Chapitre 20 : Dark night

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Stair

Abruti. Vidé. Furieux. Coupable.

Je ressentais tout un maelström d'émotions et Snoog, Lynn et Jenna n'étaient pas mieux que moi. Nous attendions dans le hall des urgences de l'hôpital d'avoir des nouvelles. Hier soir, Ruggy était parti faire un tour en moto et n'était pas revenu. Pluie. Route glissante. Vitesse. Accident. Tout ce qu'on savait, c'était qu'il était arrivé vivant à l'hôpital, mais dans un sale état. Il était en salle d'opération. Le chirurgien allait tout tenter.

Nous étions tous les trois assis en rang d'oignons, Jenna était blottie sur les genoux de Lynn. Il pouvait au moins se raccrocher à elle. Quant à Maggie, on ne savait pas où elle était.

Oui, Maggie. Encore et toujours Maggie. Après avoir été larguée par Snoog, elle avait mis le grappin sur Ruggy. Lui, il était raide dingue de cette fille, alors même si elle avait couché avec la moitié du quartier, il s'en foutait. Il était persuadé qu'elle ne le trompait pas, mais j'en doutais fort. Elle avait dû trouver à s'éclater pendant qu'on était en tournée. Elle l'avait rejoint à quelques occasions, notamment quand on avait donné des concerts au Pays de Galles, et depuis dix jours, alors qu'on jouait dans le sud du pays, avant de donner le concert final à Londres, au 100 Club.

J'étais abruti par la nouvelle de l'accident. Encore totalement sous le choc. J'avais du mal à réaliser.

J'étais vidé aussi, par la tournée, par les concerts qui s'étaient enchaînés. Quatre mois qu'on arpentait le pays, en long, en large et en travers. Deux courtes pauses seulement, deux jours en novembre qui nous avait permis de déménager, Lynn, Jenna et moi, de trouver un autre appartement. Lynn ne voulait pas que Jenna reste habiter, seule, dans leur ancien quartier. Quant à moi... J'avais pris mes quinze mètres carrés en horreur et j'avais besoin de changer d'air, de lieu de vie. Même si mon lieu de vie préféré, au cours des huit derniers mois, c'était la scène.

J'étais furieux. Furieux que Ruggy ait fait le con. Furieux qu'il se soit laissé aller à la colère et qu'il soit parti comme un fou en moto.

Et je me sentais coupable. Terriblement coupable. Car la veille, à notre retour à l'hôtel, je n'avais été capable que de deux choses : me prendre une douche et m'écrouler sur mon lit avec la ferme intention de ne pas m'en relever avant le lendemain midi, voire plus tard. J'avais besoin de sommeil, de récupérer. Le concert au 100 Club avait été génial, mais j'étais lessivé. Comme Lynn après avoir joué Redemption.

Oui, je me sentais coupable. Car alors que le sommeil m'emportait, j'avais entendu des portes claquer, des cris dans le couloir : j'avais vaguement reconnu la voix de Ruggy, celle plus aiguë de Maggie. Ils étaient en train de s'engueuler. Je m'étais dit : "putain, ils font chier... Z'ont rien de mieux à foutre ?". Une claque avait résonné, puis une deuxième. Des cris encore. Mes paupières étaient lourdes comme du plomb, mes jambes refusaient de sortir du lit.

J'aurais dû sortir du lit. J'aurais dû sortir de la chambre, même à poil, et les engueuler à mon tour, pour les faire se calmer. J'aurais même pu aller chercher Lynn qui aurait remis tout le monde en place, vite fait, bien fait.

Mais je n'en avais pas eu la force. Pas eu le courage. Je ne voulais vraiment plus rien avoir à faire avec Maggie.

Et maintenant, Ruggy était en salle d'opération.

**

- J'm'occupe de prévenir la mère de Ruggy.

Le médecin venait de nous informer que l'opération allait débuter, mais il ignorait combien de temps elle durerait. Il n'était sûr que d'une seule chose : ce serait long. Snoog avait donc pris son courage à deux mains pour annoncer la nouvelle à Madame Ferew. Pendant ce temps, Lynn s'efforçait de joindre Maggie. Je demeurai seul un moment avec Jenna.

- C'était une de mes craintes, fis-je d'une voix atone. Ruggy était... est... si impulsif. J'aurais dû...

Puis je laissai retomber ma tête, la pris entre mes mains. Jenna se pencha vers moi, posa sa main sur mon épaule. Je me laissai alors aller contre elle, à pleurer comme un gamin. J'étais tout simplement en train de craquer.

