Chapitre 21 : Gordon

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Stair

- Faut qu'on r'prenne.

Mon regard était posé sur la guitare de Ruggy, accrochée au mur, à la gauche de la batterie. J'avais bien conscience des deux paires d'yeux qui me fixaient. Lynn et Snoog étaient avec moi, au local. Quelques jours plus tôt, nous nous y étions tous retrouvés pour la première fois, avec Jenna. Et le moins que l'on pouvait dire, c'était qu'elle ne nous avait pas ménagés. On serait passé dans un shaker qu'on aurait été moins secoué.

Mais elle avait raison : il fallait qu'on relance le groupe.

A mon retour chez moi, j'avais repris ma basse et joué des lignes d'accords, tranquille. Tout en réfléchissant à ce qu'elle nous avait dit. Elle avait rendu visite à Madame Ferew. Elle avait eu le courage de le faire, alors que moi, je m'en sentais incapable. Et Jenna avait ainsi appris que cette dernière se trouvait en grande difficulté financière, qu'elle avait été licenciée. Ruggy ne pouvait plus l'aider. Nous devions la soutenir, d'une façon ou d'une autre.

J'avais vite fait le point sur la situation et j'avais quelques propositions à faire. Aussi quand Lynn avait suggéré qu'on se retrouve juste tous les trois pour discuter, pour réfléchir à ce que Jenna nous avait dit, avais-je accepté tout de suite. Et je venais d'asséner ma première sentence : oui, il fallait qu'on reprenne.

- Ouaip, soupira Lynn. On n'a pas le choix. La part des ventes de l'album risque de ne pas être suffisante, à long terme. Ni pour la mère de Ruggy, ni pour chacun d'entre nous. On tiendra, mais pas longtemps.

- Yep, fit Snoog. Faut pas oublier qu'on a signé un contrat aussi... On est tenu d'le respecter.

- J'ai un truc à proposer, dis-je alors.

Les deux autres me regardèrent. Je poursuivis :

- Si on repart. Déjà, faut un guitariste. Ca... Gordon devrait pouvoir nous en trouver un. Ensuite, faut qu'on décide c'qu'on fait de l'argent. L'argent du premier album. On n'est plus que trois dessus. Pour le moment, on n'a rien changé. Mais on pourrait.

- Comment ça ? demanda Snoog un peu interloqué.

Je compris qu'il se demandait bien où je voulais en venir. J'expliquai alors :

- On pourrait modifier la répartition des parts. On laisse la moitié à la mère de Ruggy. Nous, on s'partage l'aut'moitié. Ca nous suffira pour tenir jusqu'au prochain album. Même s'il sort pas tout d'suite. Et après... Après, soit on continue comme ça, soit on peut lui laisser tous les droits. Sur l'premier album.

Snoog hocha lentement la tête. Lynn demeura silencieux, mais l'idée faisait son chemin dans son esprit.

- Pas bête, fit-il. Perso, ça suffira. Même si Jenna bosse pas. J'ai mis d'côté pour sa rentrée. Ses cours de moto sont payés. Et j'me suis racheté c'qui fallait aussi. Et vous ?

- Pas d'besoins particuliers, répondis-je. J'peux payer le loyer sans souci pour les prochains mois, donc...

- Pareil, fit Snoog. J'avais dans l'idée un nouveau tatouage, mais ça attendra. Y'a plus urgent.

- C'était quoi, ton idée ? fit Lynn, vivement intéressé.

- Une grande toile d'araignée dans l'dos, répondit notre ami avec un large sourire. Les filles détestent les araignées, mais elles kiffent grave les tatouages. Mélange attirance-répulsion...

- Ca fait presque le titre d'une chanson, lui suggérai-je.

Snoog me fixa :

- T'es pas con, toi. En plus, t'as raison. Faut qu'j'me remette à écrire...

- Moi aussi, soupira Lynn. Sauf que pas d'idées. Jenna pense qu'on a de quoi pour le deuxième disque.

- C'est pas faux, fit Snoog. Rien que Dark City, plus quatre-cinq autres qui tiennent la route et qu'on n'avait pas pu mettre sur le premier. No man's land, même s'il faut travailler la mélodie et les arrangements.

- Et c'que t'as écrit pour Ruggy, ajoutai-je.

- Oui, répondit Snoog d'un ton grave, le visage soudain fermé. Oui. Mais, là, les gars, faudra m'aider. Pour la mélodie et tout.

- On la f'ra ensemble, t'inquiète, fit Lynn.

Snoog hocha lentement la tête, son regard se perdit à son tour vers la guitare de Ruggy.

- Oui, on l'écrira ensemble, renchéris-je pour l'encourager.

- Bon, fit Snoog en se reprenant. On a fait l'tour ?

- Yep.

- On s'boit un coup dans un pub ? Ca nous changera un peu...

- Ok, répondit-on, Lynn et moi, en un bel ensemble.

On se rendit alors dans un pub, pas très loin. On se prit une pinte et on discuta de tout et de rien, mais surtout pas de musique, ni de ce que j'avais suggéré. Quand on se sépara, on était prêt à revoir Gordon.

