Chapitre quatre - J'abandonnerais tout

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Arabella s'était fendue d'une dépense supplémentaire, c'est-à-dire une robe bleu nuit, assez sobre et d'une coupe assez simple pour ne pas être trop évidente dans ses intentions de séduction, puisqu'il s'agissait officiellement d'un simple rendez-vous d'affaires. Le médaillon bleu faisait une touche plus claire tout en rappelant la couleur de la robe. Elle se dirigea de bonne heure vers le club, passant quelques temps à observer le futur Rose and Thorn, du moins ce qui serait le Rose and Thorn dans le futur si elle parvenait à ses fins avec James Brightwell.

C'est ainsi qu'elle fit une présentation complète à James Brigthwell en gardant dans un coin de sa tête qu'il fallait non seulement le persuader mais également le séduire. Mais cela ne suffit pas, car s'il se retint de baîller, c'était uniquement par politesse, et à la fin il lui dit :

« Non merci, Mademoiselle Thorne. J'admets que votre proposition est alléchante, mais ni mon cousin Albert ni moi ne songeons à agrandir le Brightwell's, et bien que vous soyez capable, d'une manière qui m'est inconnue, de prévoir les recettes et bénéfices de ce pub que vous prévoyez d'ouvrir - au demeurant sous un nom n'évoquant que vous - sur plusieurs années, je suis obligé de refuser. »

Arabella sentit comme un frisson d'horreur s'emparer de tout son être - le genre de frisson qu'un romancier décrirait si une jeune femme innocente se retrouvait face à un vampire dans un roman gothique - en entendant ces mots. Dire qu'elle était persuadée de réussir à le convaincre serait un euphémisme : elle avait même acheté un pendentif porte-bonheur à une gitane, elle avait mis tous les atouts de son côté. Comment osait-il...

« Et si je mettais autre chose dans la balance qu'un profit commercial ? s'exclama-t-elle subitement.

-Comme quoi ? s'étonna James Brightwell.

-Moi, répondit-elle rapidement, espérant ne pas le regretter plus tard. Je ne suis peut-être pas la plus belle femme de Londres, mais vous ne sortez jamais du Brightwell's et vous avez peu de chances de rencontrer une femme qui accepterait d'épouser un homme qui ne serait jamais à la maison.

-Vous me proposez de m'épouser uniquement pour me convaincre d'investir dans le Rose and Thorn ? s'exclama James Brightwell.

-Pourquoi pas, cette raison en vaut bien une autre, répondit Arabella. Et pour ne rien vous cacher, si vous me permettez d'être aussi directe, je vous apprécie. Beaucoup. Ce ne serait pas seulement un partenaire commercial que j'aimerais voir en vous mais un époux. »

Elle espéra qu'il ne prendrait pas ombrage du fait qu'après l'avoir vu seulement deux heures par-ci, quinze minutes par-là, elle le demande en mariage - surtout que c'était généralement l'homme qui faisait le premier pas dans ces occasions - mais entre le pendentif et le reste, elle se sentait en veine. James Brightwell prit du temps pour répondre, mais finit par dire :

« Je dois être honnête avec vous, Mademoiselle Thorne. Si j'acceptais votre proposition d'ouvrir ce pub, et de vous épouser par la même occasion, je crains de perdre beaucoup d'attrait à vos yeux.

-Quoi, vous pensez que je ne vous apprécie que parce que vous représentez un défi à surpasser ? s'étonna Arabella.

-Non, mais par honnêteté envers mon cousin, j'abandonnerais tout, mes parts du Brightwell's, mes chances de gestion du club, toute idée d'avoir la moindre parcelle de ces bâtiments à léguer à mes enfants. J'abandonnerais tout cela avant de commencer à travailler à la gestion de ce pub. Si j'acceptais de travailler avec vous bien sûr. Et dans ce cas vous aimeriez sans doute revoir votre proposition de mariage. »

Arabella soupira discrètement.

