Chapitre 19 : No man's land

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Stair

- Allez, les mecs ! On s'bouge !

- Tin, Snoog... T'es lourd !

- Putain, mec, on est crevé... Pour une fois qu'on peut s'poser un peu...

- J'vous dis qu'il faut qu'on s'bouge ! On va pas passer la journée à descendre des pintes en regardant ce putain de match de mes deux ! On s'en tape du championnat de rugby irlandais ! Allez !

Le regard aigu de Snoog se posa tour à tour sur nous trois, avachis devant une télé, une pinte à la main. Lynn grogna pour la forme, mais reposa son verre vide sur la table et se leva le premier. Ok... Si Lynn suivait... Bon, ouais, il avait peut-être raison, finalement, Snoog. Sortons un peu prendre l'air.

Nous étions à Lisburn, au sud-ouest de Belfast. Nous y avions joué la veille et demain, nous devions nous rendre dans la capitale nord-irlandaise pour un nouveau concert. C'était une des rares journées de relâche dont nous pouvions bénéficier, car habituellement, on enchaînait les concerts tous les soirs, surtout quand les villes étaient très proches.

Snoog avait quelque chose en tête, mais je ne savais pas du tout quoi. Notre hôtel était à la sortie de la ville, au bord de la route menant à Craigavon. A notre grande surprise, Snoog nous fit suivre cette route alors qu'on aurait pu penser qu'on serait allé dans l'autre direction, vers le centre-ville. Au bout d'un bon kilomètre, il nous fit tourner à gauche.

- C'est par là, fit-il.

- C'est par là, quoi ? fit Lynn.

- Vous allez voir.

En fait, on ne vit rien du tout. Juste un grand espace à nu, totalement dégagé. Un no man's land.

- Pourquoi qu'tu nous as traînés ici, Snoog ? lança Ruggy. Y a rien à voir !

- Mec, ta gueule. Autrefois, c'était là que se trouvait la prison de Maze. Là où les indépendantistes de l'IRA ont fait leur grève de la faim. Tout a été rasé.

En effet, il n'y avait rien. Rien qu'un grand espace vide, avec au loin, des murs, un mirador et des fils barbelés.

Ruggy n'ajouta rien. Dans mon esprit revenaient quelques images, vues au hasard d'un documentaire : les affrontements dans les rues, les défilés, Bloody Sunday et des hommes masqués et armés. Lynn était silencieux. On resta là, un peu idiots, les bras ballants. A se demander ce qu'on était venu faire ici.

Seul Snoog savait ce qu'il était venu faire ici. Et il allait en tirer une putain de belle chanson, influencé aussi par ce qu'on verrait le lendemain dans les rues de Belfast : quartiers fermés, fresques sur les murs défendant tantôt les martyrs d'un bord, tantôt ceux de l'autre. Des fresques qui, parfois, faisaient froid dans le dos, tout comme les regards.

Ces quelques journées passées en Irlande du Nord allaient tous nous marquer. Snoog le premier, bien sûr, mais moi aussi. C'était ma première rencontre avec l'Histoire, avec des événements qui avaient touché mon pays, qui l'avaient engagé. Et ça allait devenir une de nos futures sources d'inspiration, la prise de conscience que notre combat ne s'arrêtait pas à chanter et raconter la vie dans nos quartiers, à parler de potes qu'on avait vus tomber, de mecs perdus. De même qu'il ne se limitait pas à dénoncer la misère, la politique et les politiques. Nous pouvions évoquer d'autres gens, d'autres histoires, d'autres événements dans nos chansons.

Ce fut deux jours plus tard, en quittant Belfast pour nous rendre en République d'Irlande, à Sligo d'abord avant d'écumer d'autres petites villes - Galway, Limerick, Tullamore, Tralee, Cork, Waterford et enfin Dublin -, que Snoog écrivit No man's land. Une chanson coup de poing, comme il en avait le secret.

Et ce serait loin d'être la dernière.

Mes pas foulaient la poussière

Mes yeux ne voyaient rien

Rien qu'une grande plaine

Un No man's land

On croit qu'il n'y a rien

On croit qu'il n'y avait rien

Rien qu'une grande plaine

Un No man's land

Mais le vent porte des voix

Mais le vent porte des cris

Tout cela au-dessus de la plaine

Du No man's land

Ici souffrirent des hommes

Ici moururent des hommes

Epris de liberté et de justice

Loin, bien loin d'un No man's land

Ils ne parlaient pas de vengeance

Ils parlaient de combat

De liberté et d'espérance

Pas d'un No man's land

Leur couleur était le vert

Le vert des collines

Le vert de la mer

Pas celui d'un No man's land

J'entends leurs voix

J'entends leurs plaintes

Vous êtes là, mes frères !

Au cœur du No man's land

Et votre vengeance sera

Le rire de vos enfants

Et pas le silence

De ce No man's land

(bis pour le dernier couplet)

* No man's land (écrite par Snoog, en hommage aux prisonniers de Maze, dont Bobby Sands cité dans le dernier couplet)

Ally

J'étais à mi-parcours ou à peu près. Les fêtes étaient passées, l'année universitaire se poursuivait. En cours, je me trouvais beaucoup avec Nora, l'autre amie que j'avais rencontrée l'année passée et qui avait participé à nombre de dossiers et travaux que nous avions dû mener en groupe, avec Jenna.

