Chapitre 3 : Histoire de filles... et de garçons

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Stair

Ce fut l'année de nos dix-sept ans que Lynn et moi sortîmes vraiment pour la première fois avec une fille, je veux dire par là qu'on coucha avec. Snoog avait une longueur d'avance sur nous et nous charriait régulièrement. Lynn lui répondait par un vague grognement et moi par un haussement d'épaules : pas que les filles ne nous intéressaient pas, on en trouvait certaines vraiment mignonnes, mais on était trop absorbé par la musique. On ne jouait pas encore avec Ruggy à l'époque, mais on avait déjà bien en tête un objectif : devenir musiciens professionnels. Et pour cela, il n'y avait qu'une seule solution. Il fallait jouer, jouer et encore jouer.

C'était un soir où on avait traîné, Lynn et moi, dans un pub. On avait zoné au comptoir, regardant d'un œil un match au sommet de Champion's Ligue entre Manchester et Chelsea, tout en descendant nos verres. Il y avait de l'ambiance dans le pub, forcément. Beaucoup de jeunes comme nous, des hommes plus mûrs et quelques filles, pas farouches et ferventes supportrices de l'équipe locale. Deux d'entre elles, une blonde et une brune, s'égosillaient derrière nous. On s'était retourné plus d'une fois, Lynn et moi, un peu amusés. A force de clins d'œil et de sourires, on avait fini à leur table, puis dans leur lit, Lynn avec la blonde, moi avec la brune. Elles étaient en colocation, dans un appartement pas loin.

Quand on s'est retrouvé le lendemain, Lynn et moi, à rentrer tranquillement, on était silencieux, un peu perdus dans des brumes lointaines. Lynn m'a finalement poussé du coude en disant :

- Alors ?

- Bah... C'est pas mal, de t'nir une fille dans ses bras. Mais... Ca vaut pas une basse.

Il eut un franc sourire et me dit :

- J'pensais la même chose. J'veux dire... C'était cool, mais pas aussi bien que d'être derrière une batterie.

**

On enchaînait les petits boulots, Lynn, Snoog et moi. Snoog s'était bien débrouillé et avait trouvé un job dans une bibliothèque. Il pouvait ainsi assouvir sa passion de la lecture et y puiser de l'inspiration pour écrire des chansons. Lynn et moi, on avait commencé par être laveurs de carreaux, éboueurs, plongeurs chez MacDo, puis j'avais bossé quelques temps dans un supermarché, avant de laisser la place à Lynn. J'avais fini par décrocher un job à mi-temps, comme jardinier pour la ville. Le truc improbable. Je pense que j'ai fait crever toutes les fleurs dont je me suis occupé, mais c'était un contrat long, ça m'évitait de me retrouver sans rien du jour au lendemain. Je me faisais chambrer par mes collègues, deux gars plus âgés que mon père, car je portais toujours des gants pour travailler, alors que eux, non. Ils faisaient ça à la dure. Mais moi, mes mains, c'était mon avenir. Je devais prendre soin d'elles comme je prenais soin de ma basse.

Je n'y demeurai cependant pas longtemps pour cette raison : je voulais vraiment protéger mes mains. A dix-huit ans, j'eus la chance de décrocher un boulot dans une entreprise de livraison en plein recrutement. La boîte me paya même le permis, un luxe que je n'aurais pu m'offrir à l'époque. Je devins donc chauffeur-livreur. Je commençais très tôt le matin, mais vers midi, j'avais terminé. Et c'était mieux payé que le supermarché ou les poubelles.

Ce boulot me permit deux choses : m'envoler de la maison et avoir du temps libre pour jouer. Je commençai aussi à donner des cours à l'école de musique, histoire de rendre ce qu'on m'avait donné, d'autant qu'on pouvait continuer à bénéficier des locaux, gratuitement, pour répéter et c'était un vrai plus. Je touchais trois fois rien pour les cours, mais ce n'était pas ce que je recherchais : je voulais aider des gamins à s'éclater avec un instrument comme je l'avais fait moi-même. Des moyens d'évasion, on n'en avait pas trente-six à notre disposition dans le quartier. Faire vivre cette école de musique, c'était aussi éviter que des jeunes ne plongent dans la drogue ou les petits trafics.

