Chapitre 16 : On décolle
Stair
Le mini-festival de Liverpool nous avait ouvert des portes. Encore légèrement entrebâillées, mais on s'y engouffra pleine balle. Plusieurs dates sur des scènes plus grandes que celles des pubs se dessinèrent bien vite, et surtout, nous nous engageâmes avec un tourneur pour une série de concerts, principalement en Ecosse. Nous partîmes tous les quatre avec Jenna. Elle était parvenue à terminer sa première année, malgré la situation plus que précaire dans laquelle elle et Lynn se trouvaient. Plus d'une fois, j'avais filé un peu d'argent à Lynn pour les aider, et notamment, pour qu'il puisse lui offrir un vrai repas d'anniversaire à défaut de lui acheter un petit cadeau.
Ce serait toujours mieux qu'un solo de batterie, pensai-je en me souvenant de ce que j'avais offert à Ally, l'année passée, avec mon solo façon Steve Harris.
Nous partîmes donc en ce début de mois de juillet pour Glasgow, pour participer au festival de musique. C'était un festival ouvert à tous les styles et un groupe de hard-rock ne ferait pas tache, même si nous serions sans doute parmi les musiciens les plus énergiques à nous produire. Cela ressembla à une vraie expédition, un peu bohème. La camionnette de plus en plus poussive de Ruggy, lui au volant et Snoog comme co-pilote. Lynn et Jenna en moto, et moi en voiture, emportant ma basse et les bagages, puisque tout le matériel se trouvait dans la camionnette.
Le trajet se déroula sans souci. Je demeurai derrière Ruggy, pour assurer en cas de pépin. Mais la camionnette nous mena sans encombre jusqu'aux portes des Highlands. C'était la première fois que nous nous rendions en Ecosse, les uns comme les autres. Un peu débile de ne pas y être allés plus tôt, ce n'était pas si loin que ça, finalement...
Nous ne savions pas encore que l'Ecosse serait une vraie terre d'asile pour nous, qu'elle nous ouvrirait grand ses portes et que son public répondrait toujours présent et même au-delà. Et qu'au final, Glasgow deviendrait notre camp de base. Mais tout cela était encore loin...
Glasgow ressemblait un peu à Manchester : même ville ouvrière, mêmes difficultés économiques. Et si notre ville était ouverte à la musique, à Glasgow, c'était puissance dix au moins. OK, nous nous y trouvions en pleine période d'un festival, mais j'avais l'impression que la ville était musicalement parlant très vivante. Beaucoup de pubs - encore plus qu'à Manchester - proposaient des sessions aux groupes. On entendait de la musique, et de la bonne musique, partout en passant dans les rues. J'eus vraiment un coup de cœur. Nous nous y promenâmes beaucoup, prenant le pouls de cette ville et de ses habitants. Cela allait devenir une tradition et pour Snoog encore plus que pour nous autres. Ce serait ainsi que, plus tard, il agirait avant un concert pour sentir la prestation à venir.
L'organisation du festival était très bien rodée. Nous avions chacun un passe et nous pouvions ainsi assister gratuitement à tous les concerts. En revanche, il ne fut pas possible d'en obtenir un pour Jenna aussi nous lui prêtâmes chacun le nôtre, tour à tour, pour qu'elle puisse venir avec nous.
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Je garderais toujours un souvenir aigu de cette première grande scène. Le festival de Liverpool, à côté, c'était vraiment très amateur. Ici, à Glasgow, le festival se déroulait en plein air et en pleine nature, dans le grand parc de Kelvingrove. La scène était placée face à une grande pelouse, très dégagée. En face et sur les côtés, il y avait de petites collines qui furent vite investies par les connaisseurs. Jenna nous avait dit qu'elle s'y installerait pour avoir une vue d'ensemble.
Nous avions fait les balances en début d'après-midi, puis nous nous étions baladés sur le site. Avant de monter sur scène, nous nous retrouvâmes un moment en coulisses, pour nous concentrer. Nous étions seuls. Pas d'agent, pas de tourneur, et même Jenna s'était éclipsée pour rejoindre le public. Snoog était vautré dans un fauteuil, la tête tournée vers le plafond. Ruggy rôdait dans le coin, arpentant les coulisses, l'arrière de la scène. Lynn était assis, tête baissée, en pleine concentration. Quant à moi, j'avais sorti de la poche de mon blouson le jeu de cartes qu'Ally m'avait offert l'année passée, pour mon anniversaire. Je l'avais emporté avec moi, sans trop savoir ce que j'allais en faire. Mais là, à quelques minutes de monter sur notre première grande scène, j'allais l'utiliser pour la première fois pour faire des réussites.
