Chapitre premier - James

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James Brightwell avait élu domicile depuis plusieurs mois déjà au premier étage du Brightwell's, un club masculin ouvert par son oncle en 1850. Depuis que son oncle était mort dans le naufrage du Langoustine des Prés IV toutefois, le club appartenait à moitié à son cousin Albert Brightwell, et à moitié à James. Il avait par ailleurs de la chance de posséder la moitié du club, puisque son cousin ne l'aurait jamais, autrement, laissé en passer les portes. Il lui en voulait de ne pas être mort en même temps que l'oncle dans le naufrage.

Lui en voulait-il d'avoir survécu alors que son père était mort, ou lui en voulait-il de le priver, par sa survie, de la moitié du Brightwell's ? James n'aurait su le dire. Mais depuis qu'il était revenu du naufrage, il logeait à l'étage, dans l'une des chambres réservées aux membres, et prenait tous ses repas au club. Logé en pension complète dans un club lui appartenant, il appréciait beaucoup le silence des lieux – ce n'était pas un club de fêtards, plutôt de chercheurs – et le fait de pouvoir boire du thé à toute heure du jour ou de la nuit sans avoir à se lever et le préparer lui-même.

Il était très proche de sa cousine Victoria Brightwell, qui lui avait servi d'infirmière après le naufrage, plus d'ailleurs que de sa propre sœur à laquelle il ne parlait jamais - à sa décharge ils avaient sept ans d'écart et elle vivait à l'autre bout du pays chez son tuteur - mais ne parviendrait décidément jamais à comprendre les mécanismes par lesquels passait la pensée de son cousin Albert.

L'un des employés du club s'approcha de lui, l'air aussi digne qu'à sa sortie de l'école de majordomes.

« Si Monsieur veut bien m'excuser, dit-il tout bas à James, une jeune femme demande Monsieur dans le hall. »

L'attention de James fut éveillée. Que venait faire une femme dans un club d'hommes ? Cela importait peu, elle ne pourrait de toute manière pas entrer. Pourquoi voulait-elle le voir, lui, c'était une question autrement plus importante.

« Moi ? Répéta-t-il. Pas mon cousin ?

-Elle a spécifiquement indiqué Monsieur James Brightwell, Monsieur.

-Faites-la patienter, j'arrive dans cinq minutes. »

Il se leva, posa délicatement le livre qu'il lisait, un recueil de poèmes de Poe, et, époussetant ses habits pour les défroisser, il descendit calmement. Pouvait-ce être sa sœur Eliza, ou sa cousine Victoria ?

Une jeune femme était assise, en robe vert amande, dans l'un des fauteuils du hall, et elle n'était ni l'une ni l'autre.

« James Brightwell, se présenta-t-il sommairement.

-Rosemary Parsley. » répondit-elle.

Le nom éveilla des souvenirs chez Brightwell. C'était la jeune femme qui signait la rubrique mode et, une fois par an, la rubrique voyages dans un petit journal local. Il avait trouvé amusant son nom de plume – du moins il avait supposé que c'était un nom de plume, qui ayant un minimum de bon sens appellerait sa fille romarin quand son nom de famille signifiait persil ? Il aimait bien aussi son humour pince-sans-rire lorsqu'elle décrivait les inconforts d'un moyen de transport, mais cela s'arrêtait là.

« Vous êtes journaliste, dit-il simplement.

-Oui, répondit-elle avec un grand sourire. Vous étiez à bord du Langoustine, n'est-ce pas ? »

Ah. C'était donc pour ça. Une fois de plus, on voulait lui tirer les vers du nez. Eh bien, il était las de garder cela secret.

« Vous voulez savoir ce qu'il s'est passé, sans doute ? L'interrogea-t-il.

-Oui, dit-elle. J'ai mis près de deux ans à vous retrouver, vous savez ? Un an pour retrouver et convaincre de parler l'équipage qui vous avait repêché, et la première fois que je me suis présentée ici vous n'y étiez pas encore, à l'hôpital je ne sais où, et j'ai cherché partout ailleurs sans vous trouver... Enfin, vous êtes là et disposé à parler, de quoi puis-je rêver de plus ?