J'avais donc trouvé un petit appartement, Lynn vivait encore chez Rosie et Jack. Il prendrait son indépendance quelques mois après moi, quand il obtiendrait un contrat de longue durée au supermarché. Pas le truc épanouissant non plus, mais qui présentait les mêmes avantages que mon propre boulot : petite paie, mais liberté, temps libre pour jouer.

**

Contrairement à Snoog ou à Ruggy, Lynn et moi n'avons jamais été au-devant des filles. On ne draguait pas, on ne cherchait pas à allonger notre liste de conquêtes ou à trouver l'improbable princesse. Si l'occasion se présentait, on ne disait pas non, surtout quand la fille était mignonne. Mais toute notre énergie, toute notre volonté, tout notre temps aussi, on les mettait dans le groupe. Pour en avoir parlé une fois, bien plus tard, avec Snoog, il me confia que si nous n'avions pas été si assidus, si volontaires à cette époque, Lynn et moi, le groupe n'aurait pas tenu. C'était fréquent, à nos âges : on était engagé dans un loisir qui nous plaisait, mais il fallait laisser tomber car la réalité nous rattrapait : boulot, survie, petite amie, puis famille, gamins... Et toujours la survie. Il n'y avait alors plus vraiment de place pour le loisir.

La différence était peut-être que, justement, le groupe était notre objectif. C'était notre futur. Lynn et moi n'avions pas du tout l'intention de continuer à vivoter. La musique devenait notre monde, prenait vraiment toute la place dans notre vie. C'était elle qui nous faisait tenir debout, nous arracher, nous permettait de garder le moral et surtout, surtout, d'envisager un avenir autre.

Et ce fut vraiment notre volonté qui permit de maintenir les fondations du groupe. A Snoog et à Ruggy de se raccrocher à nos branches, même si nous n'avions pas conscience, Lynn et moi, de jouer ce rôle fondateur.

Ally

Mon premier petit ami s'appelait David. Nous étions sortis ensemble l'année de nos treize ans. Premiers baisers, premiers rendez-vous pour des petites balades ou un ciné. Et premier chagrin. Il me quitta pour une autre fille, je pleurai un bon coup, puis me rendis vite compte que je n'avais pas perdu au change. L'année suivante, je sortis avec Matt. Nous restâmes ensemble durant un peu plus de deux ans, ce qui était un exploit à notre âge. Il fut aussi le premier garçon avec lequel je couchai. Nous étions amoureux, attendrissants sans doute, totalement inexpérimentés et très intimidés. Cela reste cependant un joli petit souvenir pour moi.

Après cette première fois, on a recommencé encore deux fois, puis c'en est resté là. Au cours de ma deuxième année de lycée, je sortis avec un autre garçon, mais ça ne dura pas. Je ne me sentais pas beaucoup de points communs avec lui et notre séparation se fit sans heurt.

Ma vie affective et sentimentale, si je peux utiliser ces mots bien pompeux, était finalement bien banale et ressemblait à celle de mes amies. Comme la plupart des filles de mon entourage, de mon lycée, nous ne pensions pas vraiment au grand amour, et encore moins au prince charmant, même si nous ne pouvions ignorer que nous l'espérions encore un petit peu. Nous savions bien, déjà, même à notre âge, que la vie ne serait pas un long fleuve tranquille et que nous aurions bien des aléas à vivre et à affronter. Néanmoins, je n'étais pas vraiment sortie avec un garçon depuis six mois et, le temps passant, j'espérais bien que cela m'arriverait prochainement.

Je ne pensais pas cependant tomber amoureuse de Stair, d'un gars un peu plus âgé que moi, déjà engagé dans la vie active, ayant en plus, un rêve qui paraissait inaccessible : vivre de sa musique. C'était tout un défi, car combien avaient dû abandonner ou se fracasser sur la réalité ? J'étais aussi bien incapable, quand nous nous sommes rencontrés, de comprendre toute l'importance que cela représentait pour lui. Ce ne fut qu'au fil du temps, et après bien des épreuves, que cette réalité s'imposa aussi à moi : pour Stair, la musique, c'était sa vie. Et par ricochet, les Dark Angels aussi.

Et si moi, Ally, je voulais faire partie de sa vie et le laisser partager la mienne, j'allais aussi devoir accepter cette réalité : celle du groupe.

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