura-t-elle. « Je pensais que… »
Louise sentit son cœur se serrer. La douleur dans la voix de sa mère la toucha plus qu’elle ne l’aurait cru. Elle s’approcha d’elle pour la prendre dans ses bras, mais sa mère recula légèrement, se tournant vers la fenêtre, incapable de contenir ses émotions.
« On va s’en sortir, » lança Lionel d’une voix ferme, brisant le silence qui s’épaississait.
Louise se tourna vers lui. « Et comment, Papa ? Qu’est-ce que tu crois qu’il va se passer ? Je vais finir dans un centre de logistique, à courir partout comme un pion. Je ne sais même pas quand je vais revenir. »
Son père resta silencieux un long moment le regard fixé sur la fenêtre. « Je vais t'aider à te préparer. »
Louise acquiesça, encore sous le choc. Se préparer à quoi ? A partir ? A tout laisser derrière elle ?
La soirée se déroula dans un silence pesant. Son père, Lionel, qui d’habitude trouvait toujours une façon de détourner les situations les plus sombres par un trait d’humour ou un plan rocambolesque, restait assis à la table, le regard perdu dans le vide. Béatrice préparait le dîner, ses gestes mécaniques trahissant son anxiété.
Louise, quant à elle, tentait de donner un sens à ce qui allait arriver. Deux semaines avant de partir. Que ferait-elle d’ici là ? De quoi aurait-elle besoin ? Elle n’avait jamais imaginé se retrouver dans ce genre de situation. Logistique militaire ? Qu’est-ce que cela voulait dire, concrètement ? Elle se voyait déjà, pataugeant dans des bureaux improvisés, au milieu de militaires qu’elle ne connaissait pas, à tenter de maintenir un semblant d’organisation dans ce chaos. Et si ça allait plus loin ? Et si elle finissait au front ?
Son téléphone vibra sur la table. Thibaut.
“Je suis désolé d’apprendre pour toi. Ici, toujours rien d’officiel, mais ça chauffe. On parle de bloquer tous les départs vers l’étranger bientôt. Reste forte. Tiens- toi tranquille et obéis. Avec un peu de chance ce sera fini très vite.”
Toujours aussi pragmatique, cependant, l’inquiétude perçait derrière ses mots. Louise répondit rapidement, des phrases vides de sens. Elle ne voulait pas admettre à quel point elle était désemparée. Pour l’instant, elle préférait faire semblant, continuer à avancer. C’était tout ce qu’elle pouvait faire.
Après le dîner, Lionel brisa enfin le silence. Il posa ses couverts et la regarda droit dans les yeux.
« Tu ne vas pas partir là-bas sans être préparée, » dit-il d’un ton ferme. « Je sais que tu n’as pas choisi ça, mais il va falloir que tu te débrouilles. »
Louise fronça les sourcils. « Préparée ? Je dois juste aller dans un centre de logistique, papa. Je ne vais pas au front. »
Lionel hocha la tête, un sourire amer sur les lèvres. « C’est ce qu’ils disent. Mais la logistique, ça peut devenir n’importe quoi quand les choses tournent mal. Je veux que tu sois prête à tout. »
Le ton de son père la fit frissonner. Il avait raison, même si elle ne voulait pas l’admettre. Tout pouvait basculer.
« Qu’est-ce que tu veux dire ? » demanda-t-elle, les bras croisés.
Lionel se leva et se dirigea vers le garage. Louise le suivit, perplexe. Une fois à l’intérieur, il lui montra une boîte en métal qu’il avait cachée sous un vieux meuble. Il l’ouvrit lentement, dévoilant un contenu qui la laissa sans voix : des billets, des outils de base, une lampe torche, des cordes, et… un vieux revolver.
« Papa, c’est quoi, ça ? »
Lionel posa doucement la boîte sur la table. « On ne sait pas où ça va aller, Louise. Et tu vas avoir besoin de te débrouiller seule, peut-être loin d’ici. Je ne dis pas que tu devras utiliser ça, mais je veux que tu sois capable de te défendre si ça tourne mal.»
