Chapitre 1 : Le jour le plus important du reste de ta vie

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Stair

- Alors vieux, ça va ?

- Yep, et toi ?

- Bien. J'ai eu un coup de fil de Snoog, c'est bon pour le Blue Limon, la s'maine prochaine.

Lynn venait de me rejoindre au comptoir du pub où nous nous étions donné rendez-vous. Il était situé dans notre ancien quartier, enfin, celui où mes parents habitaient toujours et où Jack et Rosie vivaient également. Lynn devait d'ailleurs passer les voir avant qu'on se retrouve. Mon pote s'assit sur la chaise haute voisine de la mienne, s'accouda au comptoir. Il avait le sourire aux lèvres en m'annonçant la nouvelle.

- Ca, c'est vraiment cool, fis-je. On va pouvoir jouer sur une vraie scène.

A cet instant, le patron s'approcha et Lynn commanda une pinte. J'étais déjà servi, mais je n'avais pas encore bu beaucoup. Nous trinquâmes sans avoir besoin de chercher bien loin à quoi : rien que la nouvelle transmise par Snoog avait de quoi nous réjouir.

Depuis quelques temps, on espérait pouvoir jouer sur une vraie scène, même petite. Jusqu'à présent, nous avions donné quelques représentations devant les copains, soit dans notre salle de répétition, soit dans des endroits pas forcément appropriés : garages, préau d'école... ou dans la cour devant l'école de musique. Cela nous avait permis de tester nos morceaux devant un public fragmenté, très tolérant. Là, dans un pub, même avec une bonne partie des amis venant nous voir, il y aurait aussi des gens qui ne nous connaissaient pas du tout. On pouvait dire que ce serait notre premier vrai concert.

Cela faisait trois ans maintenant que nous avions monté le groupe, mais bien plus longtemps que Lynn et moi jouions ensemble. Nous avions fait connaissance à l'école de musique. Je me souviens très bien de ce jour et je pense toujours, à l'heure actuelle, que c'était un des jours les plus importants de ma vie. Et même très exactement le deuxième.

Nous avions onze ans. Je suivais des cours de guitare depuis trois ans. Dans le quartier, l'école de musique, c'était comme un îlot loin du monde, loin de tout. Le seul endroit où on pouvait s'évader, penser à autre chose et surtout, imaginer autre chose que le quotidien. Bien sûr, on commençait par nous apprendre les bases de la musique classique, mais très vite, on nous faisait jouer aussi d'autres morceaux, des standards faciles, quelques airs des Beatles ou du King. Pas trop notre époque, mais enfin, c'était toujours plus proche de nous que Bach ou Mozart.

La guitare, c'était bien sympa, mais moi, je voulais jouer de la basse. Trois ans plus tôt, j'avais eu la chance d'assister à un concert d'Iron Maiden, lors d'une de leurs tournées. J'avais huit ans, j'avais économisé pendant des mois le peu d'argent de poche que je gagnais à droite ou à gauche. Ca avait été une révélation. J'y étais allé avec un copain et ses deux grands frères. Comme nous étions des gamins, ce copain et moi, les deux grands avaient pu utiliser cet argument pour que l'on soit très près de la scène. Le copain et moi avions même réussi à nous glisser au premier rang, les grands chevelus qui se trouvaient juste devant nous avaient été super sympas de nous laisser passer. L'un d'eux m'avait même tapé sur l'épaule en me disant : "Vas-y, minot ! Devant moi, tu verras mieux !". Je me trouvais quasiment aux pieds de Steve Harris et j'avais suivi tout son jeu de scène, comme son jeu de mains, durant tout le concert. J'avais été très impressionné.

C'était le premier jour important de ma vie. Car en rentrant à la maison, impossible de m'endormir. Je revivais encore et encore ce concert et surtout, ce moment où Steve Harris m'avait fixé durant un solo, grand sourire aux lèvres, puis, à la fin du morceau, il s'était penché vers moi et m'avait fait un petit signe de connivence, ce signe que tous les fans de métal s'échangent, petit doigt et index levé, alors que les autres doigts sont repliés dans la paume.

De ce jour-là, j'avais décidé de jouer de la basse. Mes parents - ma mère surtout - étaient ravis que je veuille faire de la musique, trouvant que je traînerais moins dans la rue ainsi. L'inscription était très peu chère et on nous prêtait les instruments. Mais il n'y avait pas de cours de basse, alors j'avais commencé par la guitare. Jusqu'à cette année-là, l'année où Lynn était arrivé.

**

Ce jour était donc le deuxième plus important de ma vie. Car il allait sceller une amitié indestructible, et sans qu'on le sache encore Lynn et moi, les bases de ce qui allait devenir notre groupe, les Dark Angels. Il y avait eu des dons d'instruments aussi, au cours de l'été, et ô, miracle ! parmi ces dons, une basse. Je m'en étais aussitôt emparé, et j'avais commencé à jouer. C'était différent de la guitare, il m'avait fallu un peu de temps pour placer mes doigts. Comme il n'y avait pas de prof attitré à la basse et que le prof de guitare était un peu embêté avec moi, je me débrouillais tout seul, en regardant des vidéos sur internet.