-D'un peu de thé pour accompagner tout cela et d'une part de trifle, sans doute, dit James en levant le doigt discrètement pour attirer l'attention du maître d'hôtel. Très bien, à vos risques et périls, vous risquez en effet de trouver mon histoire peu crédible.

-J'adore les histoires folles. »

Cinq minutes plus tard, une théière entre eux et deux parts de gâteau sur la table, James commença donc :

« J'accompagnais mon oncle Andrew en Argentine – il m'avait dit avoir des affaires à régler là-bas, mais j'ignore, encore aujourd'hui, desquelles il s'agit – dans le paquebot Langoustine des Prés IV quand une tempête a surgi de nulle part. Pour ajouter à l'inconfort, les moteurs du bateau cessèrent tous de fonctionner en un instant, après qu'une explosion venue d'on ne sait où ait détruit les quatre chaudières simultanément. Les explosions ayant déchiré la coque, le paquebot sombra assez rapidement, et je fus parmi les premiers projetés à l'eau. Tandis que les autres mouraient, se noyaient, je sentais sous moi la houle, comme si j'étais dans la main d'un antique dieu marin en colère, et je désespérais de survivre, quand une vague immense, au lieu de me recouvrir, me porta. Un instant, j'ai eu l'impression de voler. Puis je percutais quelque chose de dur, de plein fouet, et je fus assommé. Quand je me réveillais, j'étais allongé sur du sable humide, sur une plage bordée de palmiers, et quelqu'un me tamponnait le front avec un linge humide. Il flottait dans l'air une odeur de soleil et d'huile d'olive, avec une pointe de lavande. Je m'évanouis avant de pouvoir distinguer la personne qui me soignait. Quand je repris connaissance, j'étais dans une pièce aux murs, plafond et sol en marbre blanc, sur un lit en bois et un matelas en laine. Une couverture en lin me couvrait. Toutes mes affaires étaient posées sur une chaise non loin du lit, et j'étais en caleçon. On m'avait apparemment lavé, et sans doute fait boire, car j'avais un goût étrange, mais pas désagréable, dans la bouche. Alors que je regardais la pièce qui m'entourait, encore trop faible pour me lever, la porte de ma chambre s'ouvrit et une jeune femme aux cheveux blonds, d'à peu près une vingtaine d'années, qui portait une longue robe blanche avec une ceinture ouvragée en métal. Elle portait au poignet droit un fin bracelet de métal, une sorte de tresse de fils d'or, et un deuxième, identique, un peu plus haut sur son avant-bras. Entre les deux bracelets se tenait une pierre cristalline enchâssée dans un écrin de métal doré, gravé de dessins de serpents. Elle me demanda comment j'allais, puis, après avoir entendu que j'allais bien, elle ouvrit la main devant elle, l'avant-bras presque vertical, et pressa sur le cristal. Une sorte de boule lumineuse apparut au-dessus de sa main, à laquelle elle dit :

« L'étranger est réveillé. »

Sauf que je n'aurais pas dû comprendre ce qu'elle disait, j'en suis sûr. Parfois, on lit un texte dans une langue étrangère, et on comprend un mot qu'on ne connaissait pas parce qu'on reconnaît une racine commune avec une autre langue, parfois la nôtre, parfois une langue dont on ne connaît que quelques mots, mais dont celui-ci fait partie. À l'oral, c'est la même chose. Quand un étranger nous parle, notre oreille capte un mot qu'on ne comprend pas et, inconsciemment, notre esprit le compare dans une énorme base de données à tous les mots que l'on connaît, dans toutes les langues. Eh bien quand la jeune fille a parlé, j'ai entendu ce qu'elle disait, et je l'ai compris, alors que ce n'était aucune langue que je connaisse. Même aujourd'hui, je ne me rappelle pas ce qu'elle a dit. Je sais juste que ce que j'ai compris, c'était qu'elle disait que l'étranger – moi – était réveillé. J'avais tout compris alors que nous ne parlions pas la même langue. Voyant mon regard déboussolé, d'autant plus que je me demandais ce que je faisais ici, elle claqua des doigts de la main droite, ce qui eut pour effet d'éteindre la boule lumineuse. Elle avait d'énormes lunettes aux verres noirs alors que la pièce n'était que faiblement éclairée.

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