Ally

Je passai un très mauvais week-end. J'avais failli téléphoner à Jenna plus d'une fois, puis je m'étais raisonnée : je connaissais Lynn, il n'avait pas de mauvaises intentions en venant la chercher au lycée, vendredi soir. Il ne lui aurait fait aucun mal. Mais ça m'inquiétait quand même. J'avais toujours vu Lynn partir avec une fille différente, après les concerts. Du moins quand il partait accompagné. Comme Snoog, comme Ruggy. Et je me demandais vraiment si Jenna avait la carrure pour affronter ce qui se dessinait. Je ne voulais pas qu'elle traverse ce que je traversais, ce désert aride dont je ne voyais pas le bout.

Pas encore.

Je fus bien soulagée de la revoir ce lundi matin, en pleine forme. Sa sortie avec Lynn s'était donc bien passée. Je m'arrangeai pour déjeuner avec elle seule. Je voulais la mettre en garde. Nous commençâmes à discuter tranquillement, puis j'attaquai :

- T'es sortie avec Lynn, vendredi soir. Il était venu te chercher, non ?

- Oui, mais je ne m'y attendais pas du tout. Et j'ai accepté d'aller prendre un verre avec lui, c'est tout, me répondit-elle.

- Hum, c'est tout... Bien sûr que c'est tout... souris-je, un peu amusée et attendrie.

Elle me fixa, interloquée :

- Qu'est-ce que tu entends par là ?

- Juste que Lynn t'a tapé dans l'œil, répondis-je. Me raconte pas des craques, Jenna. Je sais bien que Lynn, il fait de l'effet à la moitié de la population féminine.

- Hum, j'aurais plutôt pensé que c'était Snoog qui faisait de l'effet aux filles, non ?

- Ah lui... C'est sûr, il a tout pour plaire : belle gueule, belle voix, chanteur... Le physique qui va avec. Mais Snoog, faut pas en tomber amoureuse, ou tu déchantes vite. Il s'attache pas. Jamais.

- Et les autres ? C'est pareil, non ? Les musiciens ne sont pas réputés pour être des modèles de fidélité et d'attachement, fit-elle d'un ton léger.

- P'têt. Je connais pas d'autres musiciens que les Dark Angels. Mais pour en revenir à Lynn...

La dernière remarque de Jenna m'avait touchée, je ne m'y arrêtai pas et poursuivis : il fallait que j'en sache plus sur les intentions de Lynn et sur ce que Jenna ressentait de son côté. Pour la protéger.

- Lynn donc, repris-je. Secret. Pas le genre à s'épancher et à te raconter sa vie en long, en large et en travers. Les filles passent, ne s'arrêtent jamais. Pas qu'elles n'auraient pas envie de s'arrêter... C'est plutôt lui qui n'en veut pas. Chais pas pourquoi. Ruggy, lui, je crois qu'il aimerait bien se poser un peu, mais il est tout le temps border line. Sa vie, c'est un peu le bordel et j'voudrais pas avoir à y mettre les pieds.

- Et Stair ? demanda-t-elle.

Aïe. Le sujet délicat. Et encore douloureux. Ne rien laisser paraître, surtout.

- Stair, c'est comme Lynn, répondis-je simplement. Sont pas potes depuis des lustres pour rien, ces deux-là.

- Ce sont eux qui sont à la base du groupe ?

- Je sais pas. Je les connais seulement depuis qu'ils forment le groupe. Chais pas comment il s'est construit. Je sais juste qu'ils s'entendent très bien tous les quatre.

Je repris une bouchée, puis j'insistai encore un peu :

- Jenna... Sincèrement, fais gaffe. Ils sont pas méchants, aucun d'entre eux ne feraient volontairement du mal à une fille. Je veux dire... physiquement. Même s'ils ont l'air d'être des durs comme ça. Non. Par contre, les cœurs brisés, ça...

Je laissai planer la fin de ma phrase et mon regard se perdit un instant derrière Jenna. Pas question d'en dire plus. Elle me répondit, l'air de rien :

- Merci, Ally. Pour tes mises en garde. Je n'ai pas l'intention de souffrir, crois-moi.