C'était un samedi d'octobre, pluvieux et venté. L'école de musique était ouverte tous les jours, le soir après l'école, et le samedi toute la journée. Ainsi qu'un dimanche après-midi sur deux. Il n'y avait pas grand-monde et je m'étais installé dans une des salles, là où se trouvait une batterie. Alors que je me concentrais sur des gammes - j'avais vite compris qu'il fallait que je pratique l'instrument avec un minimum de théorie, pour prendre de bonnes habitudes, quelqu'un a poussé la porte et est entré. Jouant toujours, j'ai levé les yeux pour voir de qui il s'agissait et j'ai vu entrer un gars du même âge que moi environ, cheveux noirs bouclés, regard noir profond et grave.

- 'lut. J'm'appelle Lynn. J'peux jouer là ?

- Salut, j'ai répondu. J'm'appelle Stair. Ouaip, bien sûr. T'es batteur ?

- Pas encore. J'tape juste sur des barils de lessive avec des cuillères en bois, mais on m'a dit qu'ici, il y avait un vrai instrument. J'avais envie d'essayer.

Il a traversé la pièce et s'est assis derrière la batterie. Je continuais péniblement mes gammes, parvenant cependant à accélérer tout doucement. J'étais assis légèrement de côté par rapport à la batterie. Pendant un moment, Lynn n'a pas bougé, n'a rien fait. Il regardait, c'est tout. Il regardait la batterie. Puis je l'ai vu caresser la grosse caisse, les toms et effleurer les cymbales, avant de saisir des baguettes.

Et là...

Il a commencé par lancer une cavalcade, grosse caisse, toms en alternance, puis un coup sur les cymbales.

On ne le savait pas encore, mais ça allait devenir l'introduction de Lies, more lies !, un de nos premiers morceaux les plus aboutis.

Je l'avais regardé faire, il avait recommencé, allongeant sa cavalcade, puis il avait alterné, faisant d'autres essais. Dans ma tête, pour la première fois de ma vie d'artiste, avait commencé à se former une vraie mélodie. Mon apprentissage de la guitare, soudain, m'était utile. Des enchaînements de notes, logiques, fluides, s'incrustaient dans mon cerveau. Je n'avais rien sous la main pour écrire, j'avais juste la basse. Alors j'ai commencé à jouer, ou plutôt à essayer de jouer ce que j'avais dans la tête.

Lynn ne s'était pas arrêté, il m'avait juste jeté un coup d'œil.

On a passé l'après-midi ainsi. Ce fut l'un des profs qui vint nous sortir de la pièce, à l'heure de la fermeture. Sur le trottoir, on s'est tapé du poing l'un contre l'autre, amicalement. Et on s'est donné rendez-vous pour le lundi soir.

Et ce fut ainsi que tout a commencé.

Pour les Dark Angels.

**

- Tu vas pouvoir étrenner ta nouvelle basse, me glissa Lynn avec un petit sourire en coin.

- Yep. Chuis content. J'la kiffe grave...

- Tu m'étonnes... Elle t'a coûté bonbon.

- C'était celle-là que j'voulais. Une vraie Fender. Comme Steve Harris, même si ce n'est pas le même modèle.

A cet instant, je sentis une présence à côté de moi, sur ma gauche et je me tournai légèrement. Mon regard tomba directement sur des pupilles d'un très beau bleu, d'un bleu comme on n'en voit jamais dans le ciel de Manchester, ni même dans le ciel d'Angleterre, car c'est une couleur qui ne peut pas exister ici. Fait trop moche. J'accrochai ce regard durant quelques secondes, j'étais comme fasciné. Qui pouvait bien avoir un regard comme celui-là ? Un putain de regard comme celui-là ?

Puis j'entendis la voix de la personne à qui appartenaient ces yeux.

- Vous jouez quoi ?

Mon champ de vision s'élargit un peu et je pus alors voir une jolie petite frimousse, encadrée par des boucles blondes, un sourire sympa, un nez légèrement en trompette avec quelques taches de rousseur.

- Du hard-rock, répondis-je.

- Ca bouge bien, alors ? demanda-t-elle encore alors qu'un sourire franc s'affichait sur ses lèvres pleines.

- Yep. On essaye de s'couer un peu le public, ajoutai-je en souriant à mon tour. T'aurais envie de nous voir jouer ?

- Oui, j'aime bien écouter les groupes du coin. Ce n'est pas cher, en plus, fit-elle avec un petit signe un peu gêné de la main.

- C'est l'avantage.

- Au Blue Limon, samedi prochain, intervint Lynn en se penchant un peu au-dessus du comptoir.

- Ca marche, a répondu la fille. Je viendrai sans doute avec une partie de ma bande de copains. Certains aiment bien le hard-rock.

- Ok, dis-je simplement. A samedi, alors.

- A samedi. Salut !

Je la suivis un instant du regard, elle se dirigeait vers une table dans le fond du pub, portant avec habileté quatre pintes de bière. Puis je me retournai vers Lynn pour poursuivre notre conversation. On finit nos bières tranquillement, la fille ne revint pas au comptoir.

