Chapitre 4 : Le premier concert

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Stair

- On est pas mal, là, je crois.

- Yep.

- Stair, j'crois vraiment qu'il faut qu'tu tentes un solo.

- Ca fait pas assez longtemps que j'ai ma basse. J'préfère assurer.

- Tin mec ! T'es celui qui assure le plus de nous quatre !

Je haussai légèrement les épaules. Pour moi, Lynn assurait bien plus. Il était la base du groupe, musicalement parlant. Sans batterie, on peut avoir le meilleur chanteur du monde, le bassiste le plus talentueux, des guitaristes du tonnerre, on ne fait que de la merde. Snoog pouvait bien tenter de me convaincre, je n'étais pas sûr de me lancer. Surtout pour un premier vrai concert, sur une vraie scène, même petite, même dans un pub de quartier.

Le premier vrai concert des Dark Angels. Et, nous l'espérions tous, le premier d'une bonne série.

Nous avions choisi notre nom de scène, de groupe, depuis quelques mois. La première fois que nous nous étions produits à l'école de musique, on n'avait pas de nom et on ne cherchait pas forcément à en avoir un. Ce fut ma sœur qui insista, après coup, disant que "le groupe", ce n'était franchement pas vendeur. Ma mère opina. J'en parlai à Lynn, un jour que je passais chez les Donovan avec lui. On était dans la cuisine, alors que Rosie s'activait. C'était une période de vaches maigres. Il me restait trois livres en poche, Lynn cinquante cents. A nous deux, on ne pouvait même pas se payer un fish and chips. Alors on était passé chez les Donovan... Rosie était incapable de nous mettre à la porte le ventre vide, même si Lynn ne dépendait plus d'eux. Et en général, on repartait avec quelques provisions, sans avoir rien demandé - mais bien contents de les trouver.

Nous étions donc à table, tous les deux, dévorant tout ce qu'elle mettait dans notre assiette. Et je racontais à Lynn la remarque de ma sœur. Rosie, qui avait assisté au concert - elle était aussi fervente supportrice de Lynn que Madame Ferew l'était de Ruggy - saisit la remarque au vol :

- Elle a raison, ta petite sœur, Stair. Il faut que vous trouviez un nom pour votre groupe. Si vous voulez commencer à jouer dans des pubs, il va falloir que le public puisse vous identifier.

- Rosie... fit Lynn. Le public, c'est juste vous, la mère de Ruggy, les vieux de Snoog et de Stair. Puis sa p'tite sœur. Et deux-trois potes.

- Un public, ça se conquiert, les garçons. Et il m'a semblé qu'il y avait un peu plus de deux-trois potes quand même, à l'école de musique. Et même quelques filles.

- Elles sont toutes là pour Snoog, fis-je en rigolant.

- Jusqu'au jour où il y en aura qui ne seront là que pour vous, mon grand ! fit Rosie avec sérieux.

Je haussai les épaules, échangeant un regard complice avec Lynn.

- Ttt, fit-elle en agitant une cuillère en bois qu'elle était en train d'utiliser pour mélanger un ragoût bien parfumé dans une grande marmite. Tu verras que j'ai raison. Et même qu'une fille, ça pourrait vous aider à cimenter le groupe.

- Ca, j'y crois pas, fit Lynn. Ca a plutôt tendance à fout'e la merde, une fille. Ca sort avec l'un, avec l'autre, ça fait des histoires, ça minaude et jacasse... Aucun intérêt d'avoir une fille dans l'groupe.

Elle retourna à sa marmite, non sans avoir levé les yeux au plafond.

- Bon, cela dit, ta frangine, elle a pas tort, fit-il encore. Faut qu'on trouve un nom.

- Un nom qui fasse bien hard, dis-je. Faut pas qu'on nous confonde avec un groupe de pop. Même si on a un chanteur qui affole les midinettes.

Le succès de Snoog auprès des filles ne se démentait pas, en effet. Mais ça restait sa vie privée et on ne s'en mêlait pas. Il était toujours assidu aux répétitions, écrivait beaucoup aussi. Bref, on n'avait rien à en dire.