- Je te crois. On part toutes avec ce genre de belles intentions. Quand l'écart est grand, que le fossé, c'est pas avec une planche de bois qu'il faut le traverser, mais avec un viaduc, là... C'est encore plus compliqué.

J'étais sincère en disant cela à Jenna. En même temps, s'il y avait bien une fille capable de construire ce viaduc, c'était elle.

Stair

Au fil des mois, la relation entre Lynn et Jenna devint plus solide. Au début, cela ressembla assez à ce que j'avais connu avec Ally. Sauf que mon pote ne fit pas la connerie de la perdre, de faire le mariole avec une autre fille. Lui trouva assez vite le moyen de concilier le groupe et Jenna, sans que nous en pâtissions le moins du monde. Pas comme moi.

Un jour de janvier, il débarqua à la salle de répétition avec un nouveau morceau, Redemption. C'était juste un putain de morceau. Je ne savais pas où il avait été cherché ça, je pouvais juste dire, le connaissant bien, qu'il avait puisé dans ses tripes. Dès la fin de la première répétition, je m'emparai de la ligne de basse et commençai à la travailler. Ce nouveau morceau me donnait des ailes, alors que je ne me sentais pas très heureux. Et même plutôt triste, intérieurement. Un samedi de ce début d'année, un soir où on ne jouait pas, j'étais retourné au Blue Limon. Ally y était de service et j'avais à nouveau tenté de lui parler. Ca n'avait pas donné de meilleurs résultats qu'en novembre, alors j'avais compris qu'il était inutile d'insister. Je n'existais plus pour elle et ça me faisait un mal de chien.

Alors oui, Redemption me fit du bien. Si Lynn y exprimait ce qu'il ressentait pour Jenna et tout ce qu'elle lui apportait, ça me faisait à moi beaucoup de bien de jouer ce morceau. J'aurais voulu pouvoir dire ce genre de choses à Ally. Je n'avais jamais rien réussi de mieux que faire de petits solos pour elle.

Inutile de le dire, mais à cette époque, le groupe m'aida à rester debout et à m'ancrer dans une certitude : la musique, c'était ma vie et c'était aussi ce qui me maintenait en vie. J'avais perdu Ally, mais j'avais toujours ma basse, le groupe, nos chansons, les concerts et les répétitions pour me tenir. Quand je jouais, j'oubliais tout. Même Ally.

Ce fut à peu près au moment où Lynn amena Redemption que Ruggy apporta de son côté une bonne nouvelle pour le groupe : nous allions pouvoir jouer lors d'un mini-festival de métal à Liverpool. Une vraie scène, du matériel de qualité et un public varié et curieux. Ce festival faisait passer des groupes comme nous, pas connus, et quelques autres qui commençaient à se faire un nom. Nous décidâmes de préparer Redemption pour cette occasion, même si les délais étaient courts, et nous passâmes beaucoup de temps à travailler le morceau.

Peu auparavant, Snoog s'était mis à sortir avec Maggie. Tout en continuant à batifoler à droite et à gauche. Je ne dis rien, demeurant aussi éloigné que possible de cette fille. Je n'aurais jamais dû l'approcher, jamais dû me laisser embobiner. Trop tard pour des regrets de toute façon. Mais la voir, même de loin, me faisait toujours un nœud supplémentaire au bide.

Le soir du concert à Liverpool, Jenna nous rejoignit. J'aurais aimé qu'elle amène Ally avec elle, mais c'était un rêve vain. Maggie était là aussi. Nous passions en deuxième, le premier soir. En attendant notre tour et alors que le premier groupe peinait à terminer son tour de chant, nous nous efforçâmes de rester concentrés, les uns comme les autres. Ruggy, fidèle à son habitude, était parti faire un tour. Snoog s'était plongé, tête baissée, dans l'observation du sol usé. Jenna venait d'arriver et s'assit à côté de Lynn. Quant à moi, je fixais le plafond sans rien y voir de particulier. Les mains au fond des poches, mes doigts bougeaient machinalement. Je compris qu'il fallait que je les occupe pour lutter contre le trac. Mais je n'avais rien me permettant de le faire. Il fallait juste attendre.