Avec cette fois, des propositions à lui faire.

**

Gordon avait loué un bureau dans le centre de Manchester, pour être à notre disposition. Il se rendait régulièrement à Londres, mais demeurait la plupart du temps ici. On savait qu'on pouvait compter sur lui et l'appeler dès qu'on avait besoin. Il prenait aussi très régulièrement de nos nouvelles, restant en veille.

Il nous reçut deux jours après notre échange. Nous avions encore chacun réfléchi de notre côté et étions tombés d'accord. Lynn m'avait soufflé que Jenna trouvait que c'était une bonne idée. Alors, avec son soutien implicite, on pouvait donc y aller.

Gordon s'inquiéta d'abord de nous, puis de savoir si nous avions des nouvelles de Madame Ferew, du moins des nouvelles plus récentes que celles qu'il avait prises, quelques jours plus tôt. Puis j'embrayai direct, pas la peine de tourner autour du pot :

- C'est ok pour voir les gars que t'as à nous proposer, Gordon.

Il ne put retenir un soupir de soulagement :

- Bien. Et puis-je savoir ce qui vous a décidés ?

- La mère de Ruggy, répondis-je.

- Et Jenna, ajouta Snoog.

- On a cependant des conditions qu'on voudrait mettre au clair avec toi, avant, repris-je.

- Des exigences par rapport au futur guitariste ? demanda Gordon.

- En quelque sorte. Pas sur le plan musical, ça, on va voir ce qu'ils savent faire de leurs dix doigts, tes gars, répliqua Snoog. Non, on a pris une décision concernant les cachets du premier album.

- Ah ? fit Gordon, vaguement inquiet.

- La moitié des bénefs, c'est désormais pour la mère de Ruggy, asséna Lynn. L'autre moitié, on s'la partage tous les trois. Et dès qu'le deuxième album sort, on bascule cette part sur le compte de sa mère. En intégralité.

- Vous me dites que vous renoncez à vos droits sur le premier album ? fit Gordon en ouvrant de grands yeux.

- Elle est dans la merde, Gordon, gronda Snoog en se penchant un peu en avant, comme pour être bien entendu. Y'a qu'nous à pouvoir l'aider. C'est pas négociable.

- Je l'avais bien compris, répondit le producteur. De toute façon, le nouveau guitariste n'a aucun droit sur cet album... Vous faites comme vous voulez, après tout.

- Donc tu nous prépares le contrat qui va bien, dis-je pour conclure.

- Oui, je vais faire cela.

Et il tint parole. Quelques jours plus tard, nous signâmes l'accord, et les droits furent directement versés à Madame Ferew. A nous maintenant d'honorer notre propre engagement : reprendre le chemin de la salle de répétition et faire passer les auditions aux guitaristes que Gordon nous présenterait.

Ally

Les semaines avaient passé depuis l'accident de Ruggy. Je prenais régulièrement des nouvelles de Jenna et elle m'en donnait des garçons. Je m'inquiétais pour Stair, même si Jenna était surtout soucieuse pour Snoog, au fil du temps. Il semblait être celui qui avait le plus de mal à surmonter le choc.

Plus d'une fois je fus tentée de téléphoner à Stair, mais je renonçais toujours. En fait, je ne savais pas quoi lui dire. Que j'avais de la peine aussi pour eux ? Que j'espérais qu'ils s'en sortiraient ? Que le premier album était chouette et que c'était dommage de s'arrêter ainsi ? Tout cela me semblait bête et sans grand intérêt.

Je ne ressentais plus de colère vis-à-vis de lui, plutôt de la pitié de le savoir dans une situation aussi difficile. La musique, le groupe étaient très importants pour lui. Comme pour les deux autres aussi, d'ailleurs. Je ne minimisais pas cela du tout. Stair avait toujours fait passer la musique et le groupe avant toute chose, je le mesurais bien avec le recul. Et moi, je n'avais pas réussi à me faire une petite place dans tout cela, dans sa vie à ce moment-là. Parce que je n'avais pas su comment prendre les choses, comment m'intégrer dans le groupe. Je n'oubliais pas que Lynn était le seul à vraiment me parler, même après notre rupture, à Stair et moi. Lorsqu'ils passaient au Blue Limon, il m'avait toujours saluée et avait toujours échangé quelques mots avec moi. Snoog le faisait également, mais plus rarement : il était souvent occupé avec une fille.

Jenna s'en était mieux sortie que moi, elle avait réussi à être proche de Snoog et de Ruggy, ce qui n'avait pas été mon cas. Mais Lynn avait peut-être aussi agi différemment avec elle. Simplement parce qu'il était très sincèrement amoureux d'elle, alors que Stair ne l'était pas de moi. Et ça avait fait toute la différence.