- Ouaip, fit Lynn. Un truc bien noir, bien dark.

- Chuis d'accord, fis-je. Dark, faut que ce soit dans l'nom du groupe. Surtout qu'on a la chanson Dark City. Puis plusieurs quand même bien noires.

- Sauf que vous êtes des anges, les garçons ! intervint à nouveau Rosie. Alors des anges et du noir, ça ne va pas ensemble...

On s'est alors regardé, Lynn et moi, un long moment, sans rien dire. Puis on s'est tapé dans les mains : Dark Angels. Si, si, Rosie, ça allait bien ensemble.

Même très bien ensemble.

Et Snoog et Ruggy adoptèrent tout de suite ce choix.

Les Dark Angels étaient nés. Et on comptait bien faire quelques étincelles.

**

Et des étincelles, on espérait notamment en faire pour ce premier vrai concert, au Blue Limon. Une scène, deux-trois projecteurs, un espace aménagé pour recevoir du public. Bref, un vrai lieu pour se produire et qui passait des groupes quasiment tous les week-ends, vendredis et samedis soirs. C'était un lieu reconnu pour la scène underground de Manchester et des alentours. On avait quelques copains à s'y être déjà produits et on avait eu plusieurs fois l'occasion de venir voir des groupes jouer. Parfois c'était moyen, souvent, c'était pas mal. Snoog en avait fait un de ses bastions, il y passait au moins deux fois par semaine. Il connaissait bien le patron et le travaillait à l'usure pour obtenir qu'on puisse jouer. Il avait fini par accepter.

On était tous fébrile. On était arrivé en début d'après-midi. Ruggy pouvait disposer comme il le voulait d'une camionnette, ce qui nous fut bien utile pour amener nos instruments, notamment la batterie et les deux amplis. J'avais ma basse avec moi, pas question de la laisser sans surveillance. J'y veillais comme l'huile sur le feu. J'allais l'étrenner ce soir, devant du public. Ca me semblait de bon augure.

On s'était installé, on avait répété un peu. Pas d'ingénieur du son, forcément, on devait se débrouiller pour les réglages nous-mêmes, pour ne pas faire - trop - de larsen et être audibles, sans casser les oreilles. On avait beaucoup joué les jours précédents et on se sentait au point pour fournir une prestation correcte : c'était vital. Si on se plantait ce soir, on aurait beaucoup de mal à jouer ailleurs.

Une fois que tout cela fut terminé, Ruggy sortit pour faire un tour : il ne tenait pas en place. Pour se concentrer, il fallait qu'il bouge. Snoog s'était installé au comptoir avec une bière, promettant de n'en boire qu'une, draguant déjà tout ce qui passait à sa portée. Lynn et moi étions sortis aussi et nous nous étions appuyés contre un mur, un peu plus loin, pour fumer. On n'était pas accroc au tabac, mais dans les moments de stress, un petit joint, ça faisait du bien. Et là, on en avait carrément besoin.

L'heure tournait, les habitués du pub commençaient à arriver. Le samedi soir, il y avait toujours du monde, on l'avait déjà constaté. Même si personne ne connaissait le groupe qui jouait. On vit cependant plusieurs potes se présenter, et même Rosie et Madame Ferew. J'avais demandé à mes parents de ne pas venir, mais ma sœur avait fait des pieds et des mains et j'avais toléré sa présence, à condition qu'elle reste discrète. Rosie la chaperonnait, car elle était trop jeune pour entrer seule dans un pub.

Parmi les clients qui arrivaient, je vis soudain s'approcher la fille qui nous avait parlé, la semaine précédente et qui avait promis de venir nous voir jouer. Je me sentis heureux qu'elle soit là. Elle était bien entourée, par une bande d'amis du même âge, garçons comme filles. Je notai une bonne entente entre eux, me doutant qu'ils se connaissaient depuis longtemps.

La fille, la petite blonde aux yeux bleus, avait le sourire. Elle était mignonne, ma foi. Et, soudain, en la voyant entrer dans le pub, je pris l'engagement de me lancer dans un solo, ce soir.