Quand vint notre tour, un léger vertige me saisit en montant sur scène. Une vraie scène. Un vrai public, bien qu'encore clairsemé - le groupe précédent avait fait fuir les courageux. A nous de relancer la machine. Ca mettait la pression. Mais c'était un aiguillon constructif, positif. Lynn avait lancé sa rythmique de Lies, more lies ! et je venais de le rejoindre. J'attaquai avec ma ligne bien rapide, un rien envoûtante comme l'avait qualifiée un soir Jenna. Alors, ok, allons-y. Envoûtons le public !

Ruggy nous rejoignit rapidement, puis Snoog sauta sur scène. Nous étions partis. Le trac avait disparu. Au bout de deux-trois morceaux, nous vîmes revenir le public. C'était de bon augure. Nous étions tous lancés, chacun à notre manière. Quand arriva le dernier morceau, Redemption, je sentis une émotion bien particulière s'emparer de moi ; je connaissais cette émotion, c'était celle qui n'apparaissait que lorsqu'on jouait pour la première fois une nouvelle chanson devant du public. Et là, c'était en plus très particulier : nous allions la jouer devant Jenna pour la première fois. Lynn allait lancer son solo de batterie pour la première fois pour Jenna. J'avais le trac pour lui.

Et je pouvais assurer qu'il y mit d'emblée toutes ses tripes. Je le rejoignis au moment prévu, apportant à mon tour toute la force et l'émotion que je pouvais mettre dans mon jeu. Je voulais que cette première interprétation soit un vrai cadeau pour Lynn et pour Jenna.

J'étais un mec sans rien

J'étais très loin, plus bas que terre

Mais sans toi, je ne suis rien

Rien qu'un mec en colère

Baby, tu es ma rédemption

Quand se lève la tempête

Dans mon crâne, dans ma tête

Que la colère me pousse et que je plonge

C'est ta main, c'est ton cœur

Qui me tirent de l'abîme

Baby, tu es ma rédemption

Ton corps, c'est ma maison

Ton cœur, c'est mon asile

Ton sourire, mon espérance

Moi qui ignore le sens du mot chance

Baby, tu es ma rédemption

* Redemption (écrite par Lynn pour Jenna)

L'ovation du public à la fin du morceau fut au-delà de nos espérances. Les applaudissements furent bien nourris, l'un des organisateurs nous suggéra de faire un rappel. On n'y avait pas pensé, on n'y avait pas réfléchi : on avait joué toutes nos chansons. Lynn nous souffla qu'il n'avait plus d'énergie et je le vis d'emblée : il avait mis ses dernières forces dans Redemption.

**

- Ca l'a touchée.

J'étais avec Lynn au Blue Limon, après la répétition qui suivit le concert de Liverpool. Ruggy et Snoog avaient décliné. Nous n'avions pas encore eu le temps d'échanger tous les deux sur notre prestation, Lynn et Jenna étant partis directement après l'avant-dernier groupe. Pour ma part, j'avais apprécié cette soirée. Le premier groupe n'était franchement pas au niveau, même nous, à nos tout débuts, on jouait mieux. Passer après eux n'était pas forcément facile : il fallait faire revenir le public dans la salle et montrer de quoi nous étions capables. Et ce défi, on l'avait plutôt bien relevé.

D'emblée, Lynn me parla de Redemption et de la réaction de Jenna.

- Ouais, quand j'lui ai dit que j'avais écrit la chanson pour elle, elle en est pas rev'nue.

- C'est une belle chanson, fis-je. C'est fort ce que tu dis dedans.

- Ouaip, fit-il en baissant un peu la tête et en se frottant la nuque.

Je sentis de suite que Lynn était ému :

- Je r'connais... Ouais, enfin. Bref. L'public l'a bien aimée aussi, dit-il en relevant la tête.