« Ce n'est pas parce que vous êtes riche et influent que je vous apprécie, répondit-elle doucement. C'est parce que vous êtes sympathique, timide, discret, cultivé, imaginatif et sincère. »

Il avait tiqué en entendant ''imaginatif'', mais tiqua encore plus en entendant ''sincère''.

« Dans quelle catégorie classez-vous mon récit ? Celui de ma vie après le naufrage du Langoustine des Prés IV ? s'enquit-il.

-Sincère, répondit-elle aussitôt.

-Vous changez d'opinion bien rapidement, grinça-t-il. Je ne deviendrai pas le partenaire commercial de quelqu'un qui ne peut pas rester fixé sur un avis plus d'une semaine, ou pire qui ne me dira que ce qu'il croit que j'ai envie d'entendre. »

Il se leva et alla lui ouvrir la porte, la congédiant sans scrupules. Deux membres du Brightwell's passèrent, apparemment en pleine conversation sur la différence entre la nature de l'âme et l'existence des fantômes.

« Il ne vous vient pas à l'esprit que je peux avoir changé d'avis pour une bonne raison ? l'interrogea Arabella.

-Si, la bonne raison que j'entrevois en ce moment chez vous est la motivation de me convaincre de devenir votre partenaire commercial en m'amadouant, riposta James.

-Je l'ai croisé. »

James referma la porte, soit parce qu'il savait qu'elle ne partirait pas, soit parce qu'il savait de qui elle parlait.

« Qui exactement avez-vous croisé ? demanda James.

-Thanateros. »

James se rapprocha d'elle, si près qu'elle recula, croyant qu'il n'allait pas s'arrêter à temps et qu'il allait la percuter.

« Thanateros ? répéta-t-il. Très bien. A quoi l'avez-vous reconnu ?

-Ses yeux fendus, répondit-elle, déterminée à lui prouver qu'elle ne racontait pas des bobards.

-Parfait. Je n'ai jamais mentionné la couleur de ses yeux. Quelle est-elle ? »

Il y eut un instant où Arabella hésita. Elle pouvait toujours répondre à côté, exprès, clôre l'affaire, James Brightwell la prendrait pour une menteuse et elle ne pourrait jamais ouvrir son pub, mais peu importait. Elle pouvait aussi répondre la vérité, la couleur qu'elle avait vue... mais cela rendrait l'affaire bien trop réelle.

« Il avait les yeux bleus-verts, répondit-elle d'une traite. Avec une tache dorée dans l'œil gauche. »

Elle s'effondra, ses genoux refusèrent de la porter plus longtemps, et fut retenue juste à temps par James.

« Par pitié, dites-moi que je suis trop impressionnable, que j'ai cru à vos mensonges et qu'un reflet du soleil m'a empêché de bien voir, que mon esprit a imaginé tout cela. Dites-moi que ce monstre ne vous a pas suivi jusqu'ici. »

Mais le regard de James ne laissait aucun doute. C'était bien Thanateros qu'elle avait vu. Les paroles de la gitane lui revinrent en mémoire. Le destructeur.

« Oh, non... murmura-t-elle.

-Non, quoi ? demanda James.

-Rien, mentit-elle. Que pensez-vous de moi, maintenant que vous savez que ce n'est pas par hypocrisie que je vous croie ? »

James sourit devant la bizarrerie de la formule et répondit :

« Je vous crois sincère, bien que la nouvelle que vous m'apportez ne soit pas bonne.

-Je suis désolée d'être un oiseau de mauvais augure, murmura-t-elle, baissant la tête.

-Ce n'est rien, je savais en fuyant l'empire de Stratonice que même du fond de sa prison, elle pouvait envoyer son tueur après quelqu'un qu'elle n'aimait pas... et je lui ai tiré dessus avec la propre arme de Thanateros. »

Arabella hocha la tête. Elle se souvenait de son récit comme si c'était hier. Elle avait encore toutes ses notes chez elle - elle n'avait pas osé les publier, de peur de passer pour folle ou pour trop crédule.

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