Elle recula d’un pas, les bras croisés. « Tu crois vraiment que je vais avoir besoin d’une arme ? »
Il haussa les épaules. « J’espère que non. Mais ça, c’est au cas où. Mieux vaut l’avoir et ne jamais l’utiliser que de se retrouver au pied du mur. D'ailleurs dans ce cas précis, rappelle-toi ce que je t'ai dis : en cas de pépin vise l'aîne ou les tibias. Tu sais ? En plein sur le côté plat. »
Louise secoua la tête, son esprit oscillant entre incrédulité et terreur. Son père était prêt à tout, il l’avait toujours été, mais elle n’avait jamais pensé que ce genre de situation pouvait la toucher directement. Elle, avec une arme ?
Elle referma la boîte d’un geste sec. « Non, je ne peux pas… »
« Tu n’as pas à le faire, Louise, » dit Lionel doucement. « Mais je veux que tu saches que si tu te retrouves en difficulté, tu as de quoi t’en sortir. Je ne serai pas là pour te protéger, cette fois. »
Ses mots la frappèrent de plein fouet. C’était ça, le pire. Elle serait seule. Sans ses parents, sans Thibaut, sans personne. Face à une situation qu’elle ne maîtrisait pas, loin de tout ce qu’elle connaissait.
Le lendemain, Louise commença à se préparer. Elle fit du tri dans ses affaires, empaqueta des vêtements pratiques, des chaussures solides, des objets de première nécessité. Elle n’avait aucune idée de ce qui l’attendait réellement, mais elle suivit les conseils de Lionel. Il l’aida à constituer un sac à dos minimaliste mais complet, lui prodiguant des conseils comme s’il s’agissait d’une mission de survie en forêt.
« N’oublie jamais ça, » disait-il en lui montrant un couteau suisse qu’il glissa dans la poche latérale de son sac. « Tu seras peut-être dans un centre logistique, mais qui sait ce qui pourrait arriver. »
Louise acquiesçait, en silence. Ses pensées étaient ailleurs. Les nouvelles étaient de plus en plus alarmantes. À la télévision, on montrait des images de troupes qui s’entraînaient dans des camps provisoires. Le monde changeait trop vite.
Sophie et Marie, ses collègues, étaient elles aussi sur le départ. Elles avaient toutes les deux reçu des convocations similaires. La perspective de se retrouver dans un autre contexte avec elles était rassurante, mais à la fois étrange. Marie, d’ordinaire si pleine d’énergie, semblait abattue. « J’espère juste que ça ne va pas durer, » confia-t-elle à Louise lors de leur dernier déjeuner ensemble.
Quant à Sophie, elle continuait à faire semblant de tout maîtriser, mais Louise voyait bien que la situation lui échappait aussi. « ça va aller. » répétait-elle comme un mantra, sans trop y croire.
Les deux semaines passèrent en un éclair et le jour du départ arriva plus vite que Louise ne l'aurait voulu. Elle se tenait devant la maison familiale, son sac à dos sur les épaules, le boule au ventre. Elle échangea un dernier regard avec sa mère, qui ne disait rien, les yeux rouges d’avoir trop pleuré.
« Appelle-nous dès que tu pourras. » dit Lionel, la voix rauque. « Et n’oublie pas… reste vigilante. »
Louise hocha la tête. Elle n’avait pas les mots. Elle embrassa sa mère, qui la serra dans ses bras avec une force qu’elle ne lui connaissait pas. Puis elle remonta le rue pour prendre la navette qui l’attendait, entourée d’autres civils appelés comme elle. Personne ne parlait. Ils étaient tous dans le même état de stupeur.
Le bus démarra en silence, et Nancy s’effaça progressivement derrière eux. Elle savait qu’une nouvelle étape commençait, mais elle n’avait aucune idée de ce qu’elle trouverait de l’autre côté.
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