- Pourquoi je suis pas sorti, bon Dieu, pourquoi je suis pas sorti quand je les ai entendus s'engueuler... ne cessais-je de répéter.

- Ca n'aurait rien changé, Stair, ça n'aurait peut-être rien changé, tu sais, me dit Jenna avec gentillesse, pour tenter d'atténuer la culpabilité qui me mordait de plein fouet.

- J'étais crevé. On a tout donné hier soir. Tout ce qui nous restait comme énergie. Enfin, y'en avait p'têt qu'en avait encore un peu, fis-je en la regardant avec un pauvre sourire.

Puis je soupirai :

- Moi, j'avais qu'une envie : dormir. Pour au moins vingt-quatre heures.

A cet instant, Lynn revint du dehors et reprit sa place à nos côtés.

- J'ai réussi à joindre Maggie. Elle arrive, dit-il.

- Elle était où ? demandai-je.

- Chais pas. Elle m'a pas dit. Elle se démerde avec un taxi.

- Ca sent le truc pourri, Lynn, si tu veux mon avis.

- Ouais, je crois.

- Et la mère de Ruggy ?

- Snoog a pu la joindre. Elle va prendre le train demain matin. Là, il est au téléphone avec Gordon. Il paraît que la police l'a prévenu et il est en route. Il ne va pas tarder à arriver. Les flics vont vouloir nous interroger, comme témoins.

- Ouais, sûr, soupirai-je. En même temps, on n'a pas été témoin de grand-chose.

- De rien, tu veux dire, fit Lynn. Et c'est pas la dispute que t'as entendue qui y changera quelque chose. Je pense qu'ils vont plutôt vouloir savoir s'il avait bu ou était camé.

- Ouais...

**

Quand Maggie débarqua, elle fut hystérique. Elle m'épuisait déjà. Je la regardai à peine. Lynn et Snoog durent s'y employer pour la faire se calmer. Elle s'écroula sur une chaise sans rien dire, en sanglotant par moments. Madame Ferew, quant à elle, arriva dans la matinée. Elle avait pris le premier train. Elle était digne, malgré ses yeux rougis et la peur terrible qui se lisait dans son regard. Nous l'étreignîmes chacun un long moment, puis elle s'assit avec nous. Quand, enfin, le médecin revint, nous étions tous sur le qui-vive, craignant d'apprendre que l'opération avait été vaine. Nous nous accrochâmes comme nous le pûmes à son annonce : l'opération s'était bien passée, même si elle avait duré deux heures de plus que ce qu'il avait estimé. Ruggy était dans le coma, il avait eu un traumatisme crânien et d'autres complications. Je n'avais aucune idée de ce que cela impliquait. Et Snoog et Lynn n'étaient pas mieux que moi pour ça. Jenna devait bien être la seule à se rendre compte de la réalité, sauf qu'aucun de nous n'osa lui demander de précisions. On avait trop peur de sa réponse.

Madame Ferew fut autorisée à voir son fils et demanda si l'un d'entre nous pouvait l'accompagner. Là encore, Snoog eut le courage de le faire.

A leur retour, Maggie était partie. J'espérais qu'on ne la reverrait plus jamais. Elle était toxique, c'était un poison. Et nous ne l'avions pas vu, pas compris. Ou trop tard. Seul Lynn ne s'était jamais laissé embarquer par cette fille. Et ce n'était pas seulement Jenna qui l'en avait protégé : il avait senti bien avant qu'il ne fallait pas s'en approcher.

Nous restâmes trois jours à Londres. Gordon et Jenna s'occupèrent de nous aussi bien que possible. Elle fut un vrai soutien moral. Comment avait-elle fait pour tenir, impossible de le dire. Gordon, lui, assura pour tout ce qui était démarches, assurances, prolongation de nos hébergements, etc... Puis Madame Ferew dut rentrer à Manchester et nous en conclûmes que nous n'avions, nous aussi, plus grand-chose à faire ici, qu'il valait mieux rentrer.

Nous revînmes cependant quelques jours plus tard à l'hôpital. On tournait en rond, on se sentait tous mal. Après des mois d'activité, à donner toute notre énergie d'abord dans le disque, puis dans la tournée, le contraste était violent. Alors finalement, pourquoi ne pas rendre une visite à Ruggy. Jenna nous accompagna.

