Chapitre 10 : Je recule

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Stair

Après avoir ramené Ally chez elle, je rentrai directement chez moi. J'aurais pu passer à l'école de musique, y retrouver Lynn, mais je préférai rester seul. Je m'installai sur le lit, pris ma basse et jouai un peu. On pouvait compter sur les doigts d'une main les jours où je n'en avais pas joué. Et encore... Même si je ne faisais que quelques gammes, histoire de me dérouiller les doigts, elle faisait partie de moi.

Je la tenais entre mes bras comme j'avais tenu Ally quelques heures plus tôt. Ca avait été une très belle nuit, je ne regrettais pas qu'on ait attendu. C'était finalement mieux pour elle, qu'elle se sente prête, même si ce n'était pas sa première fois.

Elle m'avait touché aussi, alors que l'aube émergeait à peine et que nous étions réveillés, à me murmurer qu'elle se sentait bien et qu'elle était heureuse.

J'avais de quoi me sentir fier, tout en ressentant cependant une certaine crainte : serais-je à la hauteur ? Est-ce que je méritais vraiment Ally ? Même si sa famille était d'origine modeste - mais un peu moins que la mienne -, que ses parents avaient l'air plutôt cool et son frère et sa sœur sympas, il y avait quand même de grandes différences entre nous : elle avait presque terminé son secondaire et se préparait pour des études supérieures. Elle voulait exercer un vrai métier, plus tard. Moi, je vivotais grâce à un job sans qualification, avec un salaire de misère, et je n'avais pas d'autre ambition que de vivre de ma musique. Je ne savais pas si tout cela serait compatible.

A cette période précise, ce court printemps de 2011, je ne me posais pas la question de nos sentiments. Ni des siens, ni des miens. Je dirais même : encore moins des miens. Je vivais notre relation au jour le jour, car une grande partie de mon énergie et de mon temps était consacrée à la musique et au groupe. Nous commencions à nous faire un petit nom sur Manchester, on avait moins de mal à convaincre pour jouer dans les pubs. Le public répondait toujours présent et surtout, il s'étoffait. Snoog disait que la sauce était en train de prendre, car on remarquait de nouvelles têtes dans notre petit public et plus seulement nos proches, ni les tout premiers fans, parmi lesquels je comptais les amis d'Ally vraiment amateurs de hard-rock.

**

Ally me fit vite comprendre que même si l'année scolaire n'était pas tout à fait terminée pour elle, elle bénéficiait maintenant de plus de temps libre et qu'on pouvait recommencer à se voir plus souvent. Mais comme nous avions des dates chaque semaine et surtout l'ambition de jouer deux nouveaux morceaux, nous devions vraiment privilégier les répétitions. Je m'arrangeai quand même pour la voir en milieu de semaine, mais pour un moment plus court. Finies les balades bucoliques dans le parc, on prenait un verre dans un pub, puis je la ramenais chez elle. Je lui avais proposé de passer une nouvelle nuit chez moi, mais elle ne voulait pas que cela arrive en semaine, car elle avait encore cours. Et, après tout, comme je commençai très tôt le matin, ce n'était finalement pas une bonne idée. Il valait mieux se retrouver le week-end.

Elle revint chez moi les deux samedis suivants, après les concerts. Nous abordions alors le mois de juin. L'été s'annonçait, à la fin du mois, on avait réussi à monter un concert avec deux autres petits groupes en louant une salle. A nous trois, nous pouvions payer la location non seulement des locaux, mais aussi du matériel disponible et notamment d'amplis, de câbles, de micros... A cette occasion, nous voulions jouer les deux nouveaux morceaux que nous répétions avec acharnement, ainsi qu'une reprise de Metallica à laquelle Ruggy tenait particulièrement.

Cela m'amena, involontairement, à prendre de la distance. Je n'avais pas voulu voir, ni entendre l'expression de tristesse d'Ally quand je lui parlai de cet objectif de concert à trois groupes et qu'on ne pourrait pas se voir en semaine car on avait prévu des répétitions tous les jours. Les deux autres groupes n'étaient pas des manchots et on voulait pouvoir être à la hauteur. Sans savoir encore qu'on serait devant eux à l'applaudimètre.