Pour ce premier concert.

Ally

Je n'allais l'apprendre qu'après coup, mais ce samedi-là, j'assistai au premier vrai concert des Dark Angels. Ils entendaient par vrai concert, un show sur une vraie scène, dans un endroit dédié à cela. Je ne saurais dire si ce fut la raison pour laquelle le Blue Limon allait devenir l'antre du groupe, peut-être était-ce simplement parce que l'endroit était agréable et que l'ambiance pouvait bien convenir à ce qu'ils aimaient, sans pour autant être un lieu dédié à la musique métal. Jusque-là, ils avaient joué devant une bande de copains, ou pour des animations en plein air.

J'étais venue avec quelques amis et amies, parmi lesquels deux-trois copains présents aussi la semaine dernière et grands amateurs de musique métal. Ils ne connaissaient pas le groupe, mais ils allaient vite devenir des fans. Peu après notre arrivée au Blue Limon, je vis que les deux musiciens s'attablaient avec deux autres gars, dont un qui était vraiment super-canon : cheveux blonds assez longs, yeux bleus perçants, sourire ravageur, musculature de jeune premier. Une de mes amies me poussa du coude et me glissa :

- Ce sont eux ?

- Oui, j'ai échangé un peu avec le grand aux cheveux longs, le bassiste, et l'autre, celui qui a les cheveux noirs et bouclés. En revanche, je ne sais pas de quel instrument il joue.

- Hum, à mon avis, vu qu'il a l'air bien musclé, il doit être le batteur. En tout cas, le blond, wahou. Beau mec.

Je souris. Elle n'avait vraiment pas tort.

Notre table se trouvait juste derrière celle occupée par le groupe, mais bien face à la scène : nous pourrions rester installés là durant le concert, avec nos consommations, quitte à nous lever pour voir le show.

Nous commençâmes à discuter, de tout et de rien, comme le font toutes les bandes de jeunes. Je m'étais assise de côté par rapport à la scène, mais face à la table des musiciens. Je pouvais ainsi, de temps à autre, croiser le regard doux du bassiste.

**

Dès que le concert débuta, il y eut très vite une bonne ambiance. Le groupe était bon, même si le guitariste faisait quelques ratés : les trois autres assuraient vraiment bien et compensaient ses maladresses. Lui-même mettait beaucoup d'énergie dans son jeu et on pouvait aisément lui pardonner. Le chanteur avait une voix et une présence envoûtante, ensorcelante, au point qu'on pouvait avoir tendance à ne regarder que lui. Les chansons étaient des cris de colère qui parlaient vraiment au public : on avait l'impression qu'ils parlaient de nous, qu'ils racontaient nos vies.

Mon attention se tournait très régulièrement vers le bassiste : il avait parlé de sa nouvelle basse, de l'étrenner à ce concert et j'étais curieuse de voir ce qu'il entendait par là. Je compris bien vite pourquoi il y tenait, au-delà du fait qu'elle était neuve : c'était un très bel instrument, en bois poli, d'un marron assez sombre tirant légèrement sur le rouge. Quelque chose était gravé sous sa main droite, mais je ne parvins pas bien à distinguer ce que c'était.

De temps à autre, mon regard allait et venait entre ses mains et celles du guitariste. Même sans connaître la musique - je veux dire, le côté technique de la musique -, je compris qu'il était bien meilleur que son ami. Ses longs doigts fins glissaient déjà sur les cordes à une vitesse impressionnante, avec une grande dextérité et beaucoup de souplesse. Le jeu du guitariste, en revanche, était plus raide, ce qui pouvait expliquer les quelques fausses notes disséminées ça et là.

Lorsque le concert se termina, il y eut une longue période d'applaudissements, de sifflements et de cris : le public était ravi. Mes copains avaient le sourire, se tapant du poing dans la paume ou sur l'épaule : ils étaient contents de leur soirée. Je mêlai mes cris à ceux des spectateurs, très enthousiaste moi aussi. Et déjà, je n'avais qu'une envie : les voir jouer à nouveau.