Nous fûmes autorisés à le voir, par deux, pour une courte visite. Snoog et moi y allâmes en premier, Jenna et Lynn suivirent. Chacun de nous, sauf Jenna, avait vu Ruggy dans sa chambre, après l'opération. Nous nous étions relayés pour qu'il y ait toujours l'un de nous présent avec Madame Ferew, quand elle était autorisée à lui rendre visite. Ca avait été des moments très durs, malgré son courage. Ruggy était son seul fils et elle venait de le perdre. Ou presque. Car on ignorait totalement combien de temps il resterait dans le coma et dans quel état il se réveillerait. De ce que j'avais compris dans les échanges à mots couverts entre les médecins, plus il mettrait de temps à sortir du coma et plus il aurait de mal à récupérer ses facultés. Mais je n'arrivais pas à imaginer ce que cela voulait dire.

Snoog et moi demeurâmes une petite dizaine de minutes dans la chambre. Snoog était assis à son chevet et moi au pied du lit. Ruggy était immobile. Je doutais qu'il eût conscience de notre présence, même si les médecins nous avaient encouragés à lui parler. Je ne savais pas quoi lui dire. Et Snoog n'était pas plus disert.

Lorsque Lynn et Jenna sortirent à leur tour de la chambre, nous nous prîmes tous les quatre dans les bras. Nous avions besoin de ce moment de réconfort, de présence. Besoin de nous serrer les coudes.

Ce fut peut-être à ce moment-là que Jenna prit toute sa place dans les Dark Angels, en tant que membre du groupe. Même si elle ne jouait pas.

Après notre visite, Snoog écrivit une première chanson sur l'accident, la chanson qui allait donner toute sa couleur à notre deuxième album, comme Lies ! l'avait fait pour le premier. Ce serait une couleur bien sombre, bien noire.

Vraiment Dark.

Tu t'es envolé vers les étoiles

Tu voulais décrocher la lune

De cette nuit noire

Mais y avait rien dans le ciel

Rien que des nuages de pluie

Et les anges n'ont pas d'ailes

Pour retomber après minuit

Tu t'es envolé vers les étoiles

Tu voulais décrocher la lune

De cette nuit noire

Tu roulais comme une bombe

Depuis tu vis dans un monde

Où personne peut te rejoindre

Où nos mots sont que des ombres

Tu t'es envolé vers les étoiles

Tu voulais décrocher la lune

De cette nuit noire

La mort n'a pas voulu de toi

La vie ne voulait plus de toi

Plus d'famille, plus d'amis

Plus de toi parmi nous, ici

Tu t'es envolé vers les étoiles

Tu voulais décrocher la lune

De cette nuit noire

(bis)

* Dark Night (écrite par Snoog pour Ruggy)

Ally

Incrédule, je fixai l'écran de mon téléphone. C'était la pause de midi et j'avais du mal à comprendre le message qui s'y affichait.

Bonjour Ally, j'ai une mauvaise nouvelle à t'annoncer. Ruggy a eu un grave accident de moto. Il est dans le coma. Il a été opéré dans la nuit. Ne m'appelle pas pour le moment, je suis vidée, il faut que je dorme, mais je voulais te prévenir. Les garçons sont sous le choc. Je te donne des nouvelles dès que possible. Bises. Jenna

Ruggy... Un accident ? Ma première pensée, peu charitable, je le reconnus, fut de me dire que ce n'était pas à Stair que c'était arrivé. Mais ensuite, je m'inquiétai vivement pour eux tous, pour la maman de Ruggy que j'avais eu l'occasion de croiser plusieurs fois lors des concerts, et pour Jenna. Je ne connaissais pas Gordon Barney, mais Jenna m'avait déjà parlé de lui et je m'en étais fait une bonne opinion. J'espérais qu'il aurait les épaules assez solides pour les soutenir.

Je renvoyai juste un message à Jenna :

Coucou Jenna, je suis sous le choc moi aussi. Donne-moi des nouvelles quand tu pourras. Tu m'appelles quand tu as besoin, même en pleine nuit. Tiens bon, repose-toi et reprends des forces. Je vous embrasse tous. Ally

Ce fut seulement trois jours plus tard que Jenna me téléphona. Nous avions échangé de nombreux messages entre temps. Ils venaient tous de rentrer à Manchester. Je lui proposai qu'on se retrouve dans un pub ou même que je passe chez elle, mais elle déclina : elle ne voulait pas laisser Lynn tout seul et il ne voulait voir personne. Nous discutâmes cependant un bon moment : elle avait besoin de parler, de vider son sac. Elle avait tenu les garçons à bout de bras depuis l'accident et elle était vidée.

