Chapitre trois - Faire la tête : nouvelle méthode de communication
Victoria sortit de son lit et passa une robe de chambre, puis se dirigea vers la salle à manger. Elle croisa Laura dans les escaliers, mais celle-ci fit semblant de ne pas la voir - et de ne pas l'entendre - quand Victoria l'appela. Victoria haussa les épaules devant le caractère de Laura, auquel elle était habituée, et continua son chemin.
Arrivée dans la salle à manger, elle remarqua que seul Lincoln était présent, absorbé par le journal. Se demandant où étaient les autres, elle s'assit - elle n'avait pas les yeux en face des trous, décidément, ou alors elle avait des absences, parce qu'elle ne se souvenait même pas d'avoir tiré la chaise à elle avant de s'asseoir, pas plus qu'elle ne se souvenait d'être sortie de sa chambre.
« Bonjour, dit-elle. Où sont les autres ? »
Lincoln ne répondit pas. Victoria répéta sa question plus fort après quelques secondes, mais il ne daigna même pas la regarder. Il y avait quelque chose de bizarre là-dedans. Que Laura, pour une raison ou pour une autre, ne lui adresse pas la parole, Victoria pouvait l'admettre. Mais pour que Lincoln s'y mette aussi, il fallait quelque chose de sérieux.
« Quoi ? Vous m'en voulez de vous prendre votre frère ? s'enquit Victoria, agacée par le comportement de Lincoln. Vous ne pouvez pas supporter qu'il se marie ? »
Elle trouvait la supposition idiote mais l'avait justement formulée pour cette raison, comptant sur l'esprit logique de Lincoln pour être hérissé par ces questions et le forcer à réagir. Lincoln se contenta de se racler la gorge et de siroter une gorgée de thé. Victoria se leva d'un bond, repoussant sa chaise de ses jambes - du moins est-ce l'explication la plus logique pour qu'une personne assise contre une table se retrouve debout sans s'empaler dans la-dite table - et s'exclama :
« Avez-vous fini de m'ignorer ?! »
Lincoln l'ignora. Alors qu'elle allait quitter la salle à manger, il se leva brutalement, faisant racler ses pieds de chaise contre le sol. Victoria se retourna, victorieuse, mais déchanta en voyant qu'il s'était levé pour Bennet.
« Comment va Harmon ? s'enquit Lincoln.
-Mal, répondit succintement Bennet. Il n'en peut plus.
-Elle nous aura embêté jusqu'au bout. »
Bennet eut un hoquet d'indignation.
« Oh, ne mens pas ! s'exclama Lincoln. Elle vient fouiner, elle est témoin de toute l'histoire avec FitzHenry, bon, mettons que ce soit complètement innocemment qu'elle soit tombée amoureuse de Harmon, reste qu'ensuite elle sort sous la pluie, est frappée par la foudre, et bam ! elle décède en nous restant sur les bras, avec sa malédiction familiale et tout le reste, et maintenant Harmon devient neurasthénique !
-Malédiction familiale ? répéta Bennet. Ne me dis pas que toi, LE Lincoln Fawn qui a résolu tous les mystères de cette vieille baraque avant d'avoir dix ans, tu crois au surnaturel, maintenant. »
Lincoln retomba sur son siège et se prit la tête entre les mains.
« Honnêtement ? Je ne sais pas, je ne sais plus. Toutes ces histoires à propos de notre famille, à propos des Brightwell, à propos de FitzHenry, ces histoires de spectres, de magie, de foudre s'abattant précisément sur une Brightwell sur le point d'épouser un Fawn... Il y a de quoi faire douter un homme de science de ses convictions, Bennet. Mille fois assez pour faire douter un homme. »
Victoria n'écoutait déjà plus, ce qui était bien sûr compréhensible. Parce que ces trois dernières répliques entre les deux frères venaient de l'informer le plus naturellement du monde qu'elle était morte frappée par la foudre.
Ce qui bien sûr était impossible, autrement elle ne se tiendrait pas au milieu de la salle à manger.
Sans aucun souvenir d'avoir ouvert sa porte avant de sortir de sa chambre.
Ignorée par tout le monde.
Il y avait peut-être, effectivement, quelque chose qui clochait.
Victoria sortit en courant de la pièce, voulant vérifier qu'elle n'était pas morte - voulant se prouver, aussi stupide cela lui paraisse-t-il, qu'elle ne soit pas morte. Mais ses pas ne claquèrent pas sur le parquet. Elle eut soudain peur, peur que ce ne soit la vérité, peur d'être vraiment morte. Peur d'être oubliée, d'être seule à tout jamais.
Elle courut longtemps, et arriva bientôt à un cimetière - celui qui était derrière l'église du petit village qu'elle avait visité à sa dernière visite. Elle s'arrêta là et se demanda quelle étrange fatalité avait guidé ses pas jusque là. Il lui sembla alors qu'elle voyait une silhouette blanche dans le lointain, au milieu des tombes. Elle se rapprocha, et vit un petit garçon vêtu de blanc. La tombe devant laquelle il se tenait, située entre une E. Bishop apparemment ancienne de plusieurs siècles et une H. Fawn plus récente, était toute fraîche. Il était gravé dessus :
Victoria Brightwell
1841 - 1864
Même pour une plaisanterie de mauvais goût personne n'aurait placé ainsi une tombe à son nom. Les derniers doutes possibles s'effaçaient les uns après les autres. Le petit garçon leva la tête et son regard se planta dans celui de Victoria. Pourtant, pas une seconde elle ne crut que cela signifiait qu'elle était vivante, car le regard du petit garçon contenait trop d'univers pour laisser planer un doute quelconque : lui n'était pas vivant, ou pas au sens humain du terme du moins.
« Bonjour, Victoria, dit-il en lui tendant la main. Je m'appelle Josaphat. Il est temps pour toi de partir.
— Attendez, dit Victoria, sa dernière soirée lui revenant en tête. Comment suis-je morte ? Je ne me souviens pas de la foudre, seulement d'une ombre et...
— Ce n'est pas à toi de répondre à ces questions, répondit Josaphat. Ta mort n'a pas été ordinaire, c'est vrai. Tu as le droit de connaître la vérité. Mais ce n'est pas à moi non plus de répondre à ces questions.
— à qui, alors ? demanda Victoria.
— à lui. »
Il pointa du doigt un homme qui venait dans leur direction accompagné d'un homme un peu plus jeune. Aucun des deux ne les regardèrent, et Victoria en déduit qu'ils étaient bien vivants.
« Et donc, Inspecteur Bishop, dit le deuxième homme au premier, voici la tombe dont je vous parlais. Vous allez pouvoir commencer votre enquête, maintenant ? »
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