- Vrai. Snoog n'avait peut-être pas tort de penser que ça pourrait être un tube. Si elle plaît autant lors de nos prochains concerts... Là, on a été bien applaudi à la fin. C'est chouette, parce qu'on peut se dire qu'il n'y avait pas forcément beaucoup de gens à nous connaître dans le public. C'est encourageant.

- Yep. Chuis d'accord.

Nous discutâmes alors plus en détails du concert lui-même, de l'interprétation que l'on avait faite des autres morceaux, comme nous le faisions d'habitude. Puis Lynn jeta un œil à la pendule au-dessus du comptoir.

- Faut qu'j'y aille. J'ai promis à Jenna de la récupérer après les cours.

- Ok, dis-je. Fais-lui la bise de ma part. Et dis-lui que j'suis content que le concert lui ait plu. Et la chanson aussi.

Il hocha simplement la tête, repoussa son verre vide. Dans le mien restait encore un fond de bière.

- A d'main, ajouta-t-il avant de tourner les talons.

- A d'main, répondis-je.

Mon regard se fit songeur en le voyant sortir du pub. Lynn ne semblait pas se poser de questions sur Jenna et sur le groupe. Les deux faisaient partie de sa vie désormais, du moins, c'était mon sentiment. Et sans que cela lui pose de problème, sans qu'il doute, sans qu'il se dise, non plus, qu'il devait faire un choix entre l'une et l'autre.

**

Voir Lynn avec Jenna me fit aussi beaucoup réfléchir. Et cela m'amena petit à petit à comprendre ce qui s'était passé entre Ally et moi. Et je finis par prendre conscience que j'étais tombé amoureux d'elle, que ce que j'éprouvais pour elle, c'était de l'amour. Ca avait la même couleur, la même puissance, la même folie que ce que Lynn ressentait pour Jenna. Sauf que j'avais été bien incapable de le mesurer et même de l'exprimer.

J'avais vraiment tout gâché. Non seulement à cause de Maggie, mais aussi parce que j'avais pensé que le groupe devait rester la priorité. Quand Ally avait voulu qu'on se voie plus, qu'est-ce qui m'aurait empêché de partir un peu plus tôt ou d'arriver un peu plus tard à une répét' ? Pourquoi, à titre exceptionnel, ne l'avais-je pas fait ? Ca n'aurait rien mis en cause, et surtout pas mis en danger le concert que nous avions en ligne de mire. Mais au moins, j'aurais vu Ally. Et surtout, le soir où j'avais aidé Ruggy, j'aurais pu la rejoindre une fois la livraison terminée. J'aurais pu la rejoindre plutôt que d'accompagner Ruggy dans ce pub. Et j'aurais passé une partie de la soirée avec elle, peut-être serais-je rentré plus tôt chez moi, qu'importe. Je n'aurais pas fini les jeans à terre, la tête en vrac et... et le cœur ruiné.

Ce qui me mit une autre claque, ce fut quand Jenna vint habiter chez Lynn. Ses parents - des gens de la haute, hyper-friqués - lui avaient coupé les vivres car ils ne pouvaient tolérer la relation qu'elle avait avec Lynn. Jenna n'avait pas hésité longtemps, j'étais même sûr, la connaissant, qu'elle n'avait pas hésité du tout : son choix, c'était Lynn. Un sacré défi pour mon pote, mais une sacrée récompense aussi. Qu'une fille comme Jenna le choisisse, lui, et casse avec sa famille... Ca en disait long sur ce petit bout de femme, sur sa détermination, sur ses sentiments pour Lynn aussi. Je ressentis vraiment beaucoup d'admiration pour elle à cette période.

Et je pensai alors qu'eux, malgré leurs différences, étaient en train de franchir bien des obstacles. Oui, j'admirais Jenna de se battre ainsi, de faire le choix de Lynn. Et lui, il était capable aussi de soulever des montagnes pour elle. Moi, je n'avais pas été capable de franchir la moindre colline pour Ally...