- C'est dur, Ally. Ca a été dur et ça l'est encore. Heureusement que Gordon était avec moi à Londres, car toute seule, je n'aurais pas réussi. Quand ce n'était pas l'un qui se mettait en colère ou en rage, c'était l'autre qui pleurait comme un bébé. Ils sont... Je ne peux même pas te dire qu'ils sont sous le choc, c'est pire que ça.

- Tu penses que ça leur a fait du bien de rentrer à Manchester ?

- C'est difficile à dire. A Londres, on tournait tous en rond. Pour Lynn, oui, c'est mieux d'être ici. Parce que je suis là au quotidien avec lui. Il n'est pas tout seul, il peut me parler... Sauf qu'il ne dit pas grand-chose. Et je sens beaucoup d'ondes négatives en lui. Je pense qu'il va retourner au local de répétition, mais je ne sais pas quand. La meilleure chose qu'il pourrait faire, en ce moment, c'est recommencer à jouer, mais il n'en a pas la force, pas le courage.

Je l'entendis pleurer. J'avais le cœur serré.

- Jenna...

- Ca va... Attends, je me mouche et je m'essuie les yeux. Voilà. Les deux autres... Je ne sais pas, je t'avoue, Ally, j'ai pas la force d'aller les voir pour le moment. Demain, peut-être... Ils sont rentrés chez eux, leurs familles sont au courant. J'espère qu'ils vont recevoir du soutien de ce côté.

- Je pense que oui, dis-je, me voulant rassurante en songeant aux parents et à la sœur de Stair : il était quand même proche d'eux.

J'ignorais en revanche quelles relations Snoog entretenait avec sa famille. Il m'était toujours apparu comme très indépendant. Et je n'avais jamais eu l'occasion de voir ses parents, alors que j'avais aperçu la sœur de Stair à deux ou trois concerts.

- J'échange surtout des messages avec eux et Gordon veille également, poursuivit Jenna.

- Et Ruggy ? Vous avez des nouvelles ?

- Aucune amélioration. Il est toujours dans le coma. Je... Je ne l'ai pas dit aux garçons, mais je crains qu'il ne s'en sorte pas. Les blessures sont très graves. Il a eu un traumatisme crânien, sa colonne vertébrale était touchée... Je ne te fais pas un dessin.

- Oui, je comprends. Et le coma n'arrange rien...

Les quelques précisions données par Jenna avaient suffi : Ruggy, s'il se réveillait, serait handicapé à vie. A quel stade ? Physiquement seulement ou mentalement aussi ? C'était difficile à dire.

- Jenna, repris-je, je suis là si tu as besoin, si je peux faire quelque chose... Et Nora aussi. Elle t'envoie plein de pensées réconfortantes. Tu peux l'appeler aussi, elle me l'a dit. Elle n'ose pas trop en prendre l'initiative, mais elle est là.

- Merci, c'est gentil. Tu la remercieras bien de ma part. Promis, je l'appellerai aussi. Pour l'instant, je ne veux pas voir trop de monde non plus, j'ai besoin de me reposer. Je... J'ai beaucoup de mal à dormir. Je fais d'horribles cauchemars, j'imagine que Lynn a eu un accident à son tour et...

Et là, elle se mit vraiment à pleurer à chaudes larmes. Moi aussi. Rien que d'entendre mon amie sangloter au bout du fil, j'avais beaucoup de peine. Et j'imaginais bien sa peur, celle que Lynn, à son tour, ait un accident. Au fond de moi, je ressentais quelque chose de similaire : la crainte qu'il arrivât aussi quelque chose à Stair. Même s'il ne faisait pas de moto.

- Désolée, Ally... Je... Je vais te laisser. Faut que je me calme.

- Pas de souci. Tu me rappelles quand tu veux et tu sais que je suis là pour te soutenir et te changer les idées, enfin, faire n'importe quoi dont tu aurais besoin.

- Je sais. Merci beaucoup. N'oublie pas de faire la bise à Nora pour moi. Je te rappelle bientôt.

- D'accord. Bises, Jenna. Courage !

- Merci.

Et elle raccrocha.

Je demeurai songeuse après cet appel : aurais-je le courage de téléphoner à Stair ?

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