Il allait devenir mon petit jeu fétiche, mon gri-gri, mon porte-bonheur, avant chaque concert.
Lynn donna le signal. Ruggy nous rejoignit et nous nous approchâmes de l'arrière de la scène. Face à nous, un public nombreux, joyeux, nous acclamant déjà sans avoir jamais entendu parler de nous. Le trac me saisit, je respirai profondément, fermant les yeux. J'eus une pensée pour Steve Harris : ouais, même lui, j'en étais sûr, pour sa première grande scène, il avait eu un trac d'enfer. Ca me donna le courage de rejoindre Lynn qui attaquait son intro de Lies ! Je me calai sur lui, doucement d'abord pour calmer le léger tremblement de mes doigts, puis avec plus d'assurance après quelques mesures. Ruggy fit sortir de sa guitare comme un long cri plaintif, puis attaqua vivement. Et enfin, Snoog bondit sur la scène avec un grand cri : "Bonjour, Glasgoooooooooooooooooow !"
On avait bien réfléchi à l'ordre de nos chansons. Lies ! s'imposait d'emblée. C'était notre première chanson, celle qu'on connaissait sur le bout des doigts. Qu'on avait répétée des centaines, des milliers de fois. C'était aussi celle, nous allions vite en prendre conscience, qui nous permettait d'évacuer le trac. Lynn la commençait toujours doucement, puis il lançait la machine. Il portait son propre trac, mais aussi celui du groupe sur ses épaules. A chacun de se débrouiller avec le sien propre, lui assumait celui du groupe. Je le rejoignais ensuite, affrontant le mien, déjà entraîné par la cavalcade qu'il avait lancée et que je devais suivre : je n'avais pas d'autre choix. Puis Ruggy s'ajoutait et selon la façon dont il jouait son premier riff, je savais dans quel état d'esprit il était, et surtout s'il se sentait assuré ou pas. Et en fonction de cela, ce serait à moi principalement de l'épauler. Quant à Snoog... Son trac, c'était le public qui le faisait s'envoler.
Après trois rapides chansons, on en joua une à peine plus lente, puis ça repartit de plus belle. Le public avait l'air content, les applaudissements étaient nourris. De ce que je pouvais apercevoir, les gens avaient le sourire. Ca me fit chaud au cœur.
Puis vint le tour de Redemption. Lynn fit durer son intro, j'attendis son signal pour démarrer. Comme à chaque fois que Jenna était dans le public - et c'était quasiment tout le temps le cas - j'avais une pensée pour elle en jouant mes premières notes. Elle méritait bien cette belle chanson, elle méritait bien qu'on la jouât avec le plus de cœur possible. Et le public de Glasgow, ce soir, méritait bien aussi qu'on soigne notre dernière chanson. Car oui, Redemption était toujours la dernière que l'on jouait. Pour une unique et très bonne raison : après ce morceau, Lynn était incapable de jouer autre chose. Il donnait toute son énergie, toutes ses tripes et tout son cœur dans son interprétation. Il le faisait pour Jenna. Et après, il était vidé.
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A Edimbourg, nous jouâmes dans des conditions similaires. On s'étonnait les uns comme les autres du professionnalisme des organisateurs, de tout ce qui était à notre disposition, notamment pour tout le support technique. Ca nous semblait incroyable qu'on puisse, nous, musiciens amateurs, bénéficier d'aussi bonnes conditions pour jouer. On en profitait alors totalement, très heureux de pouvoir entendre nos morceaux d'une façon bien différente de ce à quoi nous étions habitués, dans les pubs ou les petites salles. Ca n'avait vraiment strictement rien à voir.
Lors des balances, il nous avait aussi fallu nous habituer à faire sonner nos instruments différemment. La première fois que je branchai ma basse sur un Marshall, un de ces amplis du tonnerre qui pèse le poids de deux chevaux morts, ça m'avait fait vraiment bizarre. L'ingénieur du son m'avait simplement dit :
- C'est top. Vas-y. Fais-toi plaisir.
Et je m'étais fait plaisir. J'avais d'abord joué la ligne de basse de Lies !, puis j'avais enchaîné un petit solo façon Steve Harris. Les trois autres étaient sur scène, attendant leur tour pour se caler eux aussi. Enfin, Lynn, lui, avait déjà fait ses réglages. Lorsque j'arrivai au bout du solo, il enchaîna d'ailleurs avec la cavalcade de The Trooper et on s'amusa durant quelques mesures.