Ce fut donc début juin qu'Ally vint dormir chez moi pour la dernière fois - sans que nous sachions l'un comme l'autre que ce serait la dernière. Le concert s'était bien passé, il faisait beau, l'ambiance était sympa et on avait vraiment fait le plein côté spectateurs. Le patron de ce pub qui nous accueillait pour la première fois avait le sourire : il ne cessait de remplir des bières. Si nous avions de quoi être satisfaits de notre prestation, lui pouvait aussi se féliciter de nous avoir fait jouer. Il ferait un bon chiffre pour sa soirée.

Comme à chaque fois, nous profitâmes d'un moment de détente et d'échange avec nos proches. Ally était avec moi, elle avait le sourire. J'avais réussi un solo sympa pour elle, elle m'avait fait un petit signe qu'elle l'avait bien reçu. Bref, tout roulait. Sauf au moment de quitter les lieux. J'avais aidé les gars à charger la camionnette et lorsque Ruggy, en montant au volant, me demanda si je le suivais pour le déchargement, je répondis que non, que je rentrais avec Ally.

Il grogna alors un vague commentaire, qui me surprit et me déstabilisa un peu, car je ne m'y étais vraiment pas attendu :

- Bon, tu nous laisses 'core ram'ner tout. 'Reus'ment qu'c'est pas trop lourd à décharger... Et qu'Lynn est costaud...

C'était vrai que, ces dernières semaines, comme je ramenais Ally chez elle de bonne heure, puis qu'elle était venue chez moi, je n'étais pas avec eux pour le déchargement. Snoog était rarement avec nous de toute façon pour le faire, je ne pensais pas que ça posait problème. Je me promis d'en toucher un mot à Lynn.

Mais cette remarque, alliée au fait qu'Ally fut déçue d'apprendre qu'on ne se verrait que les samedis des prochaines semaines, jusqu'au concert de groupes, allait me faire réfléchir.

Et prendre de bien mauvaises décisions.

**

Dès qu'il me fut possible, je reparlai donc à Lynn de la remarque de Ruggy.

- Ca a été samedi, fis-je, pour le retour ?

- Yep, pas d'souci. On a tout déchargé et j'ai remonté ma batterie dimanche. C'tait pas un problème.

- Ah, ok...

- Un souci, Stair ?

- Ben, j'me demandais comment prendre la remarque de Ruggy...

- T'inquiète. Tu sais comment il est... Faut toujours qu'il grogne un peu. C'est pour la forme.

Nous n'étions que tous les deux à l'école de musique : on arrivait toujours avant les autres, du fait qu'on terminait le travail de bonne heure. On appréciait ces moments - entre une heure et une heure trente environ - qu'on passait juste Lynn et moi. Comme une réminiscence des débuts, quand on était gamins et qu'on jouait ensemble.

On en profitait soit pour répéter nos enchaînements, soit pour tester de nouvelles choses. Dès que l'un avait une idée, il la soumettait à l'autre. On voyait ainsi si ça fonctionnait, rien que pour nous deux. Si c'était le cas, Ruggy n'avait plus qu'à se caler ensuite. Ca nous permettait d'avancer plus vite.

On joua un peu, puis Lynn me dit :

- J'crois que Ruggy est un peu jaloux.

- Hein ?

- Ouaip. Snoog et toi vous repartez jamais tous seuls, maintenant. Et lui, il voudrait bien embarquer une fille. Sauf que comme on va décharger, c'est moins évident.

- Et toi ?

- Moi ? J'm'en fous, rit-il. J'embarque quand même, quand j'veux.

Il eut alors un sourire amusé. Je lui souris en retour.

Ally

J'avais toujours été agacée par les filles qui minaudent ou qui font tout un foin parce que leur copain ne veut pas faire ce qu'elles voudraient. Je pensais, sans doute bien ingénument, que je ne réagirais jamais ainsi.

Après avoir dû renoncer à voir Stair en semaine parce que j'étais en pleine période d'examens, j'espérais qu'on allait désormais pouvoir passer un peu plus de temps ensemble. Or pour le groupe, la période était bien remplie : ils avaient des dates toutes les semaines, au moins jusqu'à la mi-juillet. Et Snoog continuait à prospecter. Je ne doutais pas qu'il trouverait d'autres lieux pour que les Dark Angels puissent se produire. Après avoir écumé pas mal de pubs à Manchester, il avait étendu son rayon de recherches et il leur arrivait désormais fréquemment de jouer dans les petites villes alentours.