Jenna me manquait. L'an passé, nous avions noué une amitié solide et avions trouvé de bonnes façons de travailler ensemble, de nous soutenir, de réviser. Elle avait tiré dur, à partir du printemps, quand ses parents lui avaient coupé les vivres et l'avaient obligée à habiter chez Lynn. Je l'avais aidée comme je pouvais, lui payant souvent le repas du midi et quand elle protestait, je lui disais que j'avais gagné un bon pourboire au Blue Limon la semaine passée et que je pouvais bien lui filer un coup de main, que si j'avais été à sa place, elle aurait fait pareil. Et elle ne protestait pas, elle savait bien que j'avais raison. Elle avait pu achever son année et avait réussi les examens finaux en terminant dans les cinq premiers de notre promotion. Une belle revanche.

Mais à la rentrée de septembre, patatras ! Mauvaise surprise. Je dirais même : très mauvaise surprise. Ses parents avaient tout fait dans l'ombre, pour la forcer à revenir à Londres. Elle était restée à Manchester. Son choix était clair : c'était Lynn. Elle avait donc dû renoncer à s'inscrire en deuxième année et enchaînait à son tour les petits boulots.

J'avais toujours ressenti de l'admiration pour Jenna. Déjà, de faire le choix de quitter le confort familial pour venir dans une ville aussi pourrie que Manchester, il fallait oser. Ensuite, ne pas avoir peur d'un BBT - un beau brun ténébreux - comme l'avait surnommé Nora, fallait avoir le cran. Sortir avec lui, devenir sa petite amie, le choisir aussi une fois au pied du mur... Et aujourd'hui, devoir garder des enfants ou faire l'aide-soignante à l'hôpital, avec tout ce que cela sous-entendait, franchement, il y avait de quoi s'incliner.

Elle s'en sortait, me disait-elle quand on se voyait. Ils s'en sortaient, Lynn et elle. L'album se vendait bien, la tournée cartonnait. Mais les retombées pour les quatre membres du groupe étaient encore maigres. Certes, ils n'avaient rien à débourser pour la tournée, la maison de disque s'en chargeait, mais elle récupérait ses billes sur les ventes du disque et des places de concert. Et au final, il ne leur restait pas grand-chose à chacun. Aussi, les petits boulots de Jenna leur permettaient-ils de vivre quand même un peu mieux au quotidien. Ils avaient déménagé aussi, dès que Lynn avait pu avoir une avance sur les ventes. Il ne voulait pas que Jenna reste seule dans son ancien quartier.

Si Stair et moi avions été à leur place, est-ce que j'aurais été capable de le choisir ? De laisser derrière moi mon ancienne vie ? La réponse était difficile. Sans doute que si Stair avait été réellement amoureux de moi, j'aurais pu le faire. Lynn et Jenna me prouvaient que par amour, on était capable de beaucoup de choses, de franchir bien des murailles. Encore fallait-il être certain des sentiments que l'autre éprouvait pour nous. Si j'avais été sûre des miens, en revanche, je n'avais aucune garantie de ceux de Stair. Et c'était sans doute là que se trouvait une de nos failles. Une des erreurs de cette histoire, entre lui et moi. J'y avais trop cru.

J'allais voir Jenna de temps à autre, ou on se retrouvait aussi au pub, avec Nora et quelques autres amies de promotion. Ca lui faisait du bien, et à moi aussi.

Côté amitié, j'étais donc bien entourée, sans oublier que je revoyais régulièrement mes anciens amis du lycée et du quartier, soit pour une soirée, soit au pub.

Côté cœur, en revanche, c'était le désert total. J'avais tenté, une nouvelle fois, de sortir avec un garçon, après les approches de Bran. Mais le résultat n'avait pas été plus probant. Alors j'avais décidé de ne pas insister. Même si je parvenais à ne pas trop penser à Stair, c'était sans doute encore trop tôt. Et me forcer donnerait un résultat calamiteux. J'en avais donc tiré mon parti.

Côté travail, ça roulait bien : le patron du Blue Limon m'avait prise sous son aile, il m'aimait bien, je crois. Il m'avait donc proposé, à la fin de l'été, un contrat plus long que j'avais accepté. Je travaillais ainsi trois soirs de suite, du jeudi au samedi, avec parfois, quand il avait besoin, des extras pour toute la journée du samedi. Ca me permettait d'avoir un salaire fixe plus élevé et de bons pourboires. J'avais ainsi pu payer plus facilement - en partie grâce au travail fourni durant l'été - mon inscription en deuxième année et, en ce début d'année 2013, j'avais pu mettre de côté toute la somme nécessaire pour la troisième année. C'était un soulagement pour moi, je craignais toujours de ne pas y arriver. Je pouvais au moins me consacrer à mes études, même si certains jours, surtout en fin de semaine, c'était plus difficile, du fait de mes soirées au Blue Limon.

Les Dark Angels terminaient leur tournée. Après avoir joué en Irlande et en Ecosse, ils jouaient maintenant dans de nombreuses petites villes d'Angleterre et du Pays de Galles. Ils étaient passés à Manchester, bien sûr, mais je n'avais pas été les voir : je ne m'en sentais pas encore capable. Pourtant, ils méritaient d'être encouragés, je le savais bien. Certains jours, je regrettais de ne pas avoir assisté à ce concert : j'aurais pu les soutenir à ma façon, ainsi. Et indirectement, soutenir Jenna. Mais revoir Stair était au-dessus de mes forces.

La traversée du no man's land n'était pas encore achevée.

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