- Bien, les gars ! C'est bon pour moi, lança le technicien. A la guitare, maintenant. Toi seul d'abord, fit-il à Ruggy. Je ferai signe aux autres après.
Nous avions donc reçu un très bon accueil à Edimbourg et le public se montra aussi enthousiaste qu'à Glasgow. Bien sûr, on avait eu le trac, encore, en montant sur scène. C'était beaucoup plus fort que lorsqu'on jouait dans les pubs. Le concert s'était bien déroulé, Snoog prenait vraiment son pied. Je le sentais heureux. Il était gonflé à bloc et plein d'énergie. Une énergie qui rayonnait jusqu'à nous et qu'il renvoyait au public. En quittant la scène, on avait tous le sourire.
Sans savoir encore que ce sourire allait bien s'élargir, lorsqu'en rejoignant la loge qui nous était réservée, nous croisâmes Gordon Barney.
**
Gordon allait devenir une des autres rencontres marquantes et importantes de la vie du groupe. Autant que Jenna et, plus tard, que Treddy. Sans Gordon, rien n'aurait été possible. Il allait devenir notre agent, notre soutien. Il allait nous encourager, nous secouer, nous engueuler, nous applaudir.
Et nous hisser au sommet.
A l'issue du concert, il se présenta à nous rapidement et demanda si nous pouvions lui consacrer un peu de temps, le lendemain. Nous le retrouvâmes alors dans un pub, sans bien savoir à quoi nous attendre. Que nous voulait ce mec ? Un agent de chez Virgin, ouais... Et alors ?
- Comme je vous l'ai dit rapidement, hier, commença-t-il une fois que nous fûmes installés tous les six - Jenna était bien entendu avec nous - autour d'une table et de pintes, je travaille pour Virgin. Et je suis chargé de trouver des groupes émergents. J'assiste au maximum de festivals, je fais aussi un travail de prospection, notamment dans l'est et le nord du pays, pour repérer les groupes qui tournent, qui commencent à se faire connaître. Je vous ai vus jouer à Glasgow, mais aussi à Perth. Le concert d'hier soir a confirmé mes premières impressions. Vous avez du potentiel. Des morceaux à vous, bien construits, que vous maîtrisez plutôt bien et le retour du public est bon. Ca, c'est très encourageant.
- Merci, fit Snoog. Ca fait des années qu'on joue ensemble, on a commencé quand on était ados. On fait des dates depuis plus d'un an et demi maintenant. Beaucoup de petites scènes, bien sûr. Des pubs, des petites salles, des mini-festivals. Cet été, on a pu faire ces dates grâce à un tourneur qu'on a rencontré à Liverpool.
Gordon hocha la tête. Pendant que Snoog parlait, nous écoutions et observions avec intérêt.
- Vous engrangez de l'expérience. C'est ce qu'il faut.
- Qu'auriez-vous à proposer ? intervint Lynn.
Je retins un sourire : c'était bien de Lynn d'aller directement droit au but, de ne pas se laisser embobiner par de belles paroles. Gordon Barney, lui, ne retint pas le sien.
- Un contrat avec Virgin. Pour un premier album avec une tournée en support. Ca, c'est a minima. Mais ça peut aussi être un contrat pour trois disques avec les tournées. Tout dépendra de vous et aussi de ce que je peux négocier de mon côté.
Gordon Barney approchait des quarante ans. Il n'avait pas l'air d'un requin, c'était ce qui m'avait tout de suite frappé. Je le sentais sincère. Mais j'étais prudent : je savais que dans le milieu des affaires, on faisait rarement des cadeaux. Aussi ne fus-je pas surpris, lorsque nous nous retrouvâmes juste tous les cinq, que Jenna intervienne et propose de le rencontrer, à nouveau, mais sans nous. Elle avait plus l'habitude de ce milieu que nous, elle pourrait aussi prendre la distance nécessaire, alors qu'on serait porté à s'emballer. Ruggy, je le devinais, était déjà prêt à signer. Lynn, Snoog et moi, on était encore réservé. On voulait des garanties et notamment, concernant les droits. Snoog avait raison d'insister sur ce point, c'était le plus important.
Au final, on accepta la proposition de Gordon. On convint avec lui de le revoir fin août à Manchester, pour signer le contrat. De son côté, il s'engageait à négocier une date pour l'enregistrement du premier album, en studio, à Londres, avant la fin de l'année.
La machine Dark Angels était lancée.
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