Parmi le public, on pouvait compter plusieurs de leurs connaissances, et ils furent vite entourés, félicités. Puis, petit à petit, un semblant de calme revint et chacun s'attabla pour consommer. Si le batteur s'était absenté un instant - visiblement pour changer de t-shirt -, les trois autres étaient restés dans la salle. Difficile d'ignorer les félicitations et encouragements de leurs amis, et ma foi, j'étais bien d'accord avec eux.

Mon petit groupe et moi-même nous rassîmes à notre table, reprenant des consommations. Ma copine - pas farouche - s'était rapprochée du chanteur qui comptait pourtant quelques autres admiratrices. Je compris vite qu'elle ne le laissait pas indifférent et j'en souris : elle avait le chic pour toujours croiser la route des beaux gosses du secteur. Mais après tout, pourquoi se priverait-elle ?

A un moment donné, plusieurs de mes copains sortirent pour fumer, je demeurai avec deux autres seulement et une copine à notre table. Ce fut à ce moment-là que le bassiste s'approcha de nous et me demanda :

- J'peux m'asseoir ?

- Oui, bien sûr, fis-je en tirant la chaise libre à côté de moi. C'était bien ! ajoutai-je avec un grand sourire.

- Ca t'a plu alors ?

- Oui. Et à mes potes aussi. Ils pourraient te le dire mieux que moi, mais ils sont sortis fumer.

- Ok.

- Tu es content de ta basse ?

- Oui, dit-il et un grand sourire éclaira son visage et son regard : des étoiles y brillaient. Elle est d'enfer. C'est vraiment ce que je recherchais.

- Elle est gravée ? fis-je. Je l'ai remarqué pendant le concert, mais je n'ai pas bien réussi à voir ce que c'est.

- Oui, j'ai fait graver un S stylisé. C'est mon initiale.

- Ah... fis-je sans bien comprendre pourquoi je ressentis un étrange soulagement à ses propos, comme si j'avais craint que la lettre en question ne soit l'initiale du prénom de sa petite amie.

- Je m'appelle Alistair, dit-il, mais je préfère qu'on m'appelle Stair. Depuis que chuis tout petit, c'est ainsi. Mon vrai prénom, c'est juste pour la paperasse officielle.

- Ah, ok.

Puis je ris :

- Moi, c'est Ally, tout court.

- Marrant, ça, comme la moitié de mon prénom que j'ai enlevée. Mais ça s'écrit pas pareil, j'imagine.

- Non, en effet, c'est A-L-L-Y, lui épelai-je.

Il me sourit. Il avait un sourire aussi doux que son regard, et je trouvais cela de plus en plus frappant, surtout en comparaison des t-shirts qu'il portait, à l'effigie d'Eddie, la mascotte hideuse d'Iron Maiden.

- Tu as fait un solo, aussi ? relançai-je pour continuer à le faire parler de sa musique. Je croyais que c'était réservé aux guitaristes...

- Non, pas du tout, fit-il en écarquillant les yeux et en levant les sourcils. C'est possible pour tous les instruments. D'une certaine façon, mon pote Lynn, à la batterie, c'est c'qu'il fait quand c'est lui qu'introduit le morceau. Là... J'ai eu envie d'me lancer.

Son regard plongea dans le mien et je sentis mon cœur manquer un battement. Comme s'il avait voulu me dire : "Je l'ai fait pour toi". Ou "Tu m'as donné envie de faire ce solo".

Mes copains revinrent à ce moment-là et entamèrent une discussion avec lui. Je les écoutai avec attention, très intéressée par tout ce qui se disait. De temps à autre, le regard de Stair se posait sur moi et j'aimais bien cela. A la fin de la soirée, il nous dit qu'ils espéraient rejouer dans un autre pub de Manchester dans deux ou trois semaines et pour nous prévenir, il échangea son numéro de téléphone avec plusieurs d'entre nous. J'en profitai pour lui donner le mien, l'air de rien.

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