C'était alors plus compliqué pour moi pour me rendre à leur concert, surtout quand mes amis ne venaient pas. Quand je pouvais prendre les transports en commun, ça simplifiait les choses, mais parfois Stair devait venir me chercher en tout début d'après-midi. Je passais alors un long moment dans le pub où ils allaient se produire, à attendre qu'ils aient installé le matériel, fait leurs réglages. Il m'arrivait d'aller me balader dans les environs, mais je demeurais souvent avec eux : comme on se voyait moins avec Stair, je voulais profiter de ces rares moments. Et puis, je trouvais intéressant d'assister à leurs préparatifs, de les entendre répéter quelques morceaux pour se chauffer.

Ensuite, on se retrouvait tous les cinq. Ni Lynn, ni Ruggy n'avaient de copines et Snoog encore moins. En général, les garçons ne parlaient pas de musique juste avant le concert. Ca m'avait surprise au début et quand j'avais posé la question à Stair, il m'avait dit que c'était leur façon de ne pas laisser le trac monter, de faire une coupure dans leur esprit, afin d'arriver comme neufs sur scène. Je trouvais l'explication logique.

Des trois autres membres du groupe, celui qui était le plus sympa avec moi, c'était Lynn. Pas que Ruggy ou Snoog se soient montrés désagréables. Je laissais totalement indifférent le premier, il ne s'était jamais intéressé à moi, ne m'avait jamais posé la moindre question un peu personnelle. J'en avais conclu que sous ses airs de dur, Ruggy était quelqu'un de sensible et sans doute ne voulait-il pas qu'on se montre curieux vis-à-vis de lui. Alors, il ne l'était pas non plus avec les autres.

Avec Snoog, j'avais deux hypothèses : soit je n'étais pas son genre physiquement, soit le fait que j'étais la petite amie de Stair faisait que c'était écrit "chasse gardée" sur mon front. Lynn, lui, était donc le plus amical. Il me demandait toujours comment j'allais, s'était inquiété aussi de mes examens, si j'étais contente de moi, si je pensais avoir réussi. Nous n'avions pas de grandes conversations, mais j'appréciais. Je n'hésitais pas non plus à parler de sa propre prestation scénique quand l'occasion se présentait, alors que je ne l'avais jamais fait avec Ruggy ou Snoog.

**

- Non, Ally, c'est pas possible. Pas pour les deux prochaines semaines. On a prévu des répét' tous les jours. On est encore trop juste sur les deux nouveaux morceaux, on veut vraiment les mettre au point et les présenter pour le concert fin juin. Après...

- Tu te rends compte qu'on se voit presque pas ? Ok, avant, j'avais mes exam', mais c'était important pour moi !

- J'dis pas l'contraire... Je sais bien qu'tu devais t'y consacrer. Mais, là, moi, j'bosse pour le groupe...

Je pris sur moi pour ne pas laisser percer mon agacement. Le samedi précédant le fameux concert à trois groupes, je n'allais pas pouvoir les voir jouer et donc par ricochet voir Stair aussi, car c'était l'anniversaire de ma mère. Je l'avais dit à Stair depuis un moment et, en lui parlant au téléphone ce soir-là, j'espérais réussir à le décider à me consacrer un peu de temps au cours de la semaine à venir. Je ne demandais pas à ce qu'on se voie les jours précédant ce concert de groupes, j'avais bien compris que c'était important, mais au moins une fois les jours prochains.

- Bon, fis-je en soupirant. Tant pis. Fais comme tu le sens, finalement.

- Ally...

Je sentais qu'il était un peu agacé.

- Allez, fis-je, on n'en parle plus. C'est comme ça. Tant pis.

- Ok. On s'revoit au concert fin juin, du coup ?

- Oui, du coup. Pas avant. Puisque tu ne peux pas.

- Ok. J'lâche l'affaire... Allez, j'te laisse. Faut qu'je file rejoindre les autres. Bises, Ally.

- Bises.

Et je raccrochai.

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