Je restais l'hôte de la famille royale pendant près d'une semaine. J'avais de quoi boire, manger et me distraire par des lectures fort intéressantes. J'avais même une esclave à mon service exclusif, elle se nommait Julia et refusait de quitter mes appartements, même lorsque je dormais. C'est ainsi que je conçus le soupçon qu'elle était là, non pour me servir, mais pour m'espionner. J'y reviendrai.

Je passais généralement la journée à explorer la capitale avec Zenon, qui finit par me demander, au bout de cette semaine, si cela ne me dérangeait pas d'explorer un quartier où la majorité de la population était esclave.

Cela ne me dérangeait pas. Je suivai donc mon guide jusque dans une rue peu passante, où il frappa à une porte. Une jeune femme d'à peu près notre âge ouvrit, mais je ne voyais que la moitié de son visage en raison de l'ombre. C'est pour cela que je ne remarquais qu'une fois entré qu'elle était coiffée de manière à ce qu'une longue frange blonde - enfin, de ce blond très clair qui caractérisait les cheveux de ces habitants des abysses - couvre son œil droit, ou plutôt ce qu'il en restait : elle était borgne, et d'après ce que je vis plus tard, ce n'était pas de naissance - une cicatrice lui fermait l'œil à tout jamais.

Zenon me présenta à la jeune esclave, qui se nommait Nirosia. Il m'expliqua qu'ils se connaissaient depuis leur enfance, car elle était née d'une femme que son père semblait apprécier plus que la reine. Il ajouta par ailleurs, comme s'il avait lu dans mes pensées, qu'il n'y avait aucune possibilité qu'ils soient frère et sœur puisque leurs parents respectifs ne s'étaient rencontrés qu'après la naissance de Nirosia, qui était arrivée au palais avec sa mère alors qu'elle avait six ans.

Après la mort du Roi, la Reine Stratonice s'en était prise à celle qu'elle pensait être la maîtresse de son mari, l'avait faite tuer par un homme de confiance, un Anapiros qu'elle avait recueilli jeune. Je notais mentalement de lui demander ce qu'était un Anapiros plus tard et écoutais la suite. Stratonice avait ensuite fait crever l'œil de Nirosia et l'avait vendue au marché aux esclaves. Depuis, Zenon venait lui rendre visite quand il pouvait fausser compagnie à l'Anapiros.

« Qu'est-ce qu'un Anapiros ? demandais-je, me rendant bien compte que Zenon et Nirosia s'aimaient tendrement mais ne voulant pas m'aventurer sur ce sujet.

-Un des nôtres, qui naît affligé d'une tare telle que des mains incorrectement palmées ou des yeux trop sombres pour voir dans les abysses, répondit Zenon. C'est rare mais ça arrive. Les familles les vendent souvent comme esclaves car ils sont incapables de travailler hors de la ville - enfin, dans l'eau en tout cas. Il arrive qu'on les charge de garder l'Île sur laquelle tu es arrivé. »

Nous discutâmes longuement avec Nirosia, jusqu'à ce qu'elle soit appelée pour servir ses maîtres. Nous repartîmes. Zenon, dans la rue, me confia qu'il avait l'intention de l'épouser dès qu'il serait majeur. Il ajouta que malheureusement, il recevrait son pouvoir à ce moment-là et que c'était ce moment qu'attendait sa mère pour lancer le combat rituel devant décider du roi. Or, si le patron que lui donnaient les Olympiens n'était pas suffisamment fort pour qu'il batte ses frères, Nirosia resterait esclave à tout jamais. Je lui promis de la racheter et de l'affranchir s'il mourait, mais je n'étais pas très rassuré pour autant.

Deux rues plus loin, nous tournâmes à droite pour la troisième fois, et je commençais à m'inquiéter.

« On ne tournerait pas en rond ? demandais-je.

-Si, répondit Zenon. Fais comme si de rien n'était. Nous sommes suivis. »

Deux rues plus loin, il ajouta :

« Il ne se donne même pas la peine de se cacher. »

Il s'arrêta devant un étal du marché, fit mine de comparer deux tissus et me dit :

« Fais semblant de tenir le tissu à la lumière pour mieux le voir et regarde derrière moi. Un homme aux cheveux noirs – le seul de la ville. »

Effectivement, je remarquais un homme brun. Il avait une drôle d'arme à la ceinture, pas une lame verte comme tout le monde, quelque chose qui ressemblait plutôt à une arbalète.

« C'est l'Anapiros, dit Zenon. L'homme de confiance de ma mère – son assassin, aussi. Son nom est Thanateros, et il nous suit.

-Doit-on s'en inquiéter ? Demandais-je.

-Non, répondit-il. À vrai dire, la seule personne pour laquelle je m'inquiète, c'est Nirosia. J'espère qu'il n'a retrouvé notre trace qu'après notre départ de chez elle, mais il est possible qu'il rapporte cette visite à ma mère et qu'elle s'en serve de moyen de pression contre moi. Si elle en venait à m'interdire de te parler ou à la menacer, je mettrai un mouchoir rouge sur mon balcon, que tu saches pourquoi j'agis bizarrement. Tu préviendrais Nirosia si j'avais interdiction de sortir du palais ?

-Bien sûr. » promis-je de nouveau.

J'aurais dû refuser, mais voilà, même lorsqu'il faut que je m'oppose à la volonté d'une reine sanguinaire, je ne peux pas m'empêcher de vouloir participer à une belle histoire d'amour. C'est seulement après que nous soyions rentrés au palais que je me rendis compte du pétrin dans lequel je m'étais fourré.

Je demandais à Zenon :

« Au fait, il m'a semblé qu'il portait une arme différente ? »

Sa réponse me glaça, puisqu'il me répondit, du ton le plus naturel du monde :

« L'anapiros est le seul homme de tout le royaume autorisé à tuer sans avoir de comptes à rendre à personne. C'est pourquoi il est armé d'une triarbalète : elle tire trois carreaux reliés entre eux - reliés à dessein : pour tuer un ennemi sans tuer celui situé derrière, la ficelle qui les relie les faisant s'arrêter juste après que la pointe soit sortie de la poitrine du premier ennemi. En résumé, si tu préfères, il a l'arme la plus dangereuse et la plus précise du royaume - et il a le droit de s'en servir à sa guise. »