Si, les premiers temps, Jenna sortit peu et qu'ils ne recevaient pas non plus de visites car Lynn ne voulait voir personne, nous nous revîmes cependant régulièrement par la suite. Elle n'avait pas encore repris à travailler, elle ne le ferait que lorsque Lynn irait vraiment mieux. L'album continuait à bien se vendre, la tournée avait porté ses fruits. Les rentrées d'argent, même encore modestes, étaient suffisantes pour leur permettre de vivre.

Jenna me donnait souvent rendez-vous dans un pub, à mi-chemin entre chez eux et l'école d'infirmières. Je la retrouvais toujours après les cours. En général, on se voyait le mardi, et ce, pour plusieurs raisons : je ne travaillais pas au Blue Limon ce soir-là, les cours finissaient à 17h. Et c'était un des jours où le pub était le moins fréquenté, nous étions donc tranquilles pour discuter.

C'était un soir de fin d'hiver, vers la mi-mars. J'étais contente de la revoir. Cela faisait maintenant plus d'un mois et demi que l'accident s'était produit.

- Alors, Jenna, comment ça va ? fis-je en m'asseyant face à elle.

- Ca va... doucement, me répondit-elle. Mais ça va. Et toi ?

- Ca roule... Nora te fait la bise, au fait. Faudrait qu'on se voie, toutes les trois, un petit peu. Ca te changerait les idées, non ?

- Oui, je reconnais que cela me ferait du bien. Cela m'aurait fait du bien aussi d'aller en cours... Bon, je n'y pense pas et je ne suis pas là pour qu'on s'apitoie sur mon sort, sourit-elle.

- Ok. Comment va Lynn ?

- Ca dépend des jours. Il commence à remonter la pente, moralement. Il y a encore des hauts et des bas, mais il reprend pied, petit à petit.

- Qu'est-ce qui te permet de le dire ? fis-je avec empathie.

- Bien sûr, il va souvent à la salle de répétition, il ressent le besoin de faire de la batterie, de taper sur son instrument... Il évacue des choses ainsi, m'expliqua-t-elle. Quand il rentre à l'appartement, il est plus calme, il discute normalement. Contrairement aux deux autres qui sont incapables de jouer ou de chanter. Snoog m'a avoué qu'il écrivait un peu, que ça lui faisait du bien. Il m'a dit que ce n'étaient que des bouts de phrases, que ça ne ressemblait à rien, mais je trouve cela encourageant.

- Tu lui as dit ?

- Oui, bien sûr. Je les encourage comme je peux.

- Fais gaffe à pas t'oublier dans l'histoire, Jenna, lui confiai-je alors avec affection. Ils sont attachants tous les trois, mais ils sont aussi capables de te bouffer toute ton énergie, surtout avec ce qui leur arrive.

- J'en ai bien conscience, je fais attention et... Et de te voir, là, c'est une façon de faire attention.

Elle me sourit et je pris mon courage à deux mains pour lui demander :

- Alors ça va, je suis rassurée pour toi. Et Stair ?

- Plus fermé. J'ai plus de mal à savoir ce qu'il ressent, ce qu'il pense. Il est secret, aussi.

Je hochai la tête : ce n'était pas peu dire.

- Et donc Lynn se défoule sur sa batterie ?

- Oui et... Enfin, on recommence à faire un peu de moto, tous les deux. Il m'a dit que ça l'aidait aussi à dépasser l'accident.

- Courageux, et un peu suicidaire quand même.

- Hormis quand il se rend à la salle de répétition, sinon, je suis toujours avec lui quand il en fait. Il a besoin que je sois là. Et puis... Il a suggéré que j'apprenne à piloter aussi, m'annonça-t-elle.

- Non ? fis-je en ouvrant de grands yeux. Et alors ?

- J'ai beaucoup hésité... C'était vraiment dur. Déjà, remonter sur la moto, avec lui, ça a été toute une étape pour moi, mais comme je te le dis, ça nous a aidés. Et j'ai donc commencé à suivre des cours. J'en suis au deuxième. Le plus dur, c'était le premier, vraiment. Là... J'ai toujours l'appréhension, mais le formateur a bien compris la situation, Lynn est toujours présent, à me regarder. Ca m'encourage. Au final, je ne sais pas si j'arriverai à piloter et à passer mon permis, mais ça me permet d'avoir moins peur quand je monte derrière lui.

- Hum, je vois. Tu es super courageuse, Jenna, vraiment, dis-je avec sincérité.

- Merci, Ally, tu sais... Je fais les choses comme je le sens. Et là, j'essaye surtout de tenir debout, de tenir le coup. Pour moi, pour Lynn, pour les garçons.

- Et sinon, alors, le groupe ?

- Je crois qu'ils vont reprendre. Ca leur ferait du bien aussi, pour dépasser l'accident, et je crois qu'ils sont en train d'en prendre conscience.

- Et ça, je pense que tu n'y es pas étrangère et que tu as réussi à les faire réfléchir sur ce point... dis-je.

- Je reconnais que oui. Mais la décision leur appartient, pas à moi.

Je demeurai silencieuse. Oui, la décision leur appartenait. Et j'espérais pour eux, pour Stair, qu'ils prendraient la bonne.

Celle de rejouer. De reformer le groupe.

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