Mais en sortant du pub et en reprenant, à pied, le chemin vers mon appart', je voyais danser des iris bleus devant mes yeux.

Je venais tout simplement de vivre le jour le plus important du reste de ma vie.

Ally

C'était une fin d'après-midi pluvieuse et venteuse de janvier. Avec toute une petite bande de copains et copines, nous nous étions retrouvés dans un pub, pour passer le temps et nous réchauffer. Cela faisait deux heures que nous étions arrivés, l'ambiance était rieuse et décontractée. Deux d'entre nous s'étaient lancés dans une compétition au billard, et d'autres lorgnaient sur les fléchettes.

Nous avions décidé de passer la soirée là et, alors que l'heure s'avançait, avec une de mes copines, nous nous dirigeâmes vers le bar pour refaire le plein des pintes et passer commande d'une montagne de petits sandwichs. Mon amie ramena vite les pintes de bière légère, alors que j'attendais que les autres soient tirées. Je m'étais accoudée au comptoir, à côté de deux garçons qui parlaient musique. Je leur avais jeté un bref regard et en avais conclu qu'ils étaient un peu plus âgés que moi, entre trois et cinq ans grand maximum.

- C'est cool pour samedi prochain, disait le plus proche de moi, d'avoir c'te date au Blue Limon.

- Ouaip, répondit l'autre, y'a une vraie scène, du matos et le public est varié. Tu vas pouvoir étrenner ta nouvelle basse.

- Yep. Chuis content. J'la kiffe grave...

- Tu m'étonnes... Elle t'a coûté bonbon.

- C'était celle-là que j'voulais. Une vraie Fender. Comme Steve Harris, même si ce n'est pas le même modèle.

Je rapportai trois des pintes servies, puis revins au comptoir pour récupérer les quatre autres. J'en profitai pour regarder mes deux voisins avec un peu plus d'attention. Celui qui était donc bassiste était très grand. Bien qu'assis, il dépassait son copain d'une bonne tête, pourtant, celui-ci n'avait rien d'un nain. Il était donc très grand et portait les cheveux longs, un peu ondulés, châtain foncé, jusqu'en bas du dos. Je me dis qu'il devait passer un sacré temps à s'en occuper. Toujours était-il qu'ils étaient bien coiffés et propres. Ils paraissaient aussi très fluides et donnaient l'envie d'y passer les doigts, comme pour les peigner. Et même s'il portait des jeans et des baskets un peu fatigués, un t-shirt noir à l'effigie de la mascotte d'Iron Maiden - Eddie roulant à vive allure sur une moto -, il ne faisait pas du tout négligé. Son copain non plus d'ailleurs. Lui était différent, cheveux très noirs, yeux noirs aussi, visage mal rasé. Même sorte de tenue sauf qu'il portait un t-shirt de Motörhead.

Ils burent un coup et j'en profitai pour engager la conversation :

- Vous jouez quoi ? fis-je.

- Du hard-rock, me répondit le bassiste en se tournant vers moi.

Son regard rencontra le mien. Il avait des yeux noisette, mais ce qui me frappa le plus, ce fut la douceur qu'on pouvait y lire. Ce qui était totalement à l'opposé de la musique qu'il jouait, voire de son apparence. Je m'y accrochai un instant, puis souris.

- Ca bouge bien, alors ?

- Yep. On essaye de s'couer un peu le public, ajouta-t-il en souriant à son tour. T'aurais envie de nous voir jouer ?

- Oui, j'aime bien écouter les groupes du coin. Ce n'est pas cher, en plus, ajoutai-je avec un petit signe un peu gêné de la main.

- C'est l'avantage.

- Au Blue Limon, samedi prochain, intervint son copain en se penchant un peu au-dessus du comptoir pour me parler.

- Ca marche. Je viendrai sans doute avec une partie de ma bande de copains. Certains aiment bien le hard-rock.

- Ok, fit le bassiste. A samedi, alors.

- A samedi. Salut !

Et j'emportai les dernières bières vers la table où nous étions installés. Mais si je me glissai à nouveau aisément dans la conversation et les échanges avec mes amis, je jetais fréquemment des regards vers les deux musiciens. Ils partirent avant nous, nous fîmes presque la fermeture du pub, puis nous regagnâmes chacun nos pénates. Une copine me déposa à la maison, j'entrai le plus silencieusement possible car mes parents, mon frère et ma sœur dormaient à cette heure déjà tardive, même si un rai de lumière passait sous la porte de la chambre de mon frère. J'entrai dans celle que je partageais avec ma jeune sœur : elle était effectivement profondément endormie. Je me glissai sous les draps, le sourire aux lèvres.

J'avais passé une bonne soirée, mais je ne savais pas encore que je venais de faire la rencontre qui allait bouleverser ma vie, qui me ferait passer par les plus grandes joies et les plus douloureux chagrins. Mais qui me ferait aussi voyager autour du monde, y compris dans des endroits dont je n'avais jamais entendu parler. Ma vie venait de prendre une direction totalement inattendue et absolument imprévisible.

C'était tout simplement le jour le plus important du